Chapitre 23 : D'un rose délavé

[Swann, et un dessin que vous comprendrez mieux en lisant la fin du chapitre.]

Monsieur Schmitt avait accueilli ses élèves avec son piquant habituel. Plus l'année évoluait, plus il en savait long sur ceux dont il avait la charge, plus ses remarques étaient personnelles. Cela commençait par l'appel, lorsqu'il daignait à peine lever les yeux de la fiche qu'il cochait sans conviction.

Sidoine attendit que son nom soit prononcé pour se détendre un peu. Il n'essuya aucun commentaire de la part du professeur. Si sa mère se faisait un devoir de rester très correcte à l'égard de ses collègues et qu'elle n'avait que rarement un mot malencontreux à l'attention d'un d'entre eux, Sidoine savait aussi qu'elle ne portait pas cet homme dans son cœur. Son net penchant pour les propos déplacés et son franc-parler qui omettait le savoir-vivre de rigueur n'y était pas étranger. Louise était à cheval sur ces principes et Monsieur Schmitt n'en respectait aucun.

Le nom de Guerlain fusa et des ricanements grouillaient, au fond des gradins. Les regards convergeaient vers Simon qui préparait une humiliation en règle pour bien débuter la semaine. Elle ne se fit pas attendre. Guerlain descendit les marches d'un pas souple pour atterrir non loin du prof. Il lui présenta un papier, sans une explication.

- Une dispense ? Qu'est-ce qu'on t'a abîmé ?

- Sa dignité !

La perche était trop bien tendue pour qu'elle soit innocente. La réponse d'un des sbires de Simon, un garçon noir au sourire aussi grand que savait l'être celui de Guerlain, résonna dans le calme relatif des gradins. Sidoine aurait juré que le rictus de Guerlain, en plus d'être un peu tordu, était moins éclatant qu'à l'ordinaire. Le prof ne fit même pas mine de morigéner l'auteur de cette répartie de mauvais goût.

Jahia claqua sa langue contre son palais et jeta un regard dégoûté au garçon en sifflant, entre ses dents :

- La tienne doit s'être perdue quelque part entre ton ego masculin répugnant et ta connerie. Cherche bien !

- Jahia, je pense que la classe peut se passer de tes commentaires. Tu n'es plus en sixième, mais en première, alors fais-moi le plaisir de garder pour toi tes plaintes au sujet de la gent masculine.

Sidoine pouvait presque entendre ce que Jahia brûlait de lui répondre. Elle s'était rembrunie, une moue figée sur ses lèvres. Le regard que le prof lui lança cingla son visage.

- Je peux continuer ou tu as un autre commentaire à nous partager ?

Les dents de Jahia grincèrent les unes contre les autres. Sidoine admira l'effort qu'elle fournissait pour s'exhorter au calme. Elle passa une main dans ses cheveux crépus, pour la forme.

- Je préfère ça.

La tension qui avait saisi la classe atteignait un paroxysme, comme une mise en bouche.

- Mais encore, insista Monsieur Schmitt, après avoir abandonné une victime pour une autre, manifestement pas assez masculine à son goût. Si on oublie ta lèvre, tu m'as l'air entier, et je crois me rappeler que le cycle de boxe ne commence qu'au prochain trimestre.

- J'ai fait une chute de vélo, monsieur, rétorqua Guerlain, le menton haut.

Il agitait presque son papier sous le nez du professeur. Il préférait qu'on s'acharne sur lui, bien qu'il sût Jahia capable d'essuyer les commentaires problématiques de Monsieur Schmitt.

Celui-ci darda son regard vif et mauvais sur la lèvre fendue de Guerlain. Il signa le papier sans même le consulter et le rendit à l'adolescent, non sans déclarer :

- Je te souhaite bien du courage pour le prochain cycle.

- C'est aimable à vous de vous en inquiéter, lança Guerlain, après lui avoir tourné le dos.

Le reste de l'appel se déroula sans accroc et, comme les semaines suivantes, la séance débuta par des tours de terrain à l'extérieur. Monsieur Schmitt prétexta une nécessité de décrasser les poumons. Sidoine, dès le premier tour, avait plutôt l'impression que le froid les gelait de l'intérieur.

Achille prit la tête en compagnie d'une Swann plus silencieuse que jamais. C'était presque devenu un rituel entre eux, rarement très bruyant. Ils n'étaient pas bien causants, aussi bien l'un que l'autre, et ne discutaient pas lorsqu'ils n'avaient rien d'intéressant à dire. Même après la soirée du samedi, Swann conservait un silence buté. Ses cheveux attachés en queue de cheval, elle ralentit d'ailleurs au bout de quelques foulées et leva la main pour signaler :

- Passe devant.

Achille pressa le pas. Ses talons frappaient le sol gelé et il dépassa Swann presque à regret. Cela semblait presque signifier :

« Reste loin de moi. »

Et Achille ne réussit pas à extraire les mots qui convenaient de sa gorge. Il aurait aimé s'excuser, parce qu'Ivanie ne se serait jamais intéressée à elle s'il n'avait pas été là. L'idée de l'exprimer ainsi, de s'excuser qu'une fille ait pu le convoiter, lui parut si prétentieuse qu'il ne dit rien.

C'était sans doute la pire chose à faire.

Achille pensa à ce qu'il avait dit à Sidoine. La distance qui grandit entre Swann et lui ressemblait à une tentative de fuite. Celle-ci n'avait, en revanche, rien de courageuse.

Achille passa à la hauteur d'Ivanie qui discutait avec ses amis. Ensemble, et pour la deuxième fois, elles paraissaient s'être mises au défi de courir le plus lentement possible. Au grand dam de Monsieur Schmitt. Il semblait hors de lui, battant le sol de sa semelle, et Achille aurait presque embrassé Ivanie pour ce sérieux penchant à faire l'inverse de ce qu'on attendait d'elle.

Pour cette tendance à emmerder le monde, par pur divertissement. Tant qu'elle ne faisait de mal à personne, qu'elle s'en prenait aux vrais coupables.

Mais Ivanie ne savait pas différencier le bien du mal, ou plutôt était-elle incapable de ne pas tomber dans les extrêmes.

Aimer et haïr.

Détruire et culpabiliser.

Achille pressa encore l'allure. L'air froid solidifiait la matière spongieuse de ses poumons et il remarqua le duo composé de Jahia et de Sidoine. La jeune femme, plus sportive que le garçon, suivait son rythme pour lui tenir compagnie. Lorsqu'elle vit Achille, un sourire déborda de ses lèvres, et elle glissa à l'intention de Sidoine :

- Je passe devant.

- Quoi ? Mais tu...

Jahia avait déjà accéléré l'allure et Achille pouvait presque l'entendre rire sous cape. Avant que le garçon qu'elle avait remis à sa place ne lui adresse un compliment sans doute peu flatteur à l'intention de son fessier. Il reçut, en réponse, son majeur pointé vers le ciel agité.

Achille calqua son allure sur celle de Sidoine, pesa les mots qu'il avait pourtant eu tout le loisir d'imaginer, et s'enquit :

- Bien rentré ?

- Oui.

Lâché dans un souffle court, le mot abrupt tomba sans la moindre délicatesse. La crainte cisela les traits d'Achille, dégagés par le chignon qui disciplinait plus ou moins sa crinière. Sidoine vit l'inquiétude dans les yeux d'orage, éclaircis par la lumière qui perçait le voile des nuages, et se reprit :

- J'ai fui... de nouveau. Je... Ma mère et moi, on... a pas vraiment... parlé.

Achille acquiesça et, avant qu'il n'évoque le personnage taciturne de son oncle, Sidoine ânonna :

- Je... Je peux pas vraiment... discuter.

Il s'étouffait presque sans rien articuler, alors tenir une conversation, même à l'allure réduite qu'il adoptait, c'était impensable. Achille ne put retenir un sourire un peu moqueur.

- Je ne... sais pas... c-comment tu fais pour... respirer... correctement.

Sidoine se courba en deux, le souffle coupé par un poing de côté lancinant.

- Question d'habitude. Si tu courais plus souvent, tu aurais aucun mal à tenir les tours de terrain.

Les yeux de Sidoine roulèrent dans leurs orbites. Rien que l'idée de courir sans qu'on ne l'y ait obligé lui semblait impensable. Pourquoi s'infliger une chose pareille si ce n'était sous la contrainte ?

- On peut aller courir ensemble si tu veux.

Sidoine s'étrangla. Il n'y avait pas pire manière de lui proposer de passer du temps ensemble.

- En souvenir de ta rébellion au collège, argua Achille.

Sidoine hoqueta une réponse :

- Plutôt crever.

Swann avait poursuivi l'exercice seule. Elle n'arriva pas à courir comme elle en avait l'habitude et si elle n'avait pas continué à la même allure qu'Achille, c'était qu'elle en était incapable. Elle était épuisée et son cœur pesait si lourd dans sa poitrine qu'elle peinait à avancer.

Elle s'enferma dans cette dynamique durant l'heure qui suivit. Avec précaution, elle évita qu'on lui adresse la parole. Raser les murs, se faire la plus petite possible, et se poster à l'opposé de là où se trouvait Ivanie se révéla plus difficile qu'à l'accoutumée.

Elle se surprit à espérer que les cours s'achèvent, qu'elle puisse reprendre le chemin de sa maison. Si elle s'était écoutée, elle n'aurait pas quitté l'enveloppe rassurante de ses draps, mais son père se serait inquiété. Il n'aurait pas compris. Il n'y avait rien de plus important que l'école à ses yeux et elle serait incapable de lui avouer qu'elle ne désirait pas se plier à l'avenir qu'il avait choisi pour elle. Tout avait été décidé pour elle, presque jusqu'au tombeau, et la principale intéressée n'avait pas son mot à dire. Elle ne devait pas décevoir son père et briser les espoirs de sa mère.

Elle ne le pouvait pas.

Swann but longuement au robinet, après que tout le monde fut parti, et s'y attarda pour ne pas avoir à endurer l'étape des vestiaires. Ivanie ne lui avait pas adressé la parole de la journée, mais les autres s'en étaient chargés pour elle. Il n'avait eu qu'à souffler sur les braises.

Swann passa la porte des vestiaires en retenant sa respiration. La journée s'était finie plus tôt et la plupart de ses camarades, pressés de quitter l'enceinte du lycée, avaient déjà déserté les lieux. Un seul regard circulaire dans la pièce suffit à Swann pour constater que ses affaires avaient disparu. Pas juste ses vêtements, mais également son sac.

Plantée au milieu du vestiaire des filles, Swann prit une inspiration qui lui creva les poumons. Un filet de voix s'éleva juste assez haut pour être entendu :

- Où sont mes affaires ?

Un rire à moitié étouffé lui répondit. Swann détesta cette manière de rire, qu'à demi, et Guerlain aurait sans doute détesté s'il n'avait pas déserté les lieux avant tout le monde. Pourquoi cette fille qui réarrangeait sa veste dans un style volontairement négligé ne riait-elle pas à gorge déployée ? Pourquoi ne pas aller jusqu'au bout des choses ?

Ivanie, au moins, avait l'audace de ne pas les faire à moitié.

- Je ne sais pas, lança la fille, dans une assurance peu convaincante. Tu as vérifié la poubelle ?

Du coin de l'œil, Swann jeta un œil à ladite poubelle. Elle débordait à l'extrémité du banc des vestiaires, mais il n'y avait aucune trace de ses affaires.

Swann remarqua alors que l'eau coulait dans l'alvéole adjacente, celle des douches. Son regard dévia vers le passage qui y menait et son cœur se tordit, comme s'il envisageait de remonter jusque dans sa gorge.

Cette fois, le rire fit l'unanimité. Swann se dirigea vers les douches et on gueula dans son dos :

- Tu pues, l'intello !

L'intello, la bridée, la coincée. Il y avait tant de parts d'elle à insulter sans raison, juste par jeu. C'était ainsi qu'on ruinait l'amour-propre de quelqu'un qui n'en possédait déjà que trop peu.

Swann ne se retourna pas pour voir le dernier groupe s'enfuir, hilare. Cela ressemblait à une mauvaise blague et, en un sens, c'en était une. Une de ces situations improbables qui ne tombaient que sur les autres, contre lesquelles on se pensait immunisés.

Elle entra dans les douches et, sur l'émail abîmé, trônaient ses affaires. Sa veste, ses vêtements et, en dessous, son sac. L'eau avait détrempé l'ensemble et Swann renifla. L'odeur de l'alcool était restée accrochée à ses cheveux, à sa peau même, et l'ironie était aussi fine que cruelle. L'eau ne laverait pas l'humiliation, pas plus que l'odeur.

Swann avait déjà essayé.

Elle récupéra ses affaires et l'eau dégoulina le long de ses clavicules et de son dos. Elle ferma le poing sur l'anse de son sac et laissa les fines gouttes rafraîchir sa peau brûlante.

Au fond, que ce soit de l'eau ou de l'alcool, c'était du pareil au même.

***

Swann s'était enfermée dans la salle de bain à double tour. Elle avait prétexté des devoirs en montant les escaliers et personne ne viendrait la déloger de là avant un bon moment.

Elle avait passé de l'eau sur sa figure, avait contemplé son reflet jusqu'à l'indigestion, et avait baissé les bras. Il lui aurait fallu des mois pour apprivoiser cette fille sèche, au visage anguleux et aux paupières lourdes. Elle ne disposait pas d'autant de temps.

Swann délogea une paire de ciseaux du tiroir et fit tomber un rouge à lèvres par terre. Il appartenait à sa petite sœur, de deux ans sa cadette, et plus coquette qu'elle ne le serait jamais. Elle se demanda si elle devrait changer cette part d'elle-même. Peut-être que si elle se forçait assez longtemps à devenir une autre adolescente, elle finirait par convaincre ceux qui gravitaient autour d'elle.

Par se convaincre elle-même.

Swann ouvrit le rouge à lèvres et le referma aussitôt. Il lui donnait envie de gribouiller son visage de cette couleur vive. C'était tout son contraire, elle qui se serait préféré une nuance douce, tendre.

Peut-être un rose, mais très pâle.

Swann consulta encore une fois son reflet. Que devait-elle changer d'elle-même pour ne plus frémir à chaque fois qu'elle croisait son propre regard dans la glace ? Que devait-elle abattre de ce qui la définissait pour se plaire ?

Qui était donc cette fille qui la dévisageait avec une telle insistance ?

Tâche de ne pas l'oublier.

Swann ne demandait rien de plus qu'oublier.

Elle avait un goût de sang sur la langue. Elle avisa les ciseaux, qu'elle savait acérés, et sa peau vierge, tendre, à l'intérieur de son poignet.

Insipide.

Que pouvait-elle faire pour bâtir un reflet moins disgracieux, moins difficile à contempler ?

Swann donnerait n'importe quoi pour poser sur elle-même un regard identique à celui que Louie avait coulé sur elle.

Louie n'avait rien dit, alors il n'y aurait ni prince ni princesse. Ni rêve éveillé ni fée pour rompre le sort une fois minuit passé.

Swann leva le ciseau à hauteur de son visage, rassembla tout son courage, et coupa une grosse mèche de cheveux noirs.

Je ne sais pas vraiment quoi ajouter à ce chapitre, si ce n'est qu'il est très important pour Swann, comme vous pouvez vous en douter. Je pense que le contenu se suffit à lui-même.

Il évoque le harcèlement, bien sûr, et ces "blagues" qui ont pas l'air absolument dramatique, mais qui peuvent avoir des conséquences dramatiques. Surtout quand qu'on ne connaît pas la personne qui subit ces "blagues" la plupart du temps. Je ne vais pas sortir des banalités concernant le harcèlement, mais si vous en subissez, sachez que vous ne le méritez pas. Même si vous avez fait des choses répréhensibles.

J'ai subi du harcèlement au collège (tiens, comme une certaine Ivanie) et ce n'était rien de grave. On ne m'a pas versé une bouteille de vodka sur la tête, on n'a pas mis mes affaires sous la douche. Les surnoms, les regards moqueurs, les bousculades, c'est aussi du harcèlement. Courage à tous ceux qui l'ont vécu, à n'importe quel niveau <3

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