Chapitre 27 : D'un ambre brut
[Pas présente dans ce chapitre, mais vous reconnaîtrez peut-être Jahia]
Le salon était à peine moins nu que la chambre de Sidoine lorsqu'ils y pénétrèrent. En couvant du regard la cheminée, les fauteuils, l'ameublement très sobre de l'ensemble, Sidoine réalisa que ce lieu aurait pu être réconfortant.
Un feu au cœur de l'hiver, la famille réunie autour pour se réchauffer, et quelques rires, quelques voix bienveillantes, pour couronner le tout. C'était vrai, ce salon aurait pu être plein de vie, gorgé d'agréables souvenirs.
Sidoine réalisa combien cette maison contenait une part crue de lui-même, aussi brute qu'une pierre extraite du sol. À la fois vide et saturée d'émotions, de frustration, d'une colère lustrée sous une couverture irréprochable.
Sidoine ne voyait que les faux semblants, le poids des silences, et l'apparente normalité à laquelle il fallait à tout prix se conformer.
— Comment je fais ? s'enquit-il, afin d'arracher son attention à ces pensées maussades. Je n'ai jamais... posé pour quelqu'un.
Achille ravala un sourire. Il devait avouer qu'il n'imaginait pas Sidoine servir de modèle.
— Je préfère ça.
— Pourquoi ? Tu veux te foutre de moi ?
Cela ressemblait à une contre-offensive. Il ne l'admettait pas, mais Sidoine était sur la défensive. Il n'aimait pas être poussé dans ses retranchements. Pourtant, il avait accepté. Achille n'avait même pas eu besoin d'insister et Sidoine n'était plus à une contradiction près.
— Je n'oserais pas, ça serait... un peu trop facile.
— Ce serait injuste.
Achille s'était approché, jusqu'à ce que la discussion que Sidoine avait tenté d'ébaucher, en guise de diversion, s'étrangle au fond de sa gorge. Il n'était jamais oppressant, il n'écrasait pas Sidoine de sa présence comme beaucoup l'aurait fait. Parce qu'il n'y avait que dans les romans qu'on pouvait trouver cela attirant et que le garçon n'aurait pas supporté qu'on le réduise au silence une fois de plus. Avec Achille, il avait son mot à dire, il avait le droit de protester, de lui demander de s'écarter, et il était persuadé qu'il l'aurait fait sans une hésitation. Il l'avait prouvé plus d'une fois, cet immense respect pour Sidoine.
Achille posa sa main à hauteur du nombril de l'autre et les muscles se contractèrent sous sa paume. Il guida Sidoine jusqu'au fauteuil et le laissa choir sur l'assise.
— Pourquoi tu tiens à me dessiner ?
— J'avais besoin d'un modèle vivant. J'ai voulu demander à Monsieur Schmitt, mais j'ai un doute. Tu crois qu'il aurait accepté ?
Sidoine grimaça tandis qu'Achille s'asseyait sur le fauteuil juste en face. Il tira un carnet à croquis de son sac de cours et feuilleta les dizaines d'esquisses rapides qui grisaient les pages. Du noir et blanc, pour chacun d'eux, parce qu'aucun modèle, aucun paysage, ne lui avait donné envie d'y ajouter une touche de couleur.
Achille songea qu'il avait esquivé la question de Sidoine. S'il l'avait choisi lui, plutôt qu'un autre, c'était avant tout parce que les paroles de son parrain l'obsédaient. Il avait besoin de retrouver ses couleurs, de se les réapproprier, après tout ce temps. Il réarrangea la vérité pour la simplifier. La présenter telle qu'il la pensait aurait troublé Sidoine et, plus égoïstement, Achille ne se sentait pas prêt à se mettre à nu. Il avait son propre chemin à tracer et il lui semblait que Sidoine était la pièce forte de cette reconstruction.
— Je me suis dit que tu ferais un bon modèle. Je sais pas, j'avais envie de te dessiner.
— Ivanie aurait été ravie d'être à ma place, fit remarquer Sidoine, l'air de rien.
Ces mots ne l'avançaient à rien. Ils étaient à inscrire dans le registre de ceux qu'on prononçait sans en tirer de profit, juste parce qu'ils nous semblaient utiles, sur l'instant, et qu'ils nous brûlaient la langue.
Achille extirpa un crayon de sa trousse, ainsi qu'une sanguine qu'il déposa sur l'accoudoir. Il osa ensuite un regard vers Sidoine avant de se relever. Il se dirigea vers son modèle, qui se faisait violence pour ne pas avoir l'air trop empoté, mais dont les efforts ne menaient qu'à un résultat moins fameux encore. Les épaules tendues, sa pose manquait cruellement de naturel.
Achille se planta devant Sidoine et demanda :
— Tu permets ?
— C'était peut-être pas...
— Tu auras l'occasion de regretter l'expérience quand tu auras vu le résultat et moi, je pourrai rentrer chez moi en me demandant si je devrais pas changer de passion. Avant ça, accorde-moi le bénéfice du doute.
Achille avait prononcé ces mots sans reprendre son souffle, sans déloger son regard de celui de Sidoine. Il n'y avait pas exactement de l'autorité dans ses dires, mais une nuance quasi suppliante.
— S'il te plaît ? tenta-t-il encore, devant le mutisme de Sidoine.
— Qu'est-ce que je dois faire ?
— Laisse-moi faire.
Achille s'accroupit devant lui et Sidoine se tassa sur le siège. Avant que la main puissante de l'artiste ne se pose sur lui, une cohorte de pensées l'assaillit. Une part de lui se révoltait pour ordonner à Achille de reculer, pour tempêter et pour hurler que cette proximité était malsaine, qu'elle n'aurait jamais dû naître. Sidoine se sentit coupable de ne pas repousser Achille avec une violence égale aux injonctions de son oncle.
Agenouillé devant Sidoine, l'autre entreprit de le manipuler avec soin. D'abord juste les bras qu'il allongea sur les accoudoirs en une pose décontractée. Ensuite, il s'humecta les lèvres tandis que son regard descendait sur les jambes effilées de son modèle.
— Tu m'autorises à te toucher ?
Sidoine acquiesça et les mains d'Achille s'activèrent, sans autre dessein que celui d'être professionnelles. Sidoine ne sut pas s'il leur en était reconnaissant ou non. Alors qu'Achille écartait légèrement ses cuisses, ses mains au niveau des genoux et pas plus haut, Sidoine n'observa aucune résistance. Il laissa même son crâne s'enfoncer dans le dossier moelleux du fauteuil. Achille fit courir ses doigts de part et d'autre des hanches du garçon. Sidoine décala légèrement son assise sous le conseil avisé de l'artiste.
— Est-ce...
Achille se figea, comme pris en faute.
— Je reste habillé, hein ?
Sidoine semblait véritablement inquiet. C'était, aux yeux de l'autre, le plus tordant. Il émit un son à mi-chemin entre le râle d'agonie et le rire étouffé.
— Hé, te moque pas. J'en sais rien, moi, j'ai jamais fait ça. Je dois pas me déshabiller, alors ?
— Nan, Sidoine, tu peux garder tes habits. On... On est pas sur ce genre de dessins-là.
Achille se pinça l'arête du nez pour ne pas éclater de rire. Sidoine avait viré au rouge pivoine et ses taches de rousseur se noyaient dans le cramoisi de sa peau, qui avait même enflammé ses oreilles. Il chercha à se déloger, à fuir une situation bien trop embarrassante à son goût. Achille l'attrapa à la taille d'un bras et appuya l'autre avant-bras à la base des cuisses de Sidoine pour le maintenir en place :
— Pitié, t'en vas pas. Je rigolais.
— Lundi, je dis à Schmitt que tu veux le dessiner, marmonna Sidoine, en guise de sentence.
— On est pas dans Titanic, plaida Achille, avec un peu plus de sérieux.
Il s'en voulut de songer qu'il aurait donné tout ce qu'il possédait pour recréer la scène où Rose laissait tomber le dernier rempart de vêtements sous les yeux de Jack. Il ne leur resterait plus qu'à espérer que la fin soit un peu moins malheureuse que celle du film.
— Achille ? demanda Sidoine.
— Mmh ?
— Quand tu as compris que tu... que tu étais pas comme les autres ?
Un pli barra le front d'Achille et il lui fallut une seconde de trop pour comprendre. Il avait toujours l'avant-bras pressé contre les cuisses de Sidoine qui avait cessé de se débattre. Il était encore à genoux devant lui et la proximité qu'ils entretenaient, complices et coupables, inspirait à Achille une tout autre forme d'offrande.
— Quand j'ai compris que je m'intéressais plus à Jack qu'à Rose, répondit Achille, de but en blanc.
Sidoine eut un mouvement de recul. Pour être honnête, c'était honnête, à la fois peu subtil et pas tout à fait exact. Cela avait été plus compliqué que cela, même si Achille n'avait pas eu à subir les injures d'un membre de sa famille. Reconnaître ce que la société dépeignait, au mieux, comme une différence – terme que l'adolescent jugeait barbare – était un parcours souvent long et tortueux. Achille avait compris, peu à peu, que c'était une évidence.
En fait, il s'intéressait autant à Jack qu'à Rose.
Achille ne retourna pas la question à Sidoine. D'instinct, il se doutait que cela ne serait pas bien accueilli.
— Tu ne vas pas t'échapper ? demanda-t-il, en désignant son avant-bras qui bloquait toujours Sidoine.
Ce dernier secoua vivement la tête et Achille le libéra. Il porta sa main libre au visage du garçon pour remettre de l'ordre dans ses cheveux châtains. Ses doigts redescendirent derrière sa nuque et la chair de poule dévala la colonne vertébrale de Sidoine. Lorsque la main d'Achille le quitta, il attrapa le poignet pour le retenir. Ce seul geste enflamma les sens de l'artiste qui se releva et se dressa de toute sa hauteur devant Sidoine.
Achille possédait un talent particulier, inexpliqué, pour le faire se sentir à la fois immense et minuscule.
Vénéré et insignifiant.
Achille posa son genou sur le rebord du fauteuil pour se pencher sur Sidoine. Il désirait de modeler son visage entre ses doigts. Il y dessinerait un sourire aussi lumineux que savait l'être sa présence à ses côtés. Achille savoura cette proximité quelques instants sans bouger, avec l'envie de recouvrir le corps de Sidoine du sien comme il l'avait fait le samedi précédent.
Il préféra saboter un peu plus son œuvre en ruinant la position qu'il avait essayé de mettre en place. Il fondit sur les lèvres de Sidoine après avoir goûté son souffle. Après avoir lu, dans le regard vert du garçon, une supplication. Après lui avoir demandé :
— Sidoine ?
— Achille.
Cela avait été le signal que l'artiste attendait. Le baiser dérapa quelque peu de la bouche de Sidoine, emporté par un empressement qu'Achille maîtrisait mal. Le chaos de son cœur entraînait avec lui ses pensées rationnelles. De toute manière, il n'avait jamais possédé l'esprit logique de Sidoine.
Sidoine, qu'il emportait d'ailleurs dans sa chute.
Le cœur de celui-ci tombait d'un étage à chaque fois que la bouche d'Achille recouvrait la sienne. Comme une lame chauffée à blanc sur sa peau, en dessous de sa peau, fourrageant dans ses entrailles.
Sidoine s'entendit gémir, tout bas, et Achille noua ses doigts derrière son crâne comme pour le dévorer. Il s'empêchait ainsi de laisser ses mains courir sur la peau de Sidoine, de découvrir ce qu'il brûlait d'honorer. Il n'y avait plus de maladresse, ou encore celle-ci avait été emportée par l'envie, par cette soif qui attisait la tension entre eux, tandis que Sidoine rejetait le visage en arrière pour s'abreuver de ce baiser.
Lorsqu'ils s'écartèrent enfin, mus par une impulsion aussi brutale que celle qui les avait emportés, Achille croisa le regard de Sidoine et faillit s'excuser. Le crâne enfoncé dans le dossier du fauteuil, son modèle semblait confus. Et peut-être un peu plus que cela. Achille se mordit la langue et délogea ses deux mains de la nuque de Sidoine. Ses doigts remontèrent toutefois le long des tempes et son pouce dessina une virgule jusqu'au grain de beauté.
Sidoine articula :
— Je ne bouge pas.
Achille eut un rire un peu nerveux, avant de déplorer :
— Je vais devoir tout recommencer.
Patiemment, il s'attela à la tâche, jusqu'à obtenir un résultat satisfaisant.
— Ne bouge plus, ordonna-t-il.
Il abandonna Sidoine sur son siège et se félicita lorsqu'il vit, après avoir retrouvé sa place sur le fauteuil, à une distance raisonnable, le spectacle qui lui était donné. Une rougeur persistante réanimait un éclat sur les joues de Sidoine et Achille se saisit de son crayon. Il s'empressa de tracer les premières lignes.
— Ivanie est belle, c'est vrai, déclara-t-il, sans interrompre les va-et-vient de son regard, entre son modèle et sa feuille.
— Tu n'aurais pas voulu la dessiner plutôt elle ? l'interrogea Sidoine, en tâchant de rester détaché.
— Non.
— Pourquoi ?
— Tu essaies de me faire avouer quelque chose ?
Sidoine resta superbement immobile. Achille acheva les limites de son visage. Il retailla l'angle aigu de sa mâchoire avant de croquer en quelques traits vifs l'essence du regard et l'expression de Sidoine. Sans l'idéaliser, il lui donna cet air un peu mélancolique, pas franchement facile à cerner, qui lui correspondait tant, avant de sculpter les mèches de Sidoine. Celles qui retombaient sur ses yeux et qui effaçaient son front.
Le silence s'éternisa.
— Elle ne m'intéresse pas, Sidoine, finit par admettre Achille.
— Mais elle, elle s'intéresse à toi.
Un pauvre sourire ouvrit les lèvres de Sidoine. Il n'égaya pas son visage et le cœur d'Achille se froissa dans sa poitrine. Ce sourire-là lui faisait curieusement penser à ceux de Guerlain. Tous les mêmes, car l'adolescent était trop habitué à les reproduire à l'identique pour songer à en faire des répliques plus réalistes.
— Plus maintenant, rétorqua Achille.
— Tu en es si sûr... ironisa Sidoine, un peu amèrement.
— Tu es jaloux ?
— Non. Elle te voit comme une récompense.
Le visage d'Achille se troubla. Il n'était pas d'accord. Ivanie le voyait comme une pièce manquante d'elle-même, comme l'un des rouages dont elle avait besoin pour fonctionner. Elle s'était érigée en personnalité indispensable à son vaste monde, mais au fond, c'étaient les autres qui lui étaient irremplaçables.
— On ne devrait pas la juger, déclara simplement Achille.
— Elle est ce qu'on peut faire de pire.
Elle représentait ce dont l'humain pouvait commettre pour assurer sa survie. Elle insupportait justement parce qu'elle prouvait l'existence de cette part inavouable qui subsistait en chacun. Accepter de regarder Ivanie en face, c'était surtout accepter de se regarder soi-même, sans hypocrisie.
— Peut-être, admit Achille dans un soupir. C'est peut-être aussi un peu notre faute. Elle ne serait pas comme ça si on ne l'avait pas jugée trop vite.
Sidoine s'humecta les lèvres. C'était plus confortable de blâmer les actes plutôt que d'en comprendre l'origine. Ces jugements hâtifs, il ne les connaissait que trop bien, et Achille venait de lui renvoyer en pleine tête l'idée qu'il puisse s'adonner à cet odieux divertissement, lui aussi.
Sans jamais cesser de dessiner.
— J'aimerais arranger les choses. Entre Ivanie et Swann.
Il n'y avait justement pas qu'elles, mais une multitude de personnalités qui gravitaient autour, à commencer par Louie, Guerlain et Simon.
Autant de figures hétéroclites qui se débattaient dans une immense arène. Sidoine imaginait des morceaux éparpillés d'un grand ensemble qu'on aurait brisé. Ils étaient les fragments éventrés d'une mosaïque.
Sidoine aurait pu appliquer la métaphore à lui-même. Ses morceaux gisaient à ses pieds depuis trop longtemps.
Sidoine se demandait si ce n'était pas la clé de tout, soigner les autres. D'autres l'avaient compris avant lui, Guerlain en particulier, qui avait tendance à s'oublier derrière ses actes d'apparence égoïstes. Il y avait, à l'inverse, Ivanie, qui brillait aux dépens des autres, à tout prix, et qui était, au fond, la plus à plaindre.
Achille s'empara de la sanguine et poursuivit son œuvre après avoir hésité un instant. Il doubla son trait au crayon de cette touche de couleur.
— Ce que tu as fait avec la prof d'anglais, c'est un premier pas, dit-il, au bout d'un long moment.
— Sûrement. J'ai pas encore regretté de l'avoir fait.
Achille souligna la pommette de Sidoine de cet orange qui s'approchait d'un rouge terreux. Il releva la tête et, au bout du salon, se dressait une silhouette. Ce n'était pas Louise, mais un homme qui les observait sans un mot. Achille manqua de sursauter et Sidoine remarqua que le regard de l'artiste s'échouait derrière lui. Il se retourna très lentement, comme s'il sentait la menace s'annoncer.
La peur d'Achille ne fut rien face à celle qui inonda Sidoine. La terreur brute se coula sur son visage. Le garçon prit conscience de tous les éclats de sa propre mosaïque.
Répandus à ses pieds, offerts au sol, prêts à être piétinés à nouveau.
C'était la parenthèse de douceur... qui vient de prendre fin, il semblerait.
J'ai adoré écrire ce moment où Sidoine prend la pose et devient la muse d'Achille. J'ai tendance à préférer ces passages assez softs aux ébats passionnés. Même si j'imagine que certains d'entre vous apprécieraient de lire ce genre de contenus... Eh bien, peut-être. L'histoire nous le dira ;)
Je vous souhaite une belle semaine. Bises !
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