Chapitre 20 : D'un spectre discontinu

[Sidoine, à l'acrylique]

Swann n'avait pas vu le temps passer. Les échos de la soirée s'étaient peu à peu adoucis et la plupart des invités avaient dû déserter les lieux. Swann n'en avait qu'une vague idée, puisqu'elle n'avait pas quitté la chambre.

Personne ne l'avait chassée et elle avait tenu compagnie à Louie qui interrompait parfois leurs discussions d'un geste de main. Elle tendait alors l'oreille pour s'assurer que tout se passait bien. Elle se levait pour glisser un œil dans l'embrasure de la porte, puis elle regagnait le lit sur lequel Swann l'avait rejointe.

Elles furent intarissables, autant l'une que l'autre. Louie resta égale à elle-même. Atypique, fascinante, capable de passer du coq à l'âne en un battement de cils. Plus d'une fois, Swann lui demanda de moins avaler les mots, et elle l'écouta tergiverser, et parler encore. D'avenir, le plus souvent, et Louie n'enjoliva pas la réalité, à aucun moment. Elle lui apprit qu'elle avait le droit à l'erreur, de recommencer, de changer de voie. Ce discours-là fut de loin le meilleur que l'adolescente ait jamais entendu.

Swann perdit la notion du temps, perturbée par le regard que Louie posait sur elle. Un regard intéressé, un regard qui la voyait pour ce qu'elle était, et plus pour l'image déplorable qui ne remplissait aucune de ses attentes. Le temps retrouva son cours initial plus vite que Swann n'aurait pu l'imaginer.

Lorsque la porte s'ouvrit sur Ivanie, elle se liquéfia sur le matelas aux draps froissés.

— Pourquoi tu es venue ? lâcha Ivanie, en guise d'introduction.

— Ivanie...tenta de tempérer Louie.

— Pourquoi tu es venue et qu'est-ce que tu fous avec les déchets du bahut ?

Le ton était monté d'un cran, la tension suivit. Swann essuya l'injure et déglutit en se faisant violence pour ne pas ciller. Louie se leva d'un pas un peu chancelant et maladroit. Elle fit glisser une mèche de cheveux bruns derrière son épaule et dit :

— Tu peux t'énerver autant que tu le souhaites, Ivanie, mais laisse Swann en dehors de tout ça. Elle n'a rien fait.

— Parce que tu crois que c'est à toi de décider ? Les parents ne sont pas là, Louie ! Ils ne sont pas là pour bénir la moindre de tes paroles. Qu'est-ce que tu vaux, quand ils ne sont pas là pour excuser toutes tes conneries ?

— Je suis désolée, Ivanie.

L'intéressée s'était figée sur le seuil de la chambre. Cela ne durerait pas. Louie se contentait de retarder l'inévitable.

— Laisse Swann en dehors de ça, ne t'acharne pas sur elle.

Louie défendait sa sœur de s'en prendre à Swann. Celle-ci sentait la colère d'Ivanie croître encore et elle sut qu'elle ne s'en tirerait pas à si bon compte.

Que sa copie jetée devant tout le monde n'était qu'une mise en bouche.

— De quel droit ? murmura Ivanie, d'une voix rauque qui écorcha sa gorge. De quel droit, Louie ?

La peur pesait si lourd dans les entrailles de Swann qu'elle n'aurait même pas pu se lever et fuir.

— Swann, l'interpella Louie.

Elle ne réussit pas non plus à croasser une réponse. Ivanie avait redressé le menton pour contempler sa sœur, pour la toiser du haut de son mépris.

— Il est temps pour toi de rentrer.

Louie ne quitta des yeux sa sœur, comme si elle craignait qu'Ivanie se jette sur Swann à la moindre marque d'inattention.

— Est-ce que tu peux t'en aller, s'il te plaît ? Je suis désolée.

Louie ne souriait pas et sa gravité alourdissait son visage juvénile. Elle entendit Swann se lever d'un pas aussi malhabile que le sien. L'adolescente passa à sa hauteur et Louie y vit un échec. Swann la frôla sans la toucher, se déporta pour contourner Ivanie et n'alla pas plus loin.

— Oh, je ne crois pas, non.

Le regard d'Ivanie échappa à Louie. Ses yeux d'un brun parfaitement semblable s'arrachèrent aux siens comme une craie qui crisse sur un tableau noir. Dans une plainte insupportable.

La main d'Ivanie s'ouvrit et ses doigts, pareils à des serres, se refermèrent sur les cheveux de Swann au milieu de son crâne. Sa prise était brutale, presque sauvage, et un gémissement échappa à sa proie.

— Je ne l'ai pas autorisée à s'en aller, déclara Ivanie.

— Arrête ! Tu en as assez fait pour ce soir. Si tu as envie de te défouler, choisis quelqu'un d'autre.

— Tu as de la sympathie pour elle, non ? J'aurais dû m'en douter. Deux déchets sociaux, aussi anormales l'une que l'autre. Tu devrais la présenter à papa et à maman, ils trouveraient enfin une deuxième fille à la hauteur de la fierté qu'ils ont pour toi. Ils attendent que ça ! Une deuxième fille pour me remplacer.

Elle qui n'avait fait que les décevoir. La gamine pleurnicharde qui n'arrivait pas à la hauteur de la fille prodige. Cette enfant faible dont on se moquait volontiers et qui craignait le noir, de la solitude, de l'instant où on cesserait de la regarder.

Ivanie n'existait qu'à travers l'attention que les autres portaient sur elle. Au fond, elle était ce qu'on pensait d'elle. C'était le prix à payer pour dominer un environnement sous-estimé par les adultes, un environnement sans pitié : le lycée.

Ivanie avait pris Swann en grippe parce qu'elle risquait de lui voler celui sur lequel elle avait jeté son dévolu. Elle avait décidé de faire d'elle une de ses victimes, car elle avait le besoin d'écraser les autres pour se prouver qu'elle valait mieux, qu'elle n'était plus faible. Elle ne rendrait jamais fiers ses parents, ils ne cesseraient jamais de la comparer à Louie, à la version améliorée d'elle-même, et Ivanie s'était fait une raison. Puisqu'elle ne contenterait jamais ses parents, puisqu'elle ne serait jamais ce qu'ils attendaient d'elle, alors Ivanie serait autre chose.

À partir de l'instant où Louie avait sympathisé avec Swann, dès lors que cette dernière s'était approchée d'un peu trop près de l'espace privé d'Ivanie, la rancœur avait changé de nature. Elle était devenue personnelle.

— Tu n'avais pas le droit ! aboya Ivanie.

Louie n'avait pas le droit de jouer dans la même catégorie que sa cadette, de lui voler la seule chose dans laquelle elle savait briller.

Les ongles d'Ivanie griffèrent le crâne de Swann. Elle ne fit pas attention aux cris étouffés ni aux avertissements de Louie. Ivanie passa la porte et se dirigea vers la salle de bain en entraînant Swann dans son sillage. Cette dernière, aveuglée par ses cheveux qui lui coulaient dans les yeux, le dos voûté, chercha de l'aide dans le couloir. Il n'y avait personne.

— Ivanie ! l'appela Louie.

Brutalement, non sans meurtrir un peu plus le cuir chevelu de Swann, Ivanie la redressa dans la salle de bain. Le miroir devant Swann lui renvoya son reflet, le même que celui qu'elle avait contemplé quelques heures plus tôt. Des larmes de douleur mouillaient ses yeux et les nattes collées à ses tempes se perdaient dans la masse désordonnée par la main d'Ivanie. Minuit avait sonné, ce rêve imparfait se voilait d'une triste ironie. Il n'y aurait pas de prince pour la sauver.

— Regarde-toi, lui intima Ivanie.

Louie jetait sur le spectacle un regard ahuri. Elle était pétrifiée, rattrapée par sa propre lâcheté. Elle avait peur de sa sœur, peur de ce qu'elle s'apprêtait à commettre.

— Je t'en prie, arrête, l'implora-t-elle. Elle n'est pas toi ! Pense à Ivanie, quand elle avait huit ans, elle n'aurait jamais voulu que... Le jeu en vaut pas la chandelle, d'accord ? Petite sœur, ma petite sœur, s'il te plaît, s'il te plaît...

— Ne détourne pas le regard, poursuivit Ivanie, imperturbable.

Elle n'entendait plus rien sinon l'écho de son discours. Elle était aussi happée par le reflet, par le pouvoir qu'elle exerçait, et surtout par la peur que lui avait inspiré les miroirs.

Elle avait été comme Swann. Elle avait été exactement comme elle.

Louie était tétanisée. Ses jambes tremblaient sous son poids et elle contemplait avec horreur ce dont Ivanie était capable. Sa voix ne portait plus, les mots s'étranglaient dans sa gorge jusqu'à former une bouillie épaisse et imprononçable.

— Regarde-toi et dis-moi ce que tu vois.

Swann ne chercha même pas à répondre. Elle avait cessé de trembler, de se débattre, et s'observait, la bouche entrouverte sur une respiration haletante.

Cette fille, dans le miroir... Qui était-elle ?

— Je vais t'aider, souffla Ivanie, en se penchant à son oreille. Moi, je vois un vide tel que tu me fous le vertige. Je vois une fille dont le nom est tout ce qu'elle a d'original.

Swann analysa son regard peu expressif, ses paupières lourdes, son visage anguleux et chaque composante de son inconsistance. Elle se vit à travers les yeux d'Ivanie, exactement comme elle s'imaginait, avec plus de cruauté encore.

Elle était sans relief, de corps comme d'esprit.

— Tu t'es déjà demandé si tu manquerais à quelqu'un si tu disparaissais ? Tu n'es indispensable à personne.

— Je le savais déjà, articula Swann, d'une voix vieillie de quelques années.

— Tu es insipide.

Ivanie détacha chaque syllabe et secoua la tête de Swann comme une poupée de chiffons pour marteler ses mots.

Louie avait cessé d'appeler. Elle paraissait minuscule, sur le pas de la porte, dépassée par les événements. Guerlain n'aurait pas dû compter sur elle.

Ivanie avait une bouteille à la main. Quand l'avait-elle attrapée ? Swann redoutait que l'adolescente la lui éclate en pleine figure. Elle imagina la violence du verre qui fracasserait contre son crâne, les fragments qui découperaient la peau, et le son qui résonnerait jusque dans ses os.

Ivanie n'en fit rien. Swann suivit ses gestes d'une extrême lenteur, du moment où elle leva la main jusqu'au moment où elle retourna la bouteille d'alcool pour en déverser le contenu sur son visage. La vodka dévala son crâne, s'écoula par d'énormes rigoles le long de son front, de sa nuque, et de ses oreilles. Le liquide lui brûla la peau et chemina sur ses joues comme une vallée de larmes. Swann dut fermer les yeux.

Comme pour mieux ressentir l'alcool glacé détremper ses vêtements et s'insinuer partout. Il l'imbiba jusqu'aux os et elle serra les dents à se les briser. Lorsque cela cessa finalement, Swann exhala un long sanglot.

Le maquillage avait ruisselé sur ses joues, en sillons sombres, comme un masque craquelé.

Minuit avait sonné.

Ivanie lâcha la bouteille vide à ses pieds. Elle se brisa contre l'émail de la baignoire et un éclat de verre se planta dans la cheville nue de Swann.

Une goutte de sang se mêla à l'alcool déversé sur le sol.

— Tâche de ne pas l'oublier, conclut Ivanie, avant d'enfin relâcher sa prise.

***

Achille tint bon.

Plus d'une fois, Sidoine s'agita contre lui. La colère l'animait suffisamment pour qu'il ait un nouveau geste malheureux. Le corps d'Achille étouffa chaque soubresaut.

— Calme-toi, répéta-t-il, encore et encore.

Sidoine finit par se couler sous le corps d'Achille. Ce n'était pas une étreinte, mais davantage une manière de le protéger. Comme un écrin autour de son propre corps, sans caresse.

Sidoine se détendit muscle après muscle dans l'herbe humide du jardin. Il se détacha d'Achille tout doucement, pour ne pas l'alerter, et parce que ses jambes raides le soutenaient à peine. Achille posa sur Sidoine un regard inquiet, avant de porter sa main à son visage pour y chasser une larme accrochée à ses cils.

— Je vais bien, tenta-t-il de le rassurer.

— Non, rétorqua Achille.

Il s'écarta pour laisser Sidoine reprendre son souffle. Il ne voulait surtout pas se montrer étouffant. Achille osait à peine observer Sidoine, de crainte que son regard soit mal reçu et que la colère n'éclate à nouveau.

Il n'était pas sûr de supporter une nouvelle fois toute cette violence.

La violence inscrite dans les gestes de Sidoine, dans des actes qu'il retenait en permanence. La violence inspirée par le rejet, par la douleur, par le silence. Achille avait cherché à comprendre, en troisième, et encore aujourd'hui. Il lui fallait libérer Sidoine de ce silence.

Celui-ci s'abîmait dans sa contemplation d'Obernai endormie. La colère s'évidait, mais la peur demeurait, sourde et vicieuse.

— Je ne peux pas rentrer, énonça-t-il.

— Tes parents, ils... Est-ce qu'ils peuvent te faire du mal ?

— Non.

Pas de la manière dont Achille l'imaginait.

Sidoine s'humecta les lèvres.

— Je ne crois pas.

Il porta sa main à son visage, un peu plus haut que là où celle d'Achille s'était attardée. Il pressa ses doigts contre ses tempes. L'alcool lui avait laissé une migraine, après avoir exacerbé ses émotions. Double peine.

Sidoine frissonna dans la fraîcheur nocturne. L'alcool imprégnait encore l'air et il l'avait senti sur les vêtements humides de rhum d'Achille.

— Tu devrais rentrer quand même.

— Je préfère avoir froid.

— Il y a de la place, chez moi, avança Achille.

Il fut le premier surpris. Surpris par son audace, surpris aussi parce que cette offre ne lui faciliterait pas la tâche. Il avait cru pouvoir se contenter d'une amitié, de ce qu'il avait proposé à Sidoine comme une relation vierge d'ambiguïté et de rancune.

Chaque silence pesait un peu plus lourd. Achille savait par expérience que cela n'augurait rien de bon pour lui.

Il ajouta, l'air de rien :

— Je dormirai sur le canapé.

— J'aimerais te dire pourquoi, souffla Sidoine, en réponse. Je te jure que je voudrais, mais...

— Ne te justifie pas. Tu ne veux pas rentrer, je me contenterai de ça.

— Est-ce que tu t'en contenteras toujours ?

Est-ce que tu es toujours en train de me parler de tes secrets, Sidoine, ou du mien ? Du nôtre ?

Celui qu'Ivanie avait failli mettre au jour. Celui qui épaississait l'air entre eux et qui bloquait la respiration d'Achille. Il souffrait de proposer à Sidoine une nuit chez lui. Il souffrait que ses émotions puissent être aussi violentes. Il aurait juré qu'elles concurrençaient la colère de Sidoine.

Chacun son fardeau. Lui avait cette dépendance aux autres, à ce garçon, et Sidoine possédait l'origine de sa rage.

— Je dormirai sur le canapé, tenta de négocier Sidoine.

Achille se releva et lui tendit la main. Sidoine s'en saisit et s'accrocha à ses yeux gris.

Achille se pencha sur lui. Il n'alla pas chercher ses lèvres, mais plutôt le grain de beauté planté sous son œil gauche. La bouche d'Achille effleura la marque minuscule. Il ne demanda rien de plus. Il sut s'en satisfaire et taire son envie de reproduire le geste avec chaque tache de rousseur qui mouchetait le visage de Sidoine. La surprise figea les traits de celui-ci. La surprise se coupla à quelque chose de plus ambigu qu'Achille balaya d'un petit sourire.

— Rentrons.

Ses doigts se refermèrent à la base du poignet de Sidoine pour le guider à travers la nuit. 

Bon. Je comprends votre révolte (surtout que j'essaie de vous faire apprécier Ivanie depuis le début), maiiis j'aime les personnages détestables. J'aime surtout quand ils ont des raisons de l'être. Ivanie a une morale quelque peu discutable. 

Vous pouvez voir son acte comme vous voulez. Comme quelque chose qui définit le personnage de A à Z, ou comme un appel à l'aide, c'est à vous de voir ! 

J'espère que le chapitre vous aura plu malgré tout. Ce n'est pas nouveau, mais j'ai un faible pour les chapitres très durs, alors j'ai aimé écrire celui-ci, même s'il n'a pas été facile à rédiger. C'est le principe :)

Bon week-end !

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