Chapitre 29 : D'un insondable lapis-lazuli
[Du bleu, du brun et du rouge, pas mal de couleurs pour ce petit Sidoine]
Une silhouette se dessinait à l'angle de la rue.
Un peu ramassée sur elle-même, appuyée contre le muret, elle ressemblait à une bougie qui se serait éteinte.
Les mains enfoncées dans ses poches, Achille attendait. Son téléphone était resté silencieux un long quart d'heure et il patientait encore. S'il y avait bien une qualité que sa pratique artistique lui avait léguée, c'était bien la patience.
— Vous attendez quelque chose, jeune homme ?
Une vieille femme s'était arrêtée à la hauteur d'Achille pour le dévisager avec intérêt. En un regard, l'adolescent comprit qu'il n'avait pas affaire à un individu en quête d'attraction, de divertissement. Il n'était d'ailleurs pas d'humeur à se prêter aveuglément à cet exercice. Heureusement pour lui, la vieille femme, qui devait lui arriver à mi-poitrine, semblait intéressée, presque inquiète. Son chien jappa aux pieds d'Achille et renifla ses baskets.
— Une amie, répondit-il, d'une voix enrouée.
— Vous avez un hématome sur la joue. Elle doit vous soigner, votre bonne amie ?
— Je...
Un sourire échappa à Achille et le surprit presque.
— Ce n'est pas ce genre d'amie.
— Oh, je vois.
La vieille femme se hissa presque sur la pointe des pieds pour tapoter l'épaule d'Achille. Elle dit, d'une voix marquée par un fort accent alsacien :
— Vous ferez attention à vous. La bagarre ne résout rien, croyez-en mon expérience.
— Je sais.
Il n'avait pas voulu se battre, d'ailleurs. En pacifiste avéré, l'idée qu'il ait eu à se retrousser les manches le répugnait presque. Cela justifiait son temps de réaction trop important. Sidoine aurait pu en payer le prix. D'une certaine manière, il l'avait déjà fait. Achille avait tout juste eu le loisir d'apercevoir son visage réduit à un masque de terreur.
Et le ruisseau de sang qui s'écoulait de son nez jusqu'à sa bouche.
Achille se raidit. La main de la culpabilité étranglait son cœur avec une force insoupçonnée. Près de deux ans auparavant, il avait ressenti une émotion étrangement similaire. Lorsqu'il se demandait si ce n'était pas lui qui faisait fuir ceux qu'il aimait. D'abord son père, même avant sa naissance, qui avait résolu qu'il n'aimerait pas suffisamment sa progéniture pour l'élever, puis sa mère, qui avait été incapable de l'aimer assez, de l'aimer tout court, et enfin Sidoine, une première fois.
Achille frémit dans l'air mordant de cette fin novembre.
Il n'en supporterait pas une seconde.
— Tâche de rentrer avant la pluie, lui recommanda la vieille femme, avant de s'éloigner de son pas tranquille et traînant.
Le chien aboya comme pour ponctuer son conseil et ils traversèrent la rue.
L'attente ne fut plus si longue. Bien vite, les cheveux crépus de Jahia, qui s'étalaient autour de son visage comme un soleil – le seul de cette fin de journée orageuse – se dessinèrent à l'angle. Il ferait bientôt nuit et les réverbères s'allumèrent d'un coup, comme pour les désigner tous les deux.
Comme d'immenses projecteurs braqués sur eux.
Guerlain aurait sans doute trouvé cette comparaison inspirante. Achille se contenta de se rembrunir un peu plus. Il avait épuisé tout son courage et affronter Jahia lui semblait au-dessus de ses forces. Elle lui adressa un sourire de salutation.
— Désolée de t'avoir fait attendre. Mes parents, ils... bref. Ils aiment pas me laisser sortir sans raison la nuit.
Achille inclina le visage d'un air entendu. C'était délicat de leur part. Du moins l'imaginait-il. Sa mère s'était bien vite désintéressée de son sort. Trop rapidement pour qu'Achille ne comprenne ce que cela pouvait procurer, d'avoir un environnement stable et aimant. Cet entourage absent, ce cadre creux, avait encouragé un imaginaire frémissant tout en attachant le jeune garçon aux rares personnes qui l'entouraient. Des amis, au collège, qu'il avait trop rapidement placés au rang d'êtres indispensables à son bon fonctionnement. Il avait été incapable de relativiser, de donner à moitié ce qu'il possédait, d'aimer à demi. Souvent, Achille les avait fait fuir, ces rares connaissances, et il s'était retrouvé seul.
Cela avait cultivé une part paradoxale de sa personne. Une part humaine, faite de contradictions si tranchées qu'elles en étaient illisibles. Achille était un solitaire doublé d'un garçon profondément dépendant aux autres.
Peu à peu, il avait réussi à se faire violence. Il avait compris que ce fragment, ces séquelles que lui avaient légués ses parents – et que son parrain essayait aujourd'hui de soigner – n'étaient pas sains. Il était parvenu à établir un rempart entre lui et les autres, autant pour les préserver que pour ne plus souffrir à chaque fois qu'il perdait un camarade. Ce rempart avait tenu.
Jusqu'à Sidoine et Achille en venait à se demander si Sidoine n'avait pas vu juste. L'histoire n'allait pas se répéter, n'est-ce pas ?
— Il est enfermé dans sa chambre, lâcha Achille. De ce que j'en sais.
— Vous vous êtes battus ? s'épouvanta Jahia, l'éclat de sa peau noire ravivé par la lumière crue du réverbère.
— Non. Y'avait son oncle. Sidoine m'a ordonné de le laisser.
Jahia exhala un soupir avant de se pincer l'arête du nez. Achille se racla la gorge et son regard évitait avec application celui de la jeune femme. Il n'était pas fier de lui, d'autant plus qu'envoyer un message à Jahia revenait à lui léguer le problème. Presque à s'en débarrasser. Si la fuite pouvait s'avérer lâche, Achille savait que son geste l'était.
— Il t'a déjà parlé de son oncle ? demanda-t-il.
— Jamais. J'ai peut-être l'air d'avoir aucune délicatesse, mais il a jamais voulu me parler de sa famille. J'ai juste compris qu'il avait des rapports compliqués avec eux, mais...
— Il est pas très loquace, en convint Achille.
— C'est pour ça que tu m'as demandé de venir ? Tu veux que j'aille lui tirer les vers du nez. Y'a de meilleures places que celle-là, tu es au courant ?
Jahia oscillait entre un trait d'humour et quelque chose de plus grave. C'était la raison pour laquelle Achille ne doutait pas d'elle, pas une seconde. Elle était la mieux placée pour rejoindre Sidoine, d'autant plus que ses parents devaient être revenus depuis le temps, et qu'ils comprendraient plus facilement la présence de Jahia que celle d'un quasi-inconnu.
— Tu es son amie, plaida l'adolescent.
Jahia maugréa quelque chose, dans son écharpe d'un rouge vif. Ses pendants d'oreille s'agitèrent. Elle rechignait pour la forme, pour ne pas accepter trop vite. Elle était trop généreuse pour retourner la demande d'Achille, surtout qu'il s'agissait de Sidoine. Un mystère resté entier depuis leur rencontre, peu après la rentrée de seconde.
— Il est mon ami et je t'en dois une, concéda Jahia.
Il l'avait aidée à retrouver la trace de Sidoine, il n'y avait pas si longtemps.
— Merci.
Jahia soupira et un petit sourire ourla la commissure de ses lèvres. Achille comprenait pourquoi Sidoine tenait tant à sa compagnie, derrière ses efforts pour ne rien en laisser paraître. Cette fille était l'amie dont tout le monde avait besoin. Un roc, un soleil pour chasser les nuages des pensées, pour éclaircir l'humeur chaque matin. Achille se sentait un peu moins lourd.
— Où tu vas, toi ? demanda Jahia, décidée à cuisiner l'adolescent après être restée si longtemps dans l'ignorance.
Achille haussa les épaules et elle acta qu'il ne s'en tirerait pas à si bon compte. Elle leva les yeux au ciel, maudit ces garçons aussi loquaces que des tombes, et passa une main dans ses cheveux noirs.
— Sidoine t'apprécie beaucoup, tu sais, déclara-t-elle, d'une voix claire.
— C'est réciproque. J'ai pas besoin de plus pour le moment.
Il avait été habitué à l'idée d'aimer plus qu'il n'était aimé. Achille tenta un sourire maladroit. Jahia haussa un sourcil et pinça ses lèvres maquillées.
— Tu mens.
— Non.
— C'était pas une question.
Achille se tassa un peu plus contre le muret. Il ne sentait à la fois inquiet et furieux, impuissant et désespéré. Au milieu de tout cela, sa passivité le révulsait. Il ferma les yeux durant une longue seconde avant de souffler :
— Oui, peut-être. Je le connaissais déjà avant et ça s'est mal terminé.
— Tu as peur que l'histoire se répète.
Achille s'était efforcé de ne pas songer à cette possibilité pendant un temps, mais ce qui venait de se produire le forçait à reconsidérer ses positions. Qu'est-ce qui les empêcherait de reproduire le même schéma ?
Il avait suffi d'une parole de la part de Sidoine, d'un regard, pour qu'Achille tente de renouer avec ce garçon. Preuve qu'il n'avait rien appris, depuis la troisième. Sidoine lui avait signalé qu'il n'avait pas changé et Achille songea que ce n'était pas nécessairement un compliment.
— Ouais, admit-il, une saveur de cendres sur sa langue. J'ai peur.
Les épaules basses, Achille se sentait démuni. Cela s'ajoutait aux raisons pour lesquelles il avait contacté Jahia plutôt que de faire face seul.
Jahia porta sa main au visage d'Achille pour contempler l'hématome qui colorait sa peau hâlée. Elle esquissa une grimace.
Il arrivait aux héros de se blesser.
Cela se produisait parfois, même pour les plus fameux de ceux-là.
— C'est pathétique, pesta Achille, amèrement. Lui, il souffre pour de vraies raisons, et moi, je trouve rien de mieux que geindre dans mon coin. On aura tout vu !
— Je préfère ça plutôt qu'un vieux mec qui tape dans un mur dans un cri viril, le contredit Jahia. J'ai eu ma dose de mecs qui se sentent forcés de prouver leur supériorité par des moyens discutables.
Le visage excédé de Jahia faillit arracher un sourire à Achille. La masse compacte de ses pensées le rejoignit aussitôt, comme une marée noire, huileuse, répugnante. Il y avait bien longtemps qu'il ne s'était pas abandonné de la sorte à lui-même.
Peut-être bien depuis que sa mère l'avait exilé de sa région natale. Il se rappelait l'illusion perdue. Il ne s'était pas rebellé, il avait cru que ce geste était une manière déguisée de le protéger. Sa génitrice observait peut-être, pour la première fois, un comportement qu'Achille avait toujours recherché. Il s'était accroché à cet espoir, avant qu'il ne lui échappe, que les souvenirs de leurs disputes reviennent à la surface. Chaque déconvenue justifiait de violentes crises. Achille était la faute de tous ses maux. S'il n'était pas né, sûrement aurait-elle eu une existence moins misérable. En grandissant, une part d'Achille s'était réconciliée avec cette méchanceté gratuite et mordante. Sa mère essayait par tous les moyens de justifier ses échecs sans jamais imaginer qu'elle puisse en être coupable.
Achille était le coupable tout désigné.
Et il avait compris que quoi qu'il fasse, elle ne serait jamais capable de l'aimer. Les exploits n'y changeraient rien. Il l'avait compris lorsqu'elle lui avait demandé de partir la deuxième fois, pour commencer son année de première loin d'elle. Il avait tenu moins d'un mois avant de s'arracher à cet exil forcé.
Seul dans la rue, entre la flaque de lumière et les ombres qui s'embrassaient partout ailleurs, Achille ressentit la solitude logée sur sa peau. Comme un poison. Il n'avait jamais guéri finalement et le mal que lui avait légué sa mère serait peut-être plus difficile encore à repousser que celui de Sidoine.
Achille souffrait de la solitude de tous les héros.
— Tu devrais rentrer, intervint à nouveau Jahia.
Pourquoi tenaient-ils tant à ce qu'il rentre chez lui ?
Achille aurait pu répondre à cette question de lui-même, parce qu'il la détenait déjà. Il était seulement incapable de s'y plier.
Ses couleurs, il devait avant tout les recouvrer seul.
— Tu vas faire quoi ? s'enquit Achille.
— Improviser ? Guerlain fait ça mieux que moi, mais...
Jahia leva ses mains en signe de reddition. L'adolescent n'était pas d'humeur à plaisanter. Elle capitula :
— Ramasser les morceaux, je suppose.
Achille trouva cette métaphore des plus appropriées. Jahia ferait office de liant entre eux, de base solide. Elle s'en alla après avoir tapoté l'épaule d'Achille presque exactement comme la vieille femme un peu plus tôt.
Les premières gouttes de pluie réanimèrent une odeur vive. Elle remonta aux narines d'Achille qui s'activa pour errer dans Obernai comme une âme damnée.
Une goutte s'égara sur sa joue, là où l'oncle de Sidoine l'avait giflé.
Comme un baume sur sa peau douloureuse.
Comme une larme échouée, prisonnière de ses cils.
***
Sidoine était dos au mur, au sens très littéral du terme.
Il avait préféré le sol à son lit et avait à peine remué lorsque sa mère avait ouvert la porte. Elle paraissait presque désolée.
— Sidoine, l'appela-t-elle.
Sa voix résonna longtemps dans le vide de la chambre.
— Ton oncle vient de partir.
Il était son frère avant d'être autre chose et c'était d'ailleurs en vertu de ce titre qu'il avait cru posséder des droits sur l'existence de Sidoine. Ils s'étaient construit une bien étrange définition de la famille. Plutôt qu'en faire un havre, un espace sain et sécurisant, ils avaient déguisé les malentendus en sourire et les secrets en silences interminables. François n'avait pas contribué à créer une famille fonctionnelle, il avait ruiné ce qui les liait aux autres, à commencer par la confiance.
Et les liens de sang ne suffiraient pas à recoller les morceaux.
— Réponds-moi, l'implora sa mère, toujours immobile sur le pas de la chambre, comme si elle n'était pas sûre d'avoir le droit d'y entrer.
Sidoine humecta ses lèvres. Le sang avait dégouliné dessus et avait fini par coaguler, de son nez jusqu'à son menton. Louise jetait un regard épouvanté à la piètre allure qu'il s'imaginait sans mal. Un éclat de colère explosa soudain et Sidoine le relaya. Plutôt que de vomir au visage de sa mère son désespoir, qui avait eu le temps de se muer en rage, il articula :
— Tu n'as jamais voulu m'écouter.
Jahia arriva peu après. Louise n'avait pas eu le cœur à refuser l'entrée à son amie et elle s'installa à même le sol, entre Sidoine et le meuble. Leurs épaules se frôlaient et cette chaleur que Jahia partageait réconforta Sidoine. Juste un peu.
— Achille m'a demandé de venir, avoua-t-elle.
Sidoine ouvrit la bouche pour s'excuser, par réflexe, et Jahia le devança :
— Je t'interdis de t'excuser. Commence par m'expliquer.
Sans savoir pourquoi ce fut si aisé, Sidoine obtempéra. Il se perdit quelquefois dans son récit, déconstruit au point d'horrifier son sens aigu de l'ordre. Il se libéra de ce silence forcé et un autre silence succéda à ses aveux. Un pli barrait le front de Jahia qui absorbait difficilement. Elle semblait révoltée et son silence signifiait davantage : « laisse-moi le temps de digérer ».
— Tu pourrais m'aider ? demanda soudain Sidoine, après avoir respecté cet interminable mutisme.
— À quoi ?
De grosses gouttes s'écrasaient sur les vitres et bavaient jusqu'au rebord de la fenêtre.
— À fuir.
Un chapitre moins lourd, peut-être, et plus axé sur Achille et sur ce qu'il peut ressentir vis-à-vis de à quoi il vient d'assister.
Il a compris l'essentiel et la place qui lui revient est loin d'être facile. Pourtant, comment se plaindre quand on n'est pas la victime ? Il doit surtout trouver une place et si on peut trouver que la réponse est évidente, elle est loin de l'être. Si la place de l'entourage des victimes était une évidence, la situation des victimes elles-mêmes serait sûrement différente.
J'espère que le chapitre vous a plu, que vous appréciez toujours ce roman. J'attends toujours vos retours avec impatience (et un poil d'appréhension, évidemment).
Bises !
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