Chapitre 28 : D'illisibles éclats

[L'illustration pour Ivanie. Pas hyper satisfaite du résultat, mais en espérant qu'elle vous plaît :)]

Le crayon échappa à la main d'Achille et roula à ses pieds.

La sanguine suivit la même chute, interminable, comme si le temps distendu s'étirait jusqu'à se rompre.

Achille n'y prêta pas attention. En revanche, il ressentit l'ambiance s'alourdir, à la manière d'un gigantesque étau. Il observait l'intru sans comprendre, avec l'affreuse sensation d'être pris la main dans le sac. Il lui semblait avoir commis un acte inexcusable, bien que l'homme ne fût pas accusateur, mais plutôt détaché, nonchalant, comme le serait le propriétaire des lieux.

— J'ai interrompu quelque chose, on dirait, souleva-t-il, en guise de salutation.

Ces paroles brisèrent l'instant suspendu de silence mûr et le temps reprit son cours. Sidoine avait sauté sur ses pieds, prêt à attraper la plus petite occasion de se sauver. Il guettait l'encadrement de la porte et la forme imprécise de l'escalier qui menait à sa chambre, baignée par la lueur mourante du crépuscule.

Ce qui alerta Achille, plus encore que la tension qui écrasait ses épaules, fut l'expression de Sidoine. L'expression coulée sous un moule de terreur pure, si vive, si aiguë, en était douloureuse à regarder.

L'homme avait interrompu le portrait d'Achille d'une façon si brutale qu'il aurait pu piétiner le résultat de son esquisse que l'offense n'aurait pas été plus grande. C'était comme une énorme bavure, entre Achille et Sidoine. Ce dernier ne s'était pas encore refermé sur lui-même. Ses yeux appelaient au secours. Son corps tendu s'apprêtait à se plier à un réflexe de survie ancré dans ses gênes de proie. Sidoine implorait l'artiste de lui venir en aide, mais avant que celui-ci ne songe à obéir, la voix de l'homme, ferme sans être tonitruante, figea toute initiative :

— Mon garçon, tu ne nous présentes pas ?

Sidoine ouvrit la bouche pour protester, mais se ravisa. S'il existait une seule chance d'éviter les foudres qui l'attendaient, il passerait par n'importe quelle étape de cette discussion forcée. Sa voix, étouffée par sa gorge nouée, couina :

— Mon oncle, je te présente Achille. Achille, mon oncle.

— Enchanté, Achille.

Deux longues enjambées et François se trouva à la hauteur de l'adolescent qui se leva, un doigt glissé dans son carnet pour ne pas y égarer son œuvre. Très formellement, et selon un code qui semblait destiné à évaluer la virilité supposée d'Achille, l'oncle échangea une poignée de main avec l'ami de son neveu.

— François, précisa-t-il.

— Enchanté.

— J'ai affaire à un artiste ? demanda l'adulte, en désignant du menton l'objet qu'Achille tenait précieusement contre lui. Tu étais en train de le dessiner ? Ça t'ennuie de me montrer.

Les yeux de Sidoine roulaient dans leurs orbites tandis que ses paupières battaient furieusement, à un rythme qui imitait les martèlements de son cœur.

Achille ne voyait pas encore tout à fait le mal, mais il était méfiant. Il montra de mauvaise grâce l'esquisse inachevée de Sidoine en détaillant l'homme qui examinait avec soin le portrait. Il était aimable en tout point, semblait être le parent auquel on aimait se confier. Le genre de parent qu'Achille aurait voulu avoir à ses côtés et ce fut précisément ce point qui remit en doute le fondement de ce qui n'était, de toute évidence, qu'une façade.

Il y avait quelque chose de faux, dans ce sourire dessiné avec soin, dans cette bienveillance qui accompagnait chaque geste.

— Tu es doué, mon garçon.

— Merci.

Achille n'alimentait pas la conversation. Il espérait la voir s'essouffler le plus vite possible, à l'instar de Sidoine qui ne respirait plus.

— Non, vraiment. Je sais pas... Y'a un regard dans ton travail. J'y connais strictement rien au dessin, mais...

L'oncle parut chercher ses mots sans qu'Achille n'essaie de compléter ses dires. Il ne serait pas le premier à feindre de connaître l'art sur le bout des doigts, à feindre une connaissance aiguë du sujet. Cela, Achille pouvait le supporter sans broncher. Sa mère n'avait jamais reconnu une once de talent en lui, ni même une once de qualité, quelle qu'elle soit. Force de ce constat, il faudrait à l'adolescent des années de compliments pour qu'il puisse reconnaître qu'il valait mieux que l'indifférence de sa génitrice.

L'indifférence de sa génitrice et l'absence de son père.

Nonobstant l'oncle s'apprêtait à lui prouver – comme si Achille en avait ressenti le besoin – qu'il existait des présences néfastes, vicieuses, plus malsaines encore que l'absence.

— Oui, c'est ça ! triompha François, en claquant des doigts. Le regard de l'artiste, on le voit très bien, dans ton dessin.

Achille haussa un sourcil. Il n'était pas intrigué, pas exactement inquiet. Sidoine l'était assez pour deux. Et il avait toutes les raisons de l'être, tandis qu'il esquissait un mouvement vers l'encadrement vide de la porte.

— Un regard amoureux, c'est ça ?

Sidoine crut que son cœur s'était décroché. Dans un geste tout théâtral, il faillit presser sa paume contre sa poitrine. Comme si cela aurait pu empêcher son cœur de dégringoler jusqu'en bas de son ventre, après avoir saccagé ses entrailles. Il ne se retourna même pas pour apercevoir l'expression d'Achille. Surprise, horreur, indignation, peut-être de la colère. Sidoine se serait retrouvé dans cette colère, mais pour l'heure, il ne ressentait qu'une panique pure.

La colère viendrait couronner tout un enchaînement d'émotions et, contrairement au reste, elle laisserait une empreinte durable sur lui.

Sidoine avait fait le tour de son fauteuil pour aviser l'ouverture béante qu'offrait la porte. Il pouvait encore espérer courir et s'y engouffrer, quitte à abandonner Achille en priant pour que son oncle ne voit pas en lui une proie de substitution.

— Tu ne t'en vas pas déjà, Sidoine ? Tu m'as fait le coup la dernière fois.

L'oncle ne semblait pas souffrir de faire les questions et les réponses, de mener la barque seul. Il cultivait le malaise, conscient qu'il blessait Sidoine. C'était pour cela qu'il continuait, parce qu'il avait eu le loisir de comprendre que plus la plaie était profonde, plus la guérison serait lente. Cette fois, il pouvait même espérer que Sidoine ne s'en relève pas. Qu'il change pour de bon. Après deux échecs, l'adulte estimait avoir mérité un résultat comme paiement.

Si Sidoine était resté docilement ainsi, à suivre la conversation sans vraiment y prendre part, si Achille avait quitté les lieux sans accroc, l'échange se serait achevé autrement.

Sidoine pouvait sentir, en possibilité tangible, quasi certaine, la manière dont la discussion se serait poursuivie. Le ton aurait changé à l'instant où la porte se serait fermée. L'oncle se serait retourné sur son neveu, la rudesse aurait estompé toute trace de générosité affable. Il aurait déclaré qu'il avait vu juste sur son compte et Sidoine aurait eu droit à un discours interminable, plus violent que jamais, plus intransigeant aussi, et qui ne l'aurait pas laissé indemne.

Ils auraient toutefois pu s'en tenir là, sur les conséquences des paroles, sans qu'Achille ne soit mêlé à cela. C'était bien la dernière chose que Sidoine souhaitait.

Ainsi, il aurait pu répondre à son oncle qu'il avait besoin de se soulager aux toilettes. Il aurait disparu et l'échange s'en serait tenu là, sur un malaise épais, sur des non-dits aussi écrasants que ceux que Sidoine dénonçait.

Sa voix, presque râpeuse tant elle peina à se déloger de sa gorge, le surprit presque :

— Je ne veux pas te voir.

L'oncle ne parut pas stupéfait. Tandis qu'Achille devinait les grandes lignes de ce à quoi il assistait malgré lui, François resta fièrement ancré sur ses positions. Dans son discours, la présence d'Achille n'était qu'accessoire. Elle servait à asseoir son propos, ni plus ni moins.

L'adolescent était devenu un argument d'un discours auquel il ne prétendait pas adhérer.

— Tu t'es perdu, petit gars.

Et la voix de François claqua dans la pièce.

— Sûrement, oui, répondit Sidoine, faiblement. Je ne t'ai jamais demandé de me retrouver.

— Ton... copain avec. Je m'en fous de lui, de ses préférences, ça le regarde, mais toi... Toi, t'es comme mon fils, Sidoine, et j'ai toujours tout fait pour toi. Tant pis si tu me hais pour ça, mais je permettrais pas que tu te voiles la face à ce point.

— Qu'est-ce que vous racontez ? s'enquit Achille, d'une voix blanche. C'est quoi ce bordel ?

Son regard cheminait entre l'oncle et Sidoine. L'horreur croissait et il craignait de comprendre.

— Sidoine !

Une plainte lui répondit, à mi-chemin entre un sanglot et un gémissement pitoyable. Sidoine voyait la part la plus intime, la plus inacceptable, de sa personne révélée au grand jour.

L'oncle ressemblait à un de ces méchants des films. Achille n'avait pas envie d'y croire, parce que cela s'éloignait de sa perception de la réalité. Il n'avait pas envie de croire qu'un être humain puisse être aussi répugnant. Aveuglé par sa nature d'éternel optimiste, il se demandait s'il n'aurait pas pu voir la vérité plus tôt. S'il ne s'en était pas éloigné pour se préserver, lui.

François était fait de chair et de sang. Il était sérieux, et même plus que cela, et la nature de son discours n'en était que plus immonde.

Achille, les épaules basses, manqua de souffle pour gémir :

— Putain... Me dis pas qu'il a fait ça.

— Sors d'ici, mon garçon, trancha l'oncle, sèchement. Tout ça, ça regarde que la famille.

C'était précisément ce qui avait muselé Sidoine toutes ces années : la famille. La nécessité de la préserver, avant toute autre chose. Avant la survie personnelle, il y avait celle de ces inconnus qui prétendaient être ses parents.

— Fous le camp ! Sidoine et moi, on a à parler.

— C'est vous qui lui avez fait croire que c'était pas normal ?

La question avait échappé à Achille et elle prit François de court un petit instant.

— J'ai fait ce qu'il fallait faire pour m'assurer qu'il mènerait une existence normale, corrigea-t-il.

— Tu ne l'as pas fait pour moi, croassa Sidoine.

— Et pour qui d'autre, à ton avis, espèce de gamin ingrat ? J'aurais préféré que tu me ramènes une fille, moi, et que ta mère ait pas à me demander de t'éduquer. Y'a pas de manuel pour les gosses comme toi. Dans certains pays, on les tue, tu es au courant ?

— Et dans le nôtre, on risque de se faire casser la gueule à tous les coins de rue parce qu'un troupeau d'intolérants mal éduqués a rien trouvé de mieux à faire, gronda Achille.

— Je voulais t'épargner ça ! rugit encore François, à l'attention de Sidoine qui semblait se ratatiner sur lui-même.

Achille secoua la tête, incrédule. Il lui avait suffi d'une minute pour comprendre que cet homme n'agissait pas pour le bien de Sidoine, mais pour lui-même. Parce qu'il était comme Louise, obnubilé par les apparences, et de surcroît incapable de concevoir qu'un homme puisse commettre la faiblesse d'en aimer un autre.

— Il faudrait commencer par éduquer les gosses sur le sujet. C'est pas à votre neveu de s'en vouloir pour ce qu'il est. Y'a erreur sur la personne.

— Les choses sont comme elles sont, gronda François, pour la première fois à l'attention d'Achille. T'es qu'un gamin, un sale gosse moralisateur. Tu connais pas ces choses-là.

Achille eut presque envie de ricaner. Il n'avait qu'à constater les dégâts pour comprendre qu'il ne pouvait saluer aveuglément les interventions des adultes. Leur prétendue expérience ne les immunisait pas contre l'intolérance. Pas toujours, du moins.

L'oncle tourna le dos à Achille pour braquer son attention sur Sidoine. Le garçon n'avait pas eu le temps de fuir et il vacillait sur ses deux jambes, comme un faon pris sous les feux d'une voiture.

— Tous ces efforts pour rien. J'aurais pu refuser de te revoir dès que j'ai su que tu avais embrassé ce garçon, au collège, même par jeu. J'aurais pu dire à ta mère que tu étais qu'une erreur, qu'elle avait foiré ton éducation et qu'il y avait plus rien à faire. Tu te souviens de tes séjours chez moi, au moins ?

La bouche sèche, Sidoine n'entendait que les mots de son oncle et rien d'autre. Pas même sa propre respiration. Pas même les battements fous de son cœur.

— Je me souviens de tout. J'ai... J'ai rien oublié.

— Qu'est-ce que je dois faire, maintenant ? Te gifler, te cracher dessus, te refaire le portrait ? Je peux te garantir qu'il serait nettement moins plaisant que celui que t'as fait ton ami.

Sidoine aurait aimé puiser en lui la force de rétorquer. Il aurait aimé pouvoir signaler à son oncle que sa sexualité ne regardait personne d'autre que lui-même et qu'il n'avait pas le droit de s'immiscer dans des affaires aussi personnelles. Sidoine n'y arrivait pas. Dès que son oncle coulait sur lui ce regard, il se revoyait deux ans auparavant, dans la maison de campagne de cet homme, à essuyer les mots coupants, les gestes brutaux.

Dès qu'il sentait ce regard sur lui, il n'était plus sûr de rien. Il ne ressentait que le vide qu'il avait voulu combler de toute sa colère.

— C'est ce qui t'attend dehors. Je commence par quoi ?

Le bras de François fondit sur Sidoine. Il attrapa ses cheveux, à la base de sa nuque, et le fit rejeter le visage en arrière. Il aurait pu le traîner au sol, le baisser à hauteur de ses jambes pour défoncer son arcade sourcilière d'un coup de genou. L'oncle n'eut pas le loisir d'arrêter son choix sur l'une de ces possibilités. Emporté dans son élan, dans une rage qui avait tiré un trait sur sa lucidité, il aurait été prêt à détruire le visage de son neveu.

Il aurait été capable de devenir la conséquence qu'il voulait empêcher.

Une main s'abattit sur la jointure de son épaule et de son bras. Achille tentait de les séparer et il écopa d'une flopée d'injures.

— Lâchez-le.

La poigne d'Achille aurait pu broyer le bras de l'oncle qui ne put qu'obéir après avoir essayé de se tirer de l'emprise. Pris dans la bousculade, Sidoine reçut un coup qui heurta son menton et cogna son nez dans la foulée. Un goût de sang envahit sa bouche à l'instant où l'adulte cédait. La tension de sa nuque s'envola. Sans attendre d'autorisation, Sidoine se rua dans le couloir, trébucha sur une marche de l'escalier. Le sang goutta au sol, ruisselant de son nez. Le garçon se redressa dans la précipitation, avant de disparaître dans un ordre à peine articulé :

— Barre-toi, Achille !

La voix de François remonta alors jusqu'à lui :

— C'est jamais qu'un choix, mon garçon !

Ainsi, c'était Sidoine qui avait consenti à souffrir. L'oncle le désignait comme responsable.

Non loin du fauteuil gisait le carnet, abandonné au sol, ouvert sur un portrait inachevé.

Il n'y a pas eu de chapitre vendredi dernier et je m'en excuse, mais il se trouve que les résultats du concours Hachette sont tombés. Ou plutôt, non, parce que seuls les cinq sélectionnés étaient contactés et que je ne l'ai pas été. 

Je ne vous cache pas que j'ai rarement été aussi déçue. Je crois que je ne l'ai jamais autant été et ça m'a mis un énorme coup au moral, au point où j'ai douté d'un jour envoyé ce roman aux maisons d'édition. Je doute encore, d'ailleurs. De l'écriture, du moi-même, d'un peu tout. Mettons ça sur le dos de la lassitude après une grosse période de vide, à enchaîner les échecs et les refus, de plus de deux ans. J'aurais bien eu besoin d'une belle nouvelle, mais pas cette fois. 

Cette fois-ci n'a pas été la bonne. 

Passons au sujet du jour (moi et mes états d'âme, ce n'est pas forcément le plus intéressant) : le chapitre. 

Chapitre compliqué... Compliqué à écrire, même si j'ai aimé l'intensité (et que j'aime écrire les passages durs par excellence). J'espère que ça n'a pas été trop difficile à avaler. 

Cela peut vous donner une idée assez précise de ce que pouvait être le comportement de François à l'égard de Sidoine durant ses deux séjours chez lui et les horreurs qu'il lui a fait entendre, en plus du reste. N'hésitez pas à me donner votre avis. C'est toujours un coup de poker ce genre de passages, alors j'aimerais savoir ce que vous en avez pensé. C'est important pour moi de bien retranscrire le contenu du chapitre. 

Je vous dis à vendredi pour la suite !

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