Chapitre 18 : D'une triste monochromie
[Enfin une illustration digne de ce nom ! Les autres étaient clairement gribouillées en dix ou quinze minutes. Là, on a plus de travail. J'ai pris beaucoup de retard avec la fac. Je ne suis pas tant surchargée de travail, mais mes horaires vont probablement m'achever. Cette illustration est néanmoins la première d'une petite série. Je laisse à Sidoine l'honneur de débuter cette danse ! J'espère qu'elle vous plaît !]
Sidoine avait passé la porte sans savoir ce qui guidait ses pas. Il s'était dirigé vers la table où s'étalait un joyeux désordre sans en comprendre davantage. Il avait jeté un œil aux verres renversés, aux cadavres de bouteilles vides abandonnés là, et aux paquets de chips éventrés.
Il cligna des yeux sans réussir à dompter le désir tapi au fond de ses entrailles qui lui hurlait de tout ranger. Ce chaos, celui des corps, des objets, allait à l'encontre de lui-même. Il avait envie d'y remettre un peu d'ordre, ne serait-ce que pour avoir les idées un peu plus claires. Il avait passé le seuil d'une maison qu'il ne connaissait pas à une heure indécemment tardive. Plus personne ne l'attendait, pas même Achille. Achille qu'Ivanie avait entraîné à sa suite en lui jetant un regard. Elle l'avait vu, mais Sidoine avait envie de croire que sa présence avait échappé à son partenaire de danse. Il n'avait pas envie de s'infliger l'idée qu'Achille ait pu le fuir.
Pourtant, cette perspective fit son bout de chemin. Elle sema un peu plus de chaos dans l'esprit déjà malmené de Sidoine.
Il avait envie de ranger, les êtres et les objets.
Il avait envie de se ranger lui-même, dans l'une des cases qu'il avait construites pour les autres. Il était là, le problème. Ces fichues boîtes avaient été étiquetées pour les autres, pour que Sidoine reste toujours en terrain connu, pour que le contrôle ne lui échappe sous aucun prétexte. Sidoine n'avait pas sa place dans ces cases. Il n'en avait jamais eu. Le jour où il réussirait à s'en émanciper, le jour où il parviendrait à s'enfoncer dans l'une d'elles – ce qui devait revenir au même, alors il n'aurait plus rien à craindre.
Pour l'heure, cette classification méthodique souffrait d'une certaine remise en question. D'une secousse ébranlait Sidoine jusqu'à la racine de ses cheveux.
Son regard retomba sur les bouteilles. Il ne restait plus grand-chose qui ne soit pas alcoolisé et Sidoine ne se rappelait pas avoir déjà bu. Il avait trempé ses lèvres dans un verre de vin, à l'occasion d'un repas de famille, avant qu'il en ait l'horreur, mais cela ne comptait pas. Cette fois, ce serait différent. Il attrapa la bouteille, la soupesa, prit un verre qui lui sembla inutilisé, et y versa une rasade.
Une main s'abattit sur son épaule et Sidoine, sans même s'intéresser à la personne, tenta de se dégager.
— Sers-m'en un.
Jahia l'avait rejoint et plutôt que de le morigéner, elle tendait son verre avec un sérieux qui effraya davantage Sidoine que tous les reproches. Il obéit et elle planta ses yeux dans ceux de son ami :
— On trinque à quoi ?
Sidoine manqua d'inspiration et Jahia compléta à sa place :
— Aux mensonges ?
Ou plutôt, aux demi-vérités. Jahia n'avait pas donné le numéro de Sidoine à Achille, mais cela revenait au même. Sidoine n'avait pas semblé lui en vouloir, mais ce verre, c'était une manière d'évoquer un acte qui aurait pu ruiner leur amitié. L'air de rien. Sidoine rétorqua, en entrechoquant son shot noyé dans un verre trop grand :
— Aux non-dits.
— Un point pour toi.
Jahia montra l'exemple et grimaça. L'alcool ambré lui brûla la gorge et elle braqua son regard brillant de larmes sur celui de Sidoine. Plus hésitant, il avala le contenu de son verre avant de tousser dans son poing.
— C'est dégueulasse, croassa-t-il.
— Il paraît que c'est l'intérêt.
Elle savait bien que non. L'intérêt, c'était la chaleur qui s'insinuait dans ses veines. Les yeux révulsés, une main pressée sur les lèvres, Sidoine reprenait son souffle. Le regard de Jahia sur lui s'était adouci. Elle manquait parfois d'indulgence, parce que les autres en avaient trop manqué avec elle, mais elle considérait son ami avec toute la tolérance qu'elle possédait.
Et, sous ce regard, Sidoine se sentit dénudé.
— Tu crois ? demanda-t-il, d'une voix qui résonna étrangement à l'intérieur de lui.
— Non, moi je crois que c'est là pour foutre un peu plus le bordel.
Ajouter une couche de chaos sur le chaos. Au moins, ils étaient certains que ce désordre leur appartenait, qu'ils l'avaient voulu, et que personne ne le leur avait imposé. C'était en cela que l'alcool rassurait Jahia. Pour Sidoine, c'était plus terrifiant encore. Il perdait le contrôle, mais il n'avait plus peur.
Jahia porta sa main jusqu'au visage de son ami qui n'eut pas le temps de lui échapper. Elle se contenta d'effleurer l'angle abrupt de sa pommette et de parcourir une ligne imaginaire qui la reliait à sa mâchoire prononcée. Sidoine fut aussi ému par le geste que par les paroles qui lui succédèrent :
— T'es beau, Sidoine Kieffer.
***
— On ne peut pas rentrer ?
Ivanie frissonnait, mais Achille ne la regardait pas. En posant sur la ville assoupie un œil acéré d'artiste, il avait retrouvé sa pleine lucidité. Il avait le sentiment que, au fond, c'était lui qui s'était endormi. Obernai disparaissait dans les flaques d'obscurité et ses quelques touches de lumière.
Achille ressentait le désir de peindre cette ville.
Il dessinerait ses ombres et sa lumière.
Ses contrastes de gris sombres et de noirs, mais surtout sa couleur. Rare et belle.
— Tu as froid ? s'enquit Achille, au terme d'une longue minute.
— Oui, et tu n'as pas ta veste, cette fois.
Ivanie lui adressa un sourire qui semblait authentique. Elle paraissait un peu plus vulnérable et, à ce titre, bien plus digne d'intérêt qu'elle ne l'avait jamais été. Achille s'approcha jusqu'à la capturer dans son ombre et sa proximité la rassura. Il lut, dans ses yeux bruns, derrière ses cils noirs, de la convoitise et peut-être un peu d'espoir.
Elle ne frissonnait plus et Achille aurait pu parier qu'elle n'avait plus du tout froid.
— Je ne peux pas, lâcha-t-il, alors qu'elle remontait sa main le long de son avant-bras.
Elle ne l'avait pas entendu. Ses doigts avaient glissé le long des premières arabesques, des volutes, avant de redescendre jusqu'à l'intérieur du poignet.
Là où la tache orange était logée.
— Un souvenir.
— Une ex ? demanda Ivanie, d'une voix qu'elle espéra détachée.
— Pas exactement.
— Y'en a qui se tatouent le nom de leur meuf sur le corps et toi tu te tatoues un point.
Achille afficha un sourire crispé. Ce point était la seule couleur dont il avait eu envie de se souvenir. Il prit la main d'Ivanie en espérant la repousser pour de bon, mais elle enlaça leurs doigts et accrocha leurs regards avec une force qu'elle seule était capable d'exercer. Une force proche du désespoir.
— Je ne peux pas, répéta Achille.
Les paupières d'Ivanie papillonnèrent comme pour accuser le coup. Elle ne s'écarta pas.
— Excuse-moi.
— Ne t'excuse pas, c'est ce que font les héros, non ? Repousser les meufs trop... trop faibles sous prétexte de les protéger.
Achille aurait eu quelques objections. À commencer par le fait qu'il n'avait rien d'un héros et que ce qu'il faisait ce soir, c'était davantage pour se protéger lui que pour la préserver elle. Il n'avait pas la prétention d'être aussi vertueux, aussi irréprochable.
— Tu te crois faible ?
— La nuit, oui, depuis toujours.
La voix chaude, sensuelle, d'Ivanie s'était chargée d'amertume. Elle réservait son venin aux autres, mais il lui restait encore le dépit, la déception et le dégoût.
— Tu as peur de quoi ?
Ivanie hésita un très long moment avant de répondre. Ce qu'elle brûlait de confier, elle ne l'avait jamais dit à personne. La nuit la dépouillait de sa combativité. Plus elle se dénuderait devant Achille, plus elle laisserait les émotions crever la surface, plus elle passerait sa frustration sur ses boucs émissaires favoris.
— Du noir, du silence, énuméra-t-elle.
— De la solitude, traduisit Achille. C'est curieux, pour une fille qui paraît assez forte pour survivre seule.
Ivanie émit un petit rire grinçant.
— Personne ne peut et toi...
Achille regardait Ivanie. Il la regardait réellement. Il ne se contentait pas de se heurter à la vitrine clinquante, de l'apparence irréprochable qu'elle avait érigée.
— Et toi, je crois que je te préfère comme ça.
— Apeurée ? ironisa Ivanie.
— Non, humaine.
Achille se pencha vers elle, mais il ne l'embrassa pas. Il leva son poignet à hauteur de sa bouche et effleura de ses lèvres sa peau hâlée, assombrie par la nuit.
Là où il n'y avait pas de tache, de quelque couleur que ce soit.
***
La soirée s'étirait et une partie des invités avaient déjà quitté les lieux. Guerlain avait émergé de nulle part, plus qu'éméché, il avait laissé à Ivanie le soin d'orchestrer la suite des événements. Elle avait attrapé Guerlain par le col alors qu'il montait les escaliers avec prudence, comme si chaque marche était susceptible de se dérober sous son poids.
— Ma sœur, où est-ce qu'elle a filé ?
— Tu as peur qu'elle attire dans ses filets un des poissons que tu te réserves ?
— C'est toi qui l'as fait venir, alors il y a intérêt à ce qu'elle ressorte en un seul morceau d'ici. Vu ?
— C'est marrant. On dirait presque que tu t'inquiètes pour elle.
Coincé entre les murs et Ivanie, Guerlain semblait avoir noyé son instinct de survie dans une bouteille. Le regard que son ancienne amie posait sur lui suintait une émotion ambiguë, assez intense pour que Guerlain ait une idée de combien la soirée avait ébranlé l'intouchable Ivanie.
Elle n'était pas moins dupe. Le garçon débordait d'enthousiasme, d'une euphorie à lui en donner le vertige. Plus Guerlain était triste, plus il s'efforçait d'incarner la joie. C'était dire à quel point le malheur avait eu raison de lui. Il avait à peine essuyé son nez et un filet de sang coagulé reliait toujours ses narines à son menton, en passant par sa bouche.
— Mes parents me dépècent si leur fille chérie revient avec une égratignure.
— T'as pas à t'inquiéter, alors. La fille préférée est en bonne compagnie. Anne veille sur elle, à moins que ça soit l'inverse.
Les paupières d'Ivanie papillonnèrent. Anne ?
Guerlain la bouscula pour découvrir quelques personnes affalées sur la mezzanine, parfois à même le sol. Il planta ses poings contre ses hanches et soupira. Ivanie, qui s'était reprise en un battement de cils, le rejoignit pour annoncer :
— Faites de la place.
Elle ajouta, à l'attention de Guerlain :
— J'espère que tu es encore d'attaque. La partie n'est pas terminée.
Guerlain savait d'expérience que cela ne laissait rien augurer de bon.
Lorsque Jahia émergea de l'escalier, assez alcoolisée pour ne pas jeter un regard assassin à Ivanie, mais suffisamment lucide pour lui tenir tête. Elle lui dit :
— Tiens, regardez-moi qui vient là.
— Je reviens quand la partie est intéressante.
Guerlain avait cédé sa place à Ivanie en termes de contrôle sur les événements. Affalé sur un pouf, il gardait sur ses invités un regard trouble. Simon avait abandonné la soirée depuis bien longtemps en compagnie d'un groupe d'amis au moins aussi inaccessible que les fréquentations d'Ivanie. Du moins s'imaginait-elle qu'il avait quitté les lieux, car il n'avait pas jugé bon de l'en tenir informée.
Ivanie s'était arrogé le contrôle de la mezzanine. Elle y avait chassé tous ceux qui ne souhaitaient pas prendre part au jeu. Un passage obligé des soirées selon sa propre définition. Elle avait même renvoyé quelques invités qu'elle ne jugea pas dignes d'intérêt. Pas assez biens pour lui plaire, pas assez ridicules pour la divertir. Les critères d'Ivanie en la matière étaient cruels, ils correspondaient à l'image qu'elle présentait. Aussi tous les joueurs se tendirent lorsque Jahia s'intégra au groupe en désignant Sidoine, qui la suivait sans conviction.
— J'amène un revenant, ajouta-t-elle.
C'était, d'une certaine manière, son billet d'entrée. Sidoine n'avait pas la moindre idée de la raison qui poussait Jahia à se mettre en danger. Elle ne semblait pas mue du même instinct de survie que le commun des mortels.
Sidoine croisa par inadvertance le regard d'Achille. Ivanie lui avait réservé une place de choix à ses côtés et les rangs s'étaient resserrés. Il n'y avait plus beaucoup de places libres et Guerlain se décala de bonne grâce pour permettre à Sidoine de s'installer. Il calcula mal son coup et faillit finir à moitié sur le pouf, à moitié sur les genoux de Guerlain. Sans prêter attention aux règles du jeu, déjà trop abstraites dans l'état d'ébriété dans lequel il se trouvait, il essaya de négocier avec Guerlain une rasade de sa bouteille.
— Pas pour toi, maintint-il.
— Tu es plus bourré que moi, argua Sidoine, en levant un doigt devant le nez de Guerlain, comme si cela représentait un point de taille dans son plaidoyer.
Ou dans sa ridicule tentative de persuasion. Guerlain ne céda pas. Il avait de bonnes raisons de penser qu'il ne valait mieux pas encourager Sidoine à abandonner un peu plus de contrôle. Le contrecoup n'en serait que plus rude, que plus violent.
— Tu me remercieras quand tu auras dessoulé. Personne n'a envie de te voir exploser.
— Sidoine !
Ivanie venait de le désigner et le sourire de Guerlain s'était élargi. Il n'y avait plus d'issue pour Sidoine qui se tassa sur lui-même. Non loin de celle qui dirigeait la fin de la soirée, Achille secoua la tête pour lui intimer de ne pas se prêter au jeu. Sidoine déglutit.
Ivanie distribuait la parole, décidait de qui jouait, de qui passait son tour, et personne ne songeait à remettre en question son autorité. C'était ridicule pourtant. Personne n'était forcé de se plier à cette loi et Ivanie n'avait qu'à leur laisser entendre qu'elle était invulnérable pour qu'ils se figurent que cela puisse être vrai.
— Tu joues ? demanda Jahia.
Elle ne l'imaginait pas autrement qu'en qualité de spectateur, mais Ivanie lui coupa une nouvelle fois toute fuite :
— Bien sûr qu'il joue.
Elle s'humecta les lèvres, qu'elle avait retouchées au cours de la soirée pour en redéfinir la courbe. Elle mima la réflexion, mais la question vint trop naturellement pour qu'elle ne l'ait pas préparée :
— Un baiser, Sidoine. Qui tu veux.
Le cœur de Sidoine manqua un battement. Pour masquer le malaise qui se creusait à hauteur de sa poitrine, il tenta de plaisanter :
— Je ne savais pas qu'on était de nouveau au collège.
— Je t'épargne la version plus croustillante, elle ne te plairait pas, rétorqua la reine du jeu.
Le message était limpide : il n'était pas de taille à lancer une joute verbale contre une adversaire de la trempe d'Ivanie.
Jahia chercha à capturer le regard de Sidoine, comme pour l'implorer de se sortir de ce bourbier et vite. Il pouvait l'embrasser, elle. Cela ne compterait pas.
Et Sidoine ne supporterait pas que cela compte.
Jahia se leva promptement et le regard d'Ivanie glissa sur elle sans la blesser. Elle avait trop enduré de moqueries, d'œillades insistantes et méprisantes pour encore s'en formaliser. Les filles comme Ivanie, elle s'en fichait.
Celle-ci ne parut pas apprécier l'affront. Elle claqua sa langue contre son palais.
— Pas une fille.
Guerlain s'était redressé à demi, comme s'il sentait venir l'entourloupe.
— Ce serait trop facile. Embrasse un garçon, Sidoine.
L'intéressé fut incapable de garder pour lui l'effroi que suscitèrent ces paroles. Le visage de son oncle se présenta à lui comme une gifle, le silence de ses parents, l'hypocrisie de sa mère, son inquiétude, tout remonta à la surface.
Guerlain avait raison : l'explosion était imminente.
Et elle ne serait pas la faute de l'alcool. Pas exclusivement, du moins.
C'était Ivanie qui décidait de la couleur locale de cette partie. Elle y avait posé sa marque, avait distribué les rôles des gagnants et des perdants. Il n'y aurait aucune surprise pour elle, seulement le déroulement jouissif de ce qu'elle avait orchestré. En la considérant sans un mot, Achille regretta la vague lâcheté qui l'étreignait autant qu'il déplora la perte de la fille qu'il avait découverte.
La fille qui aurait été capable de traduire le désespoir cru qui écorchait la figure de Sidoine.
La fille découpée par les ombres, taillée à vif dans la chair glacée de la nuit.
La tension monte et c'est rien de le dire. Je vois un peu cette soirée comme une mise en scène millimétrée. Des entrées, des sorties, des spectateurs. On aura l'occasion d'y revenir un peu plus tard.
Inutile de préciser que j'ai adoré écrire ce chapitre. N'allez pas chercher, dès que les personnages sont mis dans une situation déplaisante, que les fils de l'intrigue se chevauchent, j'apprécie. Un peu plus que ça, même :3
Je vous dis à bientôt pour la suite !
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