Chapitre 26 : D'une couleur sale
[Je ne les avais jamais dessinés ensemble... la qualité photo est mauvaise, mais voici une petite compo avec Sidoine et Achille]
Achille pénétra dans la maison de Sidoine comme l'on pénètre un sanctuaire.
Avec la déférence qui est due.
Comme si, au sein de ces murs, de l'anatomie confortable de la bâtisse, la figure divine arborait les traits de Sidoine. Comme s'il remplaçait les colombages qui donnaient son caractère à la façade par des colonnes corinthiennes pour gravir les marches, le corps oint d'huile, les bras débordant d'offrandes.
Achille laissa Sidoine le guider à l'intérieur pour refermer la porte derrière eux. Le geste soigneux semblait rabattre les battants d'un secret sur eux.
Sidoine se planta dans l'entrée. Il ne paraissait pas avoir réfléchi à la suite, à la conduite à adopter pour déboucher sur une activité à laquelle il n'avait pas pensé non plus. Sidoine avait seulement voulu passer un peu plus de temps avec Achille, à l'abri des regards de préférence.
Il tenta de se justifier, plus maladroitement encore, les joues empourprées :
— Je suis désolé. J'ai... pas vraiment l'habitude d'inviter des amis ici.
— Tes parents veulent pas ? s'enquit Achille, qui n'avait jamais les pieds en ces lieux.
— Si, ma mère s'inquiète, justement.
Sidoine haussa les épaules. Achille ne s'intéressait pas aux réponses. Du moins le pensait-il, car il avait bien compris qu'il lui donnait la réplique pour désamorcer le malaise, pour l'aider, et il lui en fut reconnaissant. Il n'y avait qu'Achille pour faire preuve d'une telle délicatesse et, surtout, pour la présenter de sorte à ne pas en tirer tous les honneurs. Avec une humilité digne d'un fidèle devant la figure sacrée, oubliée, qu'il était venu adorer.
— Et Jahia, elle ne vient jamais ?
— Si, bien sûr, elle...
Sidoine chercha ses mots. Jahia ne demandait pas l'autorisation, ou alors le faisait-elle juste lorsque les parents de son ami étaient présents. Lorsqu'ils étaient seuls, elle ne restait pas sur le seuil de la porte, elle abandonnait son manteau sur le canapé et allait se servir elle-même un jus de fruits. En un mot, elle agissait en territoire connu, presque comme si cette maison était la sienne.
En un sens, elle aidait Sidoine. Son aisance à s'adapter à son environnement, en plus de son attitude pétillante et son énergie inépuisable, inspirait son ami. Elle le faisait se sentir un peu plus chez lui, entre ces murs.
— Elle a l'habitude de venir, alors elle s'embarrasse pas vraiment de la politesse.
Sidoine s'éclaircit la gorge. Il remit de l'ordre dans ses pensées et réalisa qu'Achille était toujours encombré de sa veste.
— Tu veux peut-être te déshabiller... avança-t-il.
La figure d'Achille s'allongea et Sidoine prit conscience du sérieux double sens de ses propos. Il en tira une forte envie d'éventrer le plancher pour creuser la terre et s'y enterrer. Achille balaya les remarques qui lui vinrent à l'esprit. Il entreprit de dénouer son écharpe de son cou. Sidoine le laissa abandonner son manteau noir et ils gravirent ensemble les marches qui menaient à sa chambre. Il y avait quelque chose d'assez solennel dans cette introduction et, lorsqu'il présenta la pièce, sobrement établie et composée d'un lit, d'une étagère, et d'une absence de décorations superflues, Sidoine eut le sentiment d'en faire trop.
Il n'avait eu que peu de fréquentations masculines au lycée. Chaque fois qu'il se rapprochait d'un garçon, dans une initiative purement amicale, Sidoine était rappelé par les propos de son oncle.
— Retourne te changer.
Le regard de Sidoine retomba sur ses vêtements. Il ne leur trouva rien de problématique, rien qui ne justifierait l'œil critique de son oncle.
— Choisis des habits d'homme.
Sidoine n'avait jamais eu pour habitude de se dresser face à une forme d'autorité. Il ne répondait pas aux profs et ne reprenait jamais personne, même lorsqu'il pensait un point de vue erroné. Il ne savait pas ce qui gênait tant, son t-shirt uni ou son pantalon qui moulait un peu trop ses cuisses.
Ce jour-là, il ne comprenait ni sa présence dans la maison de son oncle pour un séjour qui promettait d'être long ni la dureté des paroles qu'il recevait. Le tout, sous couvert d'une bienveillance dont il discernait mal les limites.
— Tu ne comprends pas ce que je te reproche, pas vrai ?
— Non.
— T'es en train de devenir un homme, Sidoine, et tu as passé une partie de ton enfance sans père. C'est aussi de ma faute, j'aurais dû me douter que ça te perturberait, mais ce que tu penses des autres garçons, c'est... dangereux.
Dangereux et anormal, inacceptable et répugnant.
— C'est qu'une phase. J'ai un bon ami qui avait un fils comme toi et il est marié, aujourd'hui, rangé avec une femme et deux enfants. Tu as pas à avoir peur, on peut encore faire quelque chose.
Le souvenir de Sidoine n'était pas aussi précis qu'il le devrait. Il se rappelait le regard incisif de son oncle sur sa peau. Comme une morsure.
— J'ai aussi un collègue qui a fait appel à un pasteur pour son môme. Il a eu le droit à la totale : exorcisme, prières, et j'en passe ! Je crois pas en Dieu et ces conneries de fanatiques. J'aimerais pas en arriver là, crois-moi. Toi non plus, pas vrai ? Je te demande juste des efforts. Tu suis mes indications, gentiment, et tu pourras rentrer.
C'était ainsi que cela avait commencé, par des compromis, par des menaces voilées. Le premier séjour avait employé ce que l'oncle qualifierait ensuite de manière douce. La suite verrait aux menaces s'ajouter quelques coups perdus, quelques bousculades. Rien de méchant, de l'avis de François, rien qu'un homme ne saurait endurer.
— Il faut que tu t'affirmes, mon garçon. Ta mère s'en veut d'avoir été trop laxiste avec toi, alors tu vas coopérer, d'accord ? Quand tu rentreras à la maison, elle aura plus de souci à se faire avec toi. Tu veux bien faire ça pour elle ?
Sidoine acquiesça lentement, le cœur un peu lourd.
— Ta mère m'a raconté pour le garçon.
— C'était rien, assura Sidoine.
Et il aurait presque aimé le croire.
— C'est pas rien, ça, Sidoine. Crois-moi, je dis ça pour toi, pour te protéger, et parce que ce que tu as fait, c'est pas juste embrassé un pote. C'est un truc de tapette, Sidoine, et t'en es pas une, entendu ?
Son oncle soutenait que les garçons devaient être des amis, des camarades, des frères, et en aucun cas davantage.
Et, derrière la violence de ces mots, le plus douloureux restait encore l'hypocrisie qui les voilait. Car son oncle semblait sincère, lorsqu'il parlait de le protéger.
Sidoine se rappelait avoir souvent scruté son apparence et s'être demandé s'il faisait suffisamment homme, s'il ne décevait personne. De même, chaque fois qu'il approchait un garçon, il craignait que son intention, pourtant amicale, ne soit biaisée par cette chose qui grandissait en lui. Cette attirance pour la gent masculine.
Sidoine chassa les vestiges de sa mémoire qui le hantaient en cillant à plusieurs reprises.
— C'est... très rangé, commenta Achille, en détaillant la pièce.
— J'ai une certaine obsession pour l'ordre.
Achille en avait gardé un net souvenir et, en effet, rien ne dépassait. Aucun habit ne traînait au sol, aucun cahier n'était étalé sur le bureau, et Achille admira la collection de timbres, disposée dans un cadre, de Sidoine.
— J'avais cru remarquer, souffla Achille, presque par réflexe.
Il s'approcha pour inscrire dans sa mémoire tous les détails de cette chambre qui semblait presque trop lisse pour être véritablement occupée. La bibliothèque débordait d'ouvrages historiques, avec une nette préférence pour l'Antiquité. Sidoine aimait comprendre comment les événements s'étaient écrites, comment la société avait pu évoluer, comment les hommes avaient changé, comment les choses fonctionnaient.
Sidoine s'intéressait aux rouages de ces âges et Achille préférait se pencher sur ces millénaires en se basant sur une autre approche. La trace artistique qui le passionnait était plus personnelle, plus humaine, moins globale. C'était à la fois plus modeste et plus ambitieux.
Lorsqu'Achille se retourna, il se retrouva nez à nez avec Sidoine, qui en avait profité pour se rapprocher en toute discrétion. Pour tester ses limites, pour observer celles d'Achille, pas tout à fait sûr d'être prêt à les briser. Il se trouvait dans un instant décisif, où il se devait de faire un choix, et il n'avait rien d'anodin. Il se savait enhardi par les lieux, mis en danger et rassuré par un cadre qu'il connaissait bien.
Sidoine dévisageait Achille, avec une curiosité pas très assurée. Il oscillait entre deux extrêmes, entre l'envie de poser un terme à ce qu'ils avaient engagé tous les deux, pas tout à fait par erreur, et un autre désir. Sidoine n'avait plus suffisamment de colère en lui pour tempêter, mais il pouvait encore repousser Achille, le jeter hors de ce qui devait être, à ses yeux, un temple.
Et Sidoine la divinité à vénérer.
— On n'en a jamais reparlé, fit-il remarquer.
— Reparler de quoi ?
— De... De la soirée. Enfin, de la manière dont ça s'est conclu.
— Du baiser.
Les yeux de Sidoine papillonnèrent. Dehors, le crépuscule étalait ses couleurs vives et criardes pour déposer de petites touches chaudes sur la figure de l'adolescent. Achille mourait d'envie de croquer son visage, d'immortaliser le doute et la vaste palette d'émotions que Sidoine trahissait.
— C'est vrai, admit Achille. J'ai pas eu le courage de t'entendre me dire que... que tu avais trébuché sur mes lèvres.
Sidoine eut un rire bref. Il n'avait aucune chance de jouer la carte de l'accident.
— Je suis tombé, accorda-t-il, avec une nonchalance peu crédible.
— Je peux tomber aussi.
Tu me rattraperais ?
Le regard d'Achille creusait la peau de Sidoine avant que, lentement, son corps suive le mouvement de ses yeux. Il avait une offrande à rendre.
La main d'Achille descendit et attrapa la hanche de Sidoine, comme pour le retenir. En réalité, Sidoine eut tout le loisir de s'échapper, car l'autre s'attarda un long moment à un fil de ses lèvres.
— Sidoine ? s'enquit-il, d'une voix chevrotante.
Sidoine ressentit une faiblesse terrible courir sous la peau d'Achille. Une peur colossale, un mélange d'hésitations et de certitudes. Son nom prononcé ainsi, sur ce ton, bouleversa Sidoine qui entrouvrit les lèvres. Achille les recouvrit des siennes et, cette fois, il n'y eut pas de doute possible.
Sidoine savoura le goût du baiser, la chaleur de la main d'Achille sur sa hanche, et la caresse de ses doigts qui remontaient le long de sa colonne vertébrale pour s'accrocher derrière sa nuque. Une chaleur piquante se logea entre les reins de Sidoine tandis qu'Achille approfondissait le baiser pour mieux le goûter. Lui vinrent des gestes impensables, comme rejeter le visage en arrière, laisser se libérer le gémissement coincé en travers de sa gorge.
Sidoine préféra reprendre son souffle, le rouge aux joues. Il ne voyait que la figure d'Achille, avec ses cheveux de fauve qui retombaient dans le creux de ses épaules. Sidoine avait eu un élan de peur soudain en interrogeant les sensations qui animaient son corps. Le désir se précisait, aussi impérieux que Sidoine en avait peur.
Achille, seul rempart solide, s'éclaircit la gorge, bien plus troublée qu'il ne saurait l'admettre, pour s'enquérir :
— Je peux te demander quelque chose ?
— Oui ?
— Ça va te paraître bizarre, mais est-ce que tu accepterais que je te dessine ?
Les yeux de Sidoine s'arrondirent. Il avait pu appréhender n'importe quoi, mais il n'aurait pas pu imaginer une telle offre.
— Tu voudrais que je sois... ton modèle ? hasarda Sidoine.
L'idée lui sembla décalée, mais pas tout à fait éloignée du vrai visage d'Achille, loin du portrait du garçon destiné à être populaire auprès de ses camarades.
La bouche d'Achille chemina, de l'angle de sa mâchoire à ses pommettes, en passant par son nez et par la courbe tendre de ses lèvres. Il effleura les contours de ce visage, comme prêt à s'adonner à une tout autre sorte d'art.
Si Sidoine l'y avait autorisé, il aurait délaissé ses crayons. Il aurait troqué un art pour un autre.
Pour l'heure, dessiner les courbes de sa figure pour les apprivoiser lui semblait être un honnête compromis.
Sidoine acquiesça et proposa à Achille de descendre dans le salon, où ils seraient plus à leur aise. Avant de se diriger vers la porte et de récupérer son sac, Achille souffla un baiser sous l'œil de Sidoine, là où disparaissait, dans le pli des cernes légers, un grain de beauté.
Alors qu'ils descendaient les escaliers, le téléphone de Sidoine, abandonné sur son bureau, s'alluma pour afficher un message. Louise indiquait :
Ton oncle passe aider ton père à réparer la machine à laver. Il a les clés, je lui ai dit que tu serais là.
Sidoine avait déjà quitté la pièce et le téléphone s'éteignit à nouveau.
— Efface-moi ça !
La porte claqua au visage de Sidoine qui se tortillait, comme si un feu le consumait de l'intérieur. Il avait adopté la même attitude, quelques minutes auparavant, pour masquer l'érection naissante qui déformait son pantalon. Cela n'avait pas empêché son oncle de se décomposer et de tempêter. Pour la première fois, il avait levé la main sur lui avant de le tirer brutalement vers la salle de bain.
Le film qu'ils avaient visionné dans l'après-midi n'aurait pas dû être une épreuve. Le personnage masculin, aussi lisse et inintéressant soit-il, avait éveillé en Sidoine ce que son oncle entendait faire disparaître. Un penchant inacceptable.
Le souffle court, Sidoine psalmodiait :
— Non, non, non...
Il abandonna ses habits, un à un, en s'empêtrant à moitié dans son pantalon. Il retira son caleçon sans un regard pour son intimité traîtresse. Sans une hésitation, il entra dans la douche, dirigea le pommeau droit sur lui, et régla la température de l'eau au minimum. Les premières gouttes piquèrent sa peau. Sidoine se laissa glisser contre la faïence froide et enlaça ses bras comme pour se réchauffer, pour se rassurer.
Au début, son oncle n'avait pas expliqué sa démarche. Il s'était attaqué aux choix de Sidoine, à son attitude, à tout ce qui était à sa portée. Il était un homme et un homme ne détournait pas le regard, un homme ne se rongeait pas les sangs pour de menus détails, un homme entrait dans une pièce en conquérant, parlait fort, et restait ancré sur ses positions, coûte que coûte.
Un homme ne pleurait pas, ne se plaignait pas, exécutait la plus petite forme de faiblesse, et triomphait de tout, y compris de lui-même.
Les intentions de son oncle s'étaient précisées et Sidoine était un garçon trop intelligent pour ne pas comprendre. On voulait le changer, le reformater, faire de lui quelqu'un d'autre.
Parce qu'il y avait cette part de lui, cette couleur qui l'enveloppait comme un baume, comme un parfum, qui déplaisait.
Il y avait cette part de lui qui dérangeait.
Le deuxième séjour avait été bien plus terrible que le premier. Il y avait eu les jeûnes, les séances de sport à l'aube, les longues conversations au cours desquelles François réclamait des détails sur la vie intime de son neveu. Entre les deux séjours, s'était-il touché en pensant à un garçon ? Avait-il revu Clément, l'adolescent qu'il avait eu le malheur d'embrasser ?
L'oncle ne permettrait plus l'échec. Il éradiquerait ce penchant hideux, ne serait-ce que pour se prouver qu'il le pouvait. Qu'entre ses mains, Sidoine était manipulable à souhait.
Brisable en une infinité de morceaux.
Sidoine se mit à sangloter, de plus en plus fort, jusqu'à oublier comment respirer. Il s'effondra sous l'eau glacée de la douche en tremblant. En transgressant toutes les règles infondées auxquelles il se pliait.
En maudissant ce corps, cet être, la colère vit le jour. Elle fleurit au creux de ses entrailles saccagées.
Alors, en voulant faire de lui un homme, son oncle le dépouilla de ce titre.
Vous sentez arriver les problèmes, ou pas ?
J'espère que le petit passage plus doux, en début de chapitre, vous aura plu. J'essaie de mettre de l'eau dans mon vin... Non, je plaisante, j'aime bien aussi écrire ces petits moments ;)
Merci pour votre lecture. Prenez bien soin de vous, de vos proches, profitez d'eux, et je vous embrasse !
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