Chapitre 25 : D'une fascinante améthyste

[Après Ivanie, voici sa soeur, avec les mêmes couleurs : Louie.]

Swann rasait les murs, au sens littéral du terme.

La récréation avait touché à sa fin et elle avait attendu que les retardataires aient rejoint leurs classes respectives pour traverser les couloirs déserts. Son esprit logique, purement scientifique, et parfois un peu rigide, avait trouvé cette parade d'une redoutable simplicité. Elle n'était pas la première à se cacher dans un coin du lycée et à y attendre, le cœur battant, la fin de cette tradition barbare qu'incarnait la récréation.

Elle n'était pas juste là pour aérer les esprits, mais pour offrir aux uns et aux autres le plaisir de se défouler, de faire du bruit ailleurs qu'à l'intérieur des salles de classe. C'était à se demander à qui cela profitait le plus : aux élèves ou aux enseignants ?

Swann prit le chemin des salles d'art. Sans être spécialisé dans ces disciplines, le lycée Charlemagne proposait une variété alléchante de domaines, avec notamment le théâtre, les arts plastiques et le chant. Swann ne s'y intéressait pas et avait été bien heureuse de se débarrasser de ces matières à son entrée en seconde. Ainsi, elle empruntait ces couloirs pour ce qui semblait être la première fois. Elle croisa un élève, une pochette calée sous le bras, et il lui adressa un sourire. Cela étonna tant Swann qu'elle ne réussit pas à lui répondre à temps. Son bonnet toujours enfoncé sur son crâne, au risque de s'attirer les foudres d'un autre surveillant, elle poussa l'une des portes en espérant ne pas s'être perdue.

Elle y découvrit d'abord Guerlain, assis sur le bord de la scène qui dominait la pièce presque vide. Il n'était pas seul et Swann se figea sur le seuil lorsqu'une fille, dont les dreads retombaient jusqu'au milieu de son dos, se retourna. Elle ne s'interrompit pas, mais son attitude se troubla, tandis qu'elle achevait sa courte tirade.

— J-Je suis désolée, je repasserai plus tard, balbutia Swann, la main bloquée sur la poignée.

— Attends, la retint l'adolescente, en agitant son texte. Je dois y aller de toute façon.

Elle ajouta, à l'intention de Guerlain et de ce qui devait être un public imaginaire :

— J'apprends l'acte II scène 5 pour mardi.

— Et tu demanderas à Delphine de venir !

L'adolescente acquiesça, tourna les talons et la porte se referma sur Swann.

— Je ne voulais pas vous interrompre, se justifia celle-ci.

— N'en fais pas un drame, Anne. Tu as juste écourté une répétition. Tu n'as qu'à me donner la réplique et on sera quittes.

Guerlain semblait jubiler. Cette perspective le ravissait, d'autant plus qu'elle épouvantait Swann. Les yeux de l'adolescente roulèrent dans leurs orbites et Guerlain songea qu'elle savait se montrer expressive, lorsqu'on la poussait dans ses retranchements.

— Tu avais quelque chose à me dire ?

— Non.

Swann passa sa langue sur ses lèvres asséchées par la morsure du vent qui s'était levée depuis quelques jours et grimaça. Parfois, elle se faisait coupante, sans le vouloir, comme si chaque part de cette personnalité dont elle ne connaissait pas les limites tendait à s'accorder vers cette rigueur stricte et impersonnelle.

Guerlain ne s'en offensa pas. Au contraire, son sourire s'élargit. Décidément, Swann était surprenante.

— Je venais te rendre la robe de ta sœur, ajouta-t-elle, dans un souffle précipité.

Ce faisant, elle extirpa la robe de son tote bag, encore pliée, et enveloppée dans un sac en carton. Elle la tendit à Guerlain qui s'en saisit, un peu étonné :

— Je ne pensais pas la revoir un jour, celle-là.

Il haussa les épaules :

— Ma sœur n'aurait peut-être même pas remarquer sa disparition.

— Je n'étais pas censée la lui prendre, rétorqua Swann, en se tordant les mains. Alors, je devais...

— Elle s'en serait passée, tu sais, et elle t'allait bien, cette robe.

L'adolescente se tendit, assez pour que Guerlain s'en aperçoive. Son sourire faiblit un peu et ils eurent, l'un pour l'autre, un regard étrange. Un regard qui en disait long, qui excusait, qui comprenait, qui se reconnaissait. Swann aurait aimé lui avouer qu'elle enviait son courage, plus que tout au monde. Elle aurait aimé puiser en elle une empathie suffisante à cela, mais elle ne savait que s'excuser, parler tout bas, et réussir. Le reste semblait hors de sa portée, trop loin d'une éducation tournée vers l'individualisme et le succès.

Pourtant, Swann posait sur Guerlain un regard différent. Il n'était plus le garçon souriant, provocateur, au verbe acéré et qui, contrairement à elle, osait tout. Il était ce garçon auquel on ne laissait pas le choix, qui endossait ce rôle à l'instar de ceux qu'il incarnait lorsqu'il grimpait sur les planches. Ce rôle-là était seulement plus inconfortable, car trop réel.

Swann comprit soudain pourquoi il tenait tant au théâtre. Pour quelle raison il était si doué lorsqu'il s'agissait de se fondre dans la peau d'un autre.

Peut-être que si sa propre peau lui était un peu plus familière, il brillerait moins, sur les planches d'un théâtre.

Swann garda ces pensées pour elle, même si elles étouffèrent son mince filet de voix :

— Je l'ai lavée deux fois, mais l'odeur de l'alcool reste.

— Ouais, je sais, c'est coriace.

Et Guerlain ne parlait pas uniquement de l'alcool. Son regard posé sur Swann était plus indulgent. Pas admiratif, mais quelque peu désolé d'avoir à partager son rôle de bouc émissaire avec elle.

Celle-ci s'apprêtait à tourner les talons une nouvelle fois lorsque Guerlain enfonça la robe, sans un remord pour le pliage soigneux de Swann, dans son sac.

— Hé, tu vas pas filer aussi vite !

— Je dois rentrer, protesta Swann.

— Il y a quelqu'un qui aimerait te voir.

Le cœur de Swann dégringola. Une fois à ces mots, une deuxième fois lorsqu'elle reconnut, dans l'ombre, tout au fond de la pièce, le visage lunaire de Louie. Elle les observait, avec un petit sourire mutin accroché à ses lèvres fines. Dans l'obscurité, elle ressemblait davantage à Ivanie.

Ou plutôt, non, elle ne lui ressemblait plus tant que cela.

Elle aurait pu se confondre avec Ivanie, à la nuit tombée.

Guerlain ne laissa pas à Swann le loisir de se dérober. Il se rangea à côté d'elle et lui donna un petit coup d'épaule.

— Elle m'a parlé de toi.

— Guerlain, un mot de plus et je donne le rôle principal à Delphine !

— Elle le mérite, plaida le comédien.

Elle le méritait peut-être plus que lui, d'ailleurs, et il était d'assez bon foi pour l'admettre.

— Ou à Sofian, gronda Louie en réponse.

— Impossible ! gémit Guerlain, et sa voix courut dans toute la pièce avec une grandiloquence poussée à la parodie. Tu n'oserais pas !

— Essaie de me provoquer. Tu joueras l'arbre, ça te fera les pieds !

Guerlain se répandit en une flopée d'exclamations dramatiques, ponctuées par des « Malheureuse » et des « Ô disgrâce ».

— Contente de te revoir, Swann, le coupa Louie, lasse du monologue emporté de Guerlain.

— Moi aussi.

Guerlain s'était glissé jusqu'à Swann.

— Tu es mignonne, quand tu rougis, Anne.

Il claqua un bisou sonore, et aussi théâtral que son attitude l'était toujours, avant d'ajouter à son oreille, comme un secret :

— On dirait un bourgeon au printemps.

À la manière d'un pétale de cerisier du Japon. D'un rose délicat, tendre, presque touchant.

Guerlain fila, plus discret que Swann ne l'en aurait cru capable. L'atmosphère environnante perdit toute sa consistance mutine et le regard de Louie harponna l'adolescente.

En plein cœur.

— Il a raison, rétorqua très sérieusement Louie, dont la présence écrasa soudain Swann, qui n'arrivait pas à croire qu'elle ait pu la manquer. Heureusement que tu es là.

Louie se leva et s'avança un peu gauchement, avec son pull large, cintré à la taille, comme si elle souhaitait rappeler à tous que ses rondeurs ne l'embarrassaient, qu'elle les aimait ainsi, et son baggy qui trainait presque au sol. De sa démarche sautillante, elle s'arrêta à deux pas de Swann et sa voix transporta une parole, à peine teintée d'une pointe de tristesse :

— Tu me rappelles le printemps, en plein hiver.

Swann reprit son souffle. Elle avait rarement entendu quelque chose d'aussi joli et l'idée que cela la concernait, elle, l'était encore davantage.

Swann se garda de signaler que l'hiver n'avait pas débuté. Même si, pour un 19 novembre, les températures semblaient d'humeur à la contredire.

Louie parut réaliser qu'elle devait des explications à Swann. Il lui arrivait trop souvent de parler sans penser au fait que son entourage pourrait peiner à la suivre. Curieusement, cette impression de fonctionner trop vite pour le commun des mortels ne l'avait pas saisie en compagnie de Swann. Celle-ci lui demandait parfois de se répéter, mais ne la reprenait jamais. L'idée d'être comprise, de pouvoir s'exprimer sans filtre, sans retenue, avait fait un bien fou à Louie.

— J'écris des pièces de théâtre, expliqua-t-elle. Guerlain a demandé à jouer l'une d'elles et le prof référent a accepté. Personne n'est au courant.

Louie haussa les épaules. Cela lui permettait de voir du monde, de sortir un peu de la bulle qu'elle s'était bâtie. Pas pour prouver à sa sœur qu'elle n'était pas seulement cet esprit prodigieux, mais qu'elle était capable de s'adapter et cela passait par s'intégrer en société. Cette nécessité avait toujours représenté un défi de taille et Swann pouvait comprendre pourquoi. Louie était surprenante, difficile à suivre, décalée, et le lycée cherchait une uniformité parfaite. Un spécimen tel que Louie ne rentrait dans aucune des cases de Sidoine et Swann ne saurait imaginer plus séduisant.

— C'est...

Swann secoua la tête. Louie s'était rapprochée d'un pas et la dévisageait avec une insistance qui la décontenançait. Elle n'y était pas habituée. Les regards qu'on coulait sur elle ne la voyaient jamais vraiment et, plus récemment, ils avaient tendance à écorcher sa peau plus qu'à la caresser. Ce regard-là, Swann n'y avait jamais été confrontée.

— Ça te ressemble bien.

Swann se surprit à s'imaginer suivre les couloirs qu'elle avait empruntés pour se rendre aux salles d'art plus souvent. L'idée ne lui parut plus si désagréable.

Louie leva les mains comme pour encadrer le visage de l'adolescente. Au lieu de quoi elle attrapa les bords du bonnet de Swann pour le soulever. Le cœur battant, Swann la laissa faire et sa coupe courte apparut. Soigneusement, et avec une patience que l'autre lui admira, Louie entreprit de disposer les mèches, de les recoiffer de ses doigts.

— Je ne suis pas d'accord avec Guerlain, déclara-t-elle.

La chaleur qui s'était engouffrée dans les veines de Swann disparut et elle eut soudain très froid. Ses yeux bridés s'arrondirent et Louie ajouta, très tranquillement, pas tout à fait consciente du trouble qu'elle inspirait à Swann :

— Tu n'es pas mignonne quand tu rougis.

La main de Louie effleura une mèche noire, qui tombait presque dans les yeux de l'adolescente. Les cheveux ruisselaient des deux côtés de son front et adoucissaient les courbes anguleuses de son visage. Louie toucha, du dos de ses doigts, l'ombre séduisante qui se déposait, à la hauteur de ses pommettes. Là où, justement, Swann s'était empourprée.

— Il n'y a pas un moment où tu ne l'es pas, Swann.

C'était sa manière à elle de lui signaler que la coupe lui allait bien.

— Merci, souffla Swann. Je voulais... changer de tête, je crois, et le reste aussi.

Louie voulut aborder le sujet de la soirée, mais elle se fit violence et se ravisa. Elle était parfois trop honnête et elle recula d'un pas en réalisant qu'en dépit de sa petite taille, elle étouffait Swann de sa présence.

— Je ne vais pas t'embêter plus longtemps, tu dois avoir des choses à faire.

Louie se dirigeait déjà vers la porte. La maladresse dont elle faisait preuve, dès lors qu'il n'était plus question des domaines dans lesquels elle excellait, prit Swann de court. Elle se fustigea de laisser Louie lui échapper, de se mirer dans sa passivité, et il lui sembla entendre Guerlain se moquer d'elle, dans un petit recoin de sa tête. Elle rattrapa Louie et lui ouvrit la porte.

— Je suis désolée, pour l'autre soir, articula Louie, à toute vitesse. Je... Je ne suis pas très courageuse.

— Moi non plus.

Elle était sûre de ne l'avoir jamais été.

Swann crut apercevoir des larmes contenues dans les yeux de Louie. Cela ressemblait à des regrets, parce qu'elle avait eu trop d'occasions de faire preuve de lâcheté, surtout lorsque cela concernait Ivanie.

Comme Guerlain l'avait fait un instant auparavant, Swann se pencha sur Louie pour effleurer sa joue ronde de ses lèvres.

Elle disparut sans attendre de réaction, furtive comme un courant d'air.

Louie devrait admettre qu'elle pouvait, elle aussi, la surprendre.

La fasciner.

***

Achille avait escorté Sidoine jusqu'au portail. Escorté plutôt qu'accompagné, car c'était le sentiment qui avait suivi le garçon pendant tout le trajet. Un sentiment à la fois réconfortant et inconfortable, parce qu'il lui donnait l'impression d'en avoir besoin. Cette perspective-là était moins plaisante et allait à l'encontre de la tendance de Sidoine au déni.

À commencer par sa fâcheuse habitude de fermer les yeux sur sa propre colère en se persuadant qu'il se portait comme un charme.

La semaine lui avait prouvé le contraire, désormais qu'il s'était vidé de sa rage. Cette substance sombre, nauséabonde, l'avait quitté et Sidoine avait recouvré sa vulnérabilité. Lorsqu'il cessait de fourrer les gens dans des cases pour discipliner l'inconnu, lorsqu'il arrêtait de se plier à ses rituels pour calmer ses peurs, il ne lui restait que des repères vides et des habitudes frustrantes.

Lorsqu'Achille se retourna vers Sidoine en hissant son regard jusqu'au sien, ce dernier réalisa qu'ils n'avaient pas évoqué la soirée. Le baiser avait aussi été passé sous silence. Surtout, Achille n'avait pas essayé une seule fois d'aborder le sujet. Il l'avait laissé tomber dans l'oubli, exactement comme si ce n'avait pas été Sidoine qui avait soufflé ce baiser sur les lèvres d'Achille.

— Ce que tu as fait, avec Madame Siral, c'était courageux.

— J'en avais marre de fuir.

Achille aurait dû reconnaître dès le début que Sidoine était, en réalité, bien plus courageux qu'il ne le serait jamais.

Sidoine réalisa aussi qu'il avait attendu les instants où ils croiseraient les yeux d'Achille toute la semaine. Il n'avait pas cherché à provoquer un contact, mais il l'avait espéré, et il avait occulté ces nouveaux réflexes, ces nouveaux repères, de son esprit. Parce que ce qu'on y avait inscrit ne tolérerait pas que Sidoine attende une caresse, d'une main ou d'un regard.

Le garçon n'y pensait même plus. Il ne songea pas à son oncle lorsqu'il énonça, enhardi par son soudain accès de courage :

— Il n'y a personne chez moi. Tu aimerais venir ?

Achille faillit lever les yeux au ciel tant la question était sans fondement. Il accrocha ses doigts à ceux de Sidoine et, ensemble, ils se mirent en route.

Sidoine pensa, alors qu'Achille inscrivait des mouvements circulaires de son pouce contre le dos de sa main, qu'il n'y avait rien de plus normal que cela. Rien de moins méprisable.

Un petit focus sur Swann, moins crève-coeur que les précédents. L'occasion de revoir Louie, qui est moins présente que les autres, mais j'aime bien son personnage, un peu à part. L'occasion aussi de parler de théâtre et de caler quelques références. Presque personne ne les comprendra, mais je le fais plus pour moi. Et pour quelqu'un que j'ai perdu récemment... 

J'espère que ce chapitre vous aura plu et que vous accrochez toujours. Si vous avez persévéré jusqu'ici, j'imagine que oui. N'hésitez pas à me laisser un petit vote, un commentaire, même si c'est juste pour me signaler que vous lisez toujours. Mine de rien, ça fait plaisir et du bien au moral (pas hyper hyper présent ces dernières semaines). 

Passez une belle semaine et à vendredi !

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