Chapitre 2 : D'un gris sale
[Un premier dessin d'Ivanie, que vous avez eu l'occasion d'apercevoir. Ce sont des premiers croquis, donc nous définitifs, même si on est proche de ce que je recherchais dans le cas de ce sketch.]
Sidoine avait rejoint sa place au second rang de mauvaise grâce. La main de Jahia, pressée au milieu de ses omoplates, ne lui avait laissé aucune chance de fuir. Amie fidèle, l'adolescente savait se montrer redoutable et fermée à toute négociation.
— Tu ne comptes quand même pas te défiler, lui avait-elle susurré, d'une voix trop grinçante pour que Sidoine n'y devine pas l'ombre d'une menace.
— C'est si mal me connaître, avait répondu l'intéressé, sur le même ton.
Dès lors qu'il avait pris place, dans un silence religieux, il avait regretté sa bravade. Il aurait mieux fait de tourner les talons, d'inventer une excuse plus misérable encore que le coup de la panne de réveil pour détaler loin de cette agitation.
Sidoine, sagement assis sur son siège, savait que sa présence ne tenait pas du courage. Au contraire, il était venu parce qu'il n'avait pas trouvé le courage de fuir.
Le prof d'Histoire avait, comme à son habitude, laissé pénétrer ses élèves dans la salle de classe, le temps d'imprimer quelques copies. C'était du moins la version qu'il présentait volontiers. Sidoine le soupçonnait d'occuper ces quelques minutes à profiter de la suave compagnie de la documentaliste. Loin de lui en tenir rigueur, ses élèves arrivaient avec une dizaine de minutes de retard ou se faisaient un plaisir – un devoir ! – de faire régner dans la pièce une atmosphère de récréation prolongée.
Les vacances étaient encore fraîches, les esprits aussi, et Sidoine prêtait une oreille discrète aux discussions. Ivanie n'avait pas rejoint la classe et sa place restait vide. Presque respectueusement, d'ailleurs, parce que personne n'oserait s'approprier son terrain de jeu. Lorsqu'elle pénétra dans la pièce, le menton haut, et le sourire épanoui sur sa figure encore bronzée de son séjour sur la Côte d'Azur, Sidoine se surprit à retenir son souffle. Pas pour elle, qui ne lui adressa pas l'ombre d'un regard, mais pour la meute qui suivait ses pas. Sidoine passa en revue tout le groupe de personnalités incontournables du lycée. Il ne s'y attarda pas. Seul un visage l'intéressait.
L'intéressait, ou le terrifiait.
Lorsque le nouveau entra à son tour, Sidoine se prit d'admiration pour ses ongles. Il en examina les cuticules, puis fit jouer le bout de ses doigts contre la table. Ses mèches trop longues couvraient ses yeux et une partie de ses taches de rousseur. Sidoine crut être tiré d'affaire lorsqu'il vit le pseudo inconnu s'engager dans l'allée jalonnée par les sacs. C'était sans compter sur la voix qui l'interpella :
— Tu peux me laisser passer ?
Sidoine fut saisi par le désir de refuser net. Pas qu'il soit particulièrement audacieux. Il ignorait d'où lui venait cette envie et elle ne dura pas. Elle s'éternisa juste assez pour qu'Ivanie estime que sa réaction était trop laborieuse à son goût. Sa voix s'éleva, plus profonde encore que celle du jeune homme, plus impérieuse aussi, et presque charnelle :
— Bien sûr qu'il va te laisser passer. Tu attends quoi, Kieffer ?
La menace n'était pas loin. Elle transperçait la couche de fausse amabilité dont Ivanie enduisait son venin. Une stratégie efficace, puisqu'elle finissait toujours par obtenir ce qu'elle voulait.
Sidoine ne desserra pas les dents. Il se tassa sur sa chaise après s'être avancé. Le nouveau le remercia du bout des lèvres, pas franchement enchanté pas le manque de coopération de cet inconnu. Sidoine avait retenu son souffle quand le corps de l'autre avait effleuré le sien. Pas volontairement, mais l'espace libéré était à peine suffisant. Le sang de l'adolescent s'était glacé et il avait fermé les yeux.
Il avait fermé les yeux pour contenir l'effroyable sensation qui montait en lui. Plus que de la répugnance, c'était comme si son corps refusait d'admettre ce contact volé. Comme si son corps lui envoyait des signaux d'alarme d'une violence inouïe. Sidoine le ressentit comme une substance écoeurante inoculée dans son être jusqu'à la nausée.
— Un peu de silence ! Meyer, tu me fais le plaisir de poser tes fesses sur la chaise. Si tu tiens tant à être debout, tu vas y rester pour les deux prochaines heures, entendu ?
L'entrée fracassante du prof fit mouche. Les derniers élèves rejoignirent leur place et dégagèrent de leur sac un cahier quelconque.
Le message était passé : la récréation était finie.
Le programme de la séance se décomposa en une heure de cours strict, PowerPoint à l'appui, et une deuxième d'étude de cas sur une zone déforestée de l'Amazonie. Si Sidoine ne se passionnait pas pour la géographie, qui n'arrivait pas à la cheville de l'Histoire, la thématique du jour avait l'avantage d'être intéressante. Alors que Sidoine se noyait déjà dans les conséquences alarmantes du déboisement au Brésil, il fut interpellé par le prof :
— Sidoine, Guerlain, vous pouvez venir ?
Pas de nom de famille, cette fois. L'adolescent présumait qu'il ne s'agirait pas de remontrances. Sa chaise grinça sur le sol comme des ongles sur un tableau noir et il se dirigea vers le bureau. Guerlain lui emboîta le pas.
Du haut de son mètre soixante-huit, Guerlain ne passait pas inaperçu. Ce n'était pas tant grâce à son sourire toujours esquissé et à ses cernes marqués. Sans une taille somme toute moyenne, il aurait pu paraître efflanqué, avec ses membres fins et nerveux. Il était d'une énergie communicative, à l'instar de Jahia, et les profs ne le portaient pas dans leur cœur. Trop bruyant, trop affirmé, il attirait trop l'attention et manquait cruellement de sérieux. Si l'on ajoutait à l'équation une homosexualité assumée, on obtenait une certaine réticence, sinon une nette hostilité, de la part des adultes.
— Depuis quand monsieur Kieffer n'est pas irréprochable ? murmura Guerlain, à l'attention de Sidoine.
— Il y avait un devoir à rendre.
— Je sais.
Sidoine n'eut pas besoin de se retourner pour comprendre que le sourire de Guerlain débordait de ses lèvres. Il affectionnait la provocation dans son exercice le plus subtil. Il aimait jouer, dans tous les sens du terme, que ce soit sur les planches d'un théâtre ou sur une chaise d'une salle peu studieuse. L'un l'enthousiasmait plus que l'autre.
Et c'était précisément ce qui agaçait les profs, cette tendance à la théâtralité, plus encore que le reste.
— Je ne l'ai pas rendu non plus.
— Jeune homme, le rappela à l'ordre le prof. Je ne crois pas vous avoir demandé de déconcentrer votre camarade.
Sidoine crut entendre les dents de Guerlain grincer, sous son sempiternel sourire. Il ne se démonta pas, ne clama pas son innocence et ne mit pas le doigt sur le cœur de cette injustice. Il y était habitué, trop pour s'en étonner, pas assez pour que cela le laisse indifférent. Sous le vernis de son sourire porté comme un étendard, Sidoine devina une pincée de dépit.
Il obtint un délai supplémentaire pour son devoir. Il n'eut même pas besoin d'arguer en faveur d'un sujet riche qui lui réclamait du temps, le prof n'insista pas.
L'étude de cas occupa Sidoine un peu plus d'un quart d'heure. Il ne jeta pas un regard circulaire tout autour de lui. Ce n'était pas la peine. Il savait pertinemment que les questions retiendraient l'attention de ses camarades pour le restant de l'heure. Il se résolut à l'ennui et laissa reposer son menton dans le creux de sa main. Les minutes s'écoulaient, d'humeur paresseuse, et Sidoine crut qu'il allait crier grâce. L'ennui lui dicta un geste insensé puisqu'il se retourna pour entrevoir le profil du nouveau.
Avant qu'il ne s'attarde sur le nez aux narines épatées, sur sa bouche bien proportionnée, sur sa pomme d'Adam un peu trop prononcée, Sidoine se focalisa sur ses gestes. L'autre adolescent ne feignait pas l'assiduité. Son crayon grattait la surface de la feuille, coincé entre le pouce et l'index, et traçait de grandes arabesques. Il n'écrivait pas, il dessinait.
Il dessinait, et un pli de concentration barrait son front. La ligne mature de sa mâchoire était en partie éclipsée par une mèche de cheveux. La crinière folle dégoulinait le long des épaules larges, bien faites, de l'adolescent, et capturait l'éclat vif du midi. La vision qu'il renvoyait était fascinante.
Jahia capta cette œillade, trop longue pour être innocente, et se pencha sur sa table pour lui souffler :
— Il s'appelle Achille.
Sidoine ouvrit la bouche pour rétorquer. Il connaissait son prénom. En réalité, il en connaissait bien davantage. Plutôt que de se compromettre, plutôt que d'assumer son trouble, il répéta :
— Achille.
Le prénom avait un poids curieux au creux de sa bouche. Il laissa sur ses lèvres une empreinte. Cette marque le brûla si fort qu'il grimaça.
Encore cette substance sombre, nauséabonde, qui contaminait son corps. Sidoine crut qu'il allait vomir.
Son téléphone vibra dans sa poche arrière et il vérifia que le prof regardait ailleurs avant de consulter l'écran. Un deuxième message de sa mère s'afficha.
Tu es encore fiévreux ? La vie scolaire m'a appris que tu avais manqué les maths... Je suis libre à midi, on mange ensemble.
Pas d'interrogation. Sa mère ne lui proposait pas de manger ensemble, elle l'imposait. Sans le savoir, sans être tout à fait coupable de tous les torts dont Sidoine avait envie de l'accabler.
Son cœur s'emballa et il eut chaud à nouveau. La main qu'il porta à son visage pour repousser une mèche de cheveux trop envahissante tremblait. Il dut se raviser et son bras retomba le long de son corps.
Vaincu.
Lorsque la sonnerie retentit une nouvelle fois, Sidoine n'eut pas à cœur de râler. Il mit un temps fou à rassembler ses affaires, à dompter la peur croissante qui lui trouait l'estomac. Il pouvait décliner l'offre, jurer à sa mère qu'il n'avait pas faim. Sa gorge était si nouée qu'il n'aurait rien pu avaler de toute façon.
Jahia devait manger avec son petit-ami, un garçon que Sidoine avait apprécié au premier regard, aussi attentionné qu'il savait l'adolescente précieuse. Lorsqu'il passa la porte, résolu à trouver un repère où recouvrer son calme, Sidoine fit face à Ivanie. Celle-ci avait décidé de faire les présentations :
— Ah, Sidoine ! Vu que tu n'étais pas là la semaine dernière, tu n'as pas été présenté à...
Elle désigna Achille qui lui adressa un sourire de reproche à peine voilé. Un reproche que Sidoine découvrit étrangement indulgent, comme si Achille craignait de froisser Ivanie. Elle était bien la dernière personne dont il était bon de se faire un ennemi, mais d'aussi loin que se souvienne Sidoine, le faux inconnu ne s'en souciait pas.
— Achille.
— Enchanté, lâcha Sidoine, pressé de se débarrasser de ce devoir.
— Ravi, rétorqua Achille, sur le même ton.
— Ouh !
Ivanie gloussa. Devinait-elle la nette hostilité qui les éloignait ? Sidoine avait envie de penser que non, que la reine des lieux n'était que l'image peu reluisante qu'elle renvoyait. Il avait soigneusement évité de croiser les yeux d'Achille jusqu'à ce qu'Ivanie lui glisse :
— Je ne veux pas te faire flipper, mais il y a ta mère qui nous fonce droit dessus et ça m'étonnerait qu'elle soit là pour le devoir de français que je n'ai pas rendu...
Sidoine ne manqua pas le visage de sa mère. Elle fendait la foule dans leur direction et elle lui parut plus redoutable encore qu'Ivanie. Cette dernière ajouta, à mi-voix :
— Drama familial dans le viseur.
Sidoine l'aurait bien étranglée, mais force était de constater qu'elle n'avait pas tort. Ce qui suivrait ne lui disait rien qui vaille. L'inquiétude qui peignait les traits de sa mère faillit l'attendrir.
Sidoine croisa le regard d'Achille par erreur. Une seconde, pas davantage. Une seconde seulement, il rencontra ce gris si singulier, forgé dans un acier unique pour une teinte inimitable. Sidoine réalisa qu'il n'en avait jamais oublié l'intensité.
Les pas de sa mère résonnèrent nettement à ses oreilles et il s'arracha à cette vision. Achille l'avait reconnu et cela ressemblait à une énième raison de fuir. Cette fois, Sidoine pivota pour se laisser happer par la bouche de l'escalier. Il entendit à peine la voix de sa mère le héler :
— Sidoine !
Il avait pris ses jambes à son cou, tant qu'elles le portaient encore. Le sol était instable sous ses pieds et il se heurta à un terminal qui s'apprêtait à l'insulter copieusement lorsqu'il reconnut le visage de Madame Kieffer non loin. Sidoine fila sans demander sans reste. Il se terra dans la cage d'escalier, dans l'interstice minuscule qui s'ouvrit pour le laisser passer. Son équilibre déjà précaire l'abandonna. Il se meurtrit les mains contre la surface granuleuse de son repère et s'assit sur le rebord. Une petite fenêtre donnait sur l'extérieur, comme si l'architecte avait eu l'idée de faire de cette anomalie un refuge.
Sidoine prit une inspiration heurtée pas un violent sanglot. Il ne pleurait pas. Il ne pleurait plus depuis des années. Ce sanglot sec n'en fut que plus douloureux. Ses jambes tremblaient, désormais incapables de soutenir son poids, et il serra le rebord sur lequel il était perché de toutes ses forces. L'angoisse s'accrochait, perfide, vicieuse, aussi familière qu'elle savait comment l'abattre.
Sidoine écrasa son crâne contre le mur derrière lui. Juste assez fort pour lui remettre les idées en place. Juste assez pour qu'une douleur aiguë prenne le pas sur la terreur.
Il ferma ses yeux de toutes ses forces. Il contempla les étoiles qui dansaient à l'intérieur de ses paupières et calqua sa respiration sur leur clignotement. Sa mère devait le chercher partout, incapable de comprendre pourquoi son fils perdait ses moyens pour si peu.
Pourquoi un message le mettait dans tous ses états.
Pourquoi un nom l'enfermait dans une peur terrible.
Sidoine lutta contre une violente envie de passer sa main sur sa peau. Pas que les doigts, mais les ongles, pour gratter cette surface impropre et en déloger le mal-être. L'intérieur de son coude le démangeait là où les plaques d'eczéma se rassemblaient. Elles étaient fraîches des vacances, si fraîches que la crème n'apaisait pas les démangeaisons.
Si fraîches que Sidoine aurait pu s'arracher la peau pour s'en libérer.
Il rouvrit les yeux pour découvrir une silhouette massive, brisée en deux pour se glisser dans l'étroit passage. L'adolescent paraissait à la fois navré et vaguement embarrassé. Il n'adressa pas à Sidoine l'ombre d'un sourire et celui-ci n'arrivait pas à établir la sensation qui comprimait ses entrailles. Il ne parvenait pas à savoir s'il était plus terrifié encore ou si cette présence le préservait de lui-même.
De la rage qu'il avait maquillée en peur, de cette sourde violence qui labourait son ventre et ne demandait qu'à éclater.
Achille s'accroupit sans une remarque. Il retraça les lignes du visage de Sidoine, des yeux un peu tristes aux taches de rousseur estompées par le contrejour, en passant par son nez caractériel. Achille parut redécouvrir ce visage, comme s'il ne l'avait jamais vu.
— Elle est partie, laissa-t-il tomber, après une longue minute.
Sidoine pressa son dos contre le mur comme s'il espérait y disparaître. Il cligna des yeux, au moins une demi-douzaine de fois. Il ouvrit la bouche, mais aucun son ne s'en extirpa.
— Ta mère, précisa alors Achille, elle est partie.
Le gris sale du mur qui refusait de l'avaler déteignit sur cette peau qu'il ne supportait plus.
Une introduction un peu plus précise des personnages. Un certain mystère va planer un moment autour d'Achille et de Sidoine. Sidoine, en tant que protagoniste, va rester un peu énigmatique pendant longtemps. Son comportement est révélateur de quelque chose qui l'a changé. Une idée, déjà, de ce que ça peut-être ?
J'espère avoir su retranscrire l'angoisse qui grimpe, petit à petit. Moi qui adore décrire les émotions, j'ai été servie.
Encore une fois, je vous invite à voter, à commenter, à partager cette histoire. Wattpad est assez mort depuis un petit moment, alors ça me ferait plaisir de voir un peu de vie réanimer cette histoire.
Je vous souhaite une belle semaine !
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