Chapitre 17 : D'un étrange pourpre

[Louie, que vous avez déjà eu l'occasion de croiser une fois. Il semblerait bien qu'elle repointe le bout de son nez. Vous reconnaissez un air de famille ?]


Swann s'était attardée dans la salle de bain. Elle y décrypta le reflet qui se penchait devant la glace et qui l'étudiait avec une attention un peu confuse. Elle porta sa main jusqu'au miroir et rencontra la matière lisse, plane, et froie. Ce contact hérissa un frisson le long de son bras et elle tituba.

Elle avait besoin de reprendre ses esprits. De reprendre son souffle.

Swann passa ses doigts dans ses cheveux. Elle avait envie d'arracher les mèches qu'Ivanie avait entortillées et coincées derrière ses oreilles. Plusieurs heures après cette étape de métamorphose, dont elle se serait bien passée, Swann ne comprenait toujours pas. Ni le geste d'Ivanie, qui ressemblait à de la gentillesse déguisée, ni son acharnement. Elle n'avait pas nettoyé son visage du maquillage et si le résultat était moins net qu'au début de la soirée, il restait très éloigné de ce dont Swann avait été habituée. Cette version d'elle-même lavée de tout artifice, mais qui ne lui plaisait pas davantage.

Quelqu'un tambourina contre le battant de la porte en s'époumonant.

— Ouvre ! Libère la place, merde !

Swann eut à peine le temps de faire sauter le verrou qu'un garçon la bouscula pour entrer. Il se rua à l'intérieur, se précipita à l'assaut des toilettes, s'agenouilla, et entreprit de vider le contenu de son estomac dans un bruit qui retourna celui de Swann. Elle jeta un regard répugné derrière son épaule. Elle renonça à l'idée de proposer son aide quand un cri remonta dans le couloir :

— Hé, y'a Loïc qui vomit !

L'intéressé ne leva pas la tête de la cuvette. Swann songea que ce devait être un spectacle récurent en soirée, peut-être même un moyen d'animation comme un autre. Il n'était pas à son goût.

Elle profita de la diversion pour monter les escaliers et se perdre dans les portes qui se présentaient, les unes à côté des autres. Une mezzanine était occupée par une demi-douzaine d'invités, occupés à philosopher d'une voix éraillée. Swann passa à proximité avec précaution et refusa poliment la bouteille de rhum arrangé qu'on lui proposa. Elle avait été témoin des effets de l'alcool et toute envie de s'y essayer.

En revanche, elle avait envie d'une cigarette, sans savoir si elle ressentait le besoin d'apaiser le stress qui montait par vagues ou si elle désirait juste s'occuper les mains et l'esprit. Plutôt que de redescendre les escaliers, où s'étalaient quelques adolescents qui s'écartaient à contrecœur, elle déambula le long des portes closes.

Elle n'avait pas tant envie d'une cigarette que de reprendre son souffle.

Alors elle ouvrit l'une des portes. Elle s'attendit à la trouver fermée, mais le verrou n'opposa aucune résistance. Presque malgré elle, Swann recouvra un peu de calme après avoir repoussé le battant et s'être adossée contre. Elle ne réalisait qu'à l'instant le vacarme de son cœur. Une main pressée contre sa poitrine, l'autre contre sa bouche pour taire une exclamation, Swann prit une inspiration heurtée.

Elle pensa à Guerlain, qui passait son temps à la prévenir contre les effets néfastes de la cigarette.

Il y a d'autres poisons, Anne.

Un petit toussotement résonna dans le silence de la chambre. Le cœur de Swann, déjà affolé, manqua de se décrocher lorsqu'elle découvrit une jeune femme, assise sur le lit. Loin de partager le malaise de Swann, elle referma sèchement le livre qu'elle avait sur les genoux. Elle semblait avoir trouvé une source de divertissement digne de son attention.

— Je m'appelle Louie, déclara l'inconnue, en armant ses lèvres fines d'un sourire. Avec un « e ».

— Je... Heu... Swann, avec deux « n ».

— Alors ça doit être un signe, Swann.

Le cœur de l'intéressée eut un second loupé. Elle lissa sa robe pour se trouver une contenance et le visage de Louie se froissa. Son visage rond, qui était comme familier à Swann, perdit sa bonhomie.

— Désolée. Il paraît que je ne suis pas très à l'aise avec les gens.

— C'est rien, rétorqua Swann. Je suis désolée de t'avoir dérangé. Je pensais que la chambre était vide et... et je vais y aller.

Elle ne prit pas la peine d'inventer un prétexte. Personne ne l'attendait en bas, mais si elle réussissait à descendre les escaliers en un seul morceau, elle pouvait encore espérer quitter la soirée sans qu'Ivanie n'ait le loisir de mettre sa menace à exécution. C'était ce que Swann aurait dû faire bien plus tôt, mais elle s'était retrouvée enchaînée à cette ambiance festive. Elle avait aimé l'idée d'en faire partie, de se fondre dans cette masse d'adolescents et de ne plus se sentir à part.

Pas semblable aux autres, pas en accord avec elle-même non plus.

Swann avait compris au cours de la soirée que la solitude n'était rien. Qu'il fallait l'expérimenter entouré d'une foule compacte de personnes pour en appréhender la douleur. La solitude n'était jamais plus pénible, plus insupportable, que lorsqu'elle était vécue au milieu d'autres individus.

Louie ne la retint pas vraiment. Pas physiquement, en tout cas. Elle passa ses deux jambes du côté du lit et l'appela :

— Attends, Swann.

Et Swann se raidit, à moitié dos à la quasi-inconnue qui avait eu le bon goût de se présenter en guise d'introduction.

— Tu peux rester. Personne ne viendra te déranger, ici. Guerlain me l'a assuré.

Swann se retourna pour dévisager la drôle d'énergumène qui se tenait à l'écart des festivités. Elle crut avoir affaire à la sœur de Guerlain. Pour un être d'une telle extravagance, avoir une sœur aussi décalée ne serait pas franchement surprenant.

Swann avança avec prudence :

— Je croyais qu'il n'y avait personne en dehors de ton frère, ici.

— C'est le cas. Moi, il m'a appelé pour s'assurer que quelqu'un garderait un œil sur la soirée. Guerlain est un grand garçon, mais il a tendance à être un mauvais exemple. Il fallait quelqu'un de responsable pour le surveiller. Je ne suis sans doute pas la personne la mieux qualifiée et j'ai fini par me retrancher ici.

Louie eut un sourire un peu triste qui découvrit ses dents. Elle semblait un peu enfantine, avec sa queue de cheval qui rassemblait quelques mèches de cheveux bouclés sur l'arrière de son crâne et les courbes rondes de son visage. Elle était d'une beauté atypique, si particulière qu'elle donnait envie à Swann de la contempler. Pas pour lui trouver des défauts, mais pour laisser sa singularité la rendre plus lumineuse qu'elle ne l'était.

— Je ne suis pas très courageuse.

Elle avait l'air sincèrement peinée.

— Tu as peur d'eux ?

— Je n'ai pas peur, nuança Louie. Je ne les comprends pas.

Et c'était sans doute réciproque. Swann la trouva aussi originale que son prénom. Elle lui donnait envie de ne pas peser ses mots, de ne pas se demander si ses paroles étaient appropriées. Elle lui donnait envie d'exister un peu plus fort et Swann n'avait jamais connu une telle sensation.

Swann, qui ne se connaissait pas, fut soudain saisie par l'envie de se reconnaître.

Elle aurait pu couper court à la discussion. Remercier Louie pour sa proposition, pour lui avoir offert de partager son refuge, et refermé la porte derrière elle. Elle aurait refermé la parenthèse et aurait oublié le visage de Louie au milieu de tous ceux qu'elle avait croisés au cours de la soirée.

Non, Swann n'aurait pas oublié son visage. Une figure pareille, on ne l'oubliait pas.

— Alors tu es...

— Le garde-fou de Guerlain.

Le regard de Louie se troubla en quittant celui de l'adolescente. Comme une caresse qui s'enfuit. Swann réalisa que l'autre devait être un peu plus âgée qu'elle, de peut-être deux ans. Il y avait quelque chose en elle qui échappait à toute mesure, qu'elle ne saurait quantifier, et qui faisait d'elle un être sans âge. Derrière son insignifiance, qui se jouait sur la nuance rousse de ses cheveux bruns, sur sa petite taille et sur ses airs de fillette bienheureuse, Swann trouva une énigme.

Quelque chose de plus coloré encore que sa salopette à carreaux violette et noire.

— Et pas seulement le sien.

— Ton frère a...

— Il y a erreur sur la personne, la coupa Louie.

Un sourire un peu hésitant se peignit sur ses lèvres, comme si elle craignait que Swann révise son jugement à son sujet.

— Je ne suis pas la sœur de Guerlain.

Avant qu'elle ajoute quoi que ce soit, Swann avait compris. Elle avait compris d'où lui venaient cette impression de déjà-vu et la ressemblance avec un visage qu'elle connaissait bien. Elle avait mis un nom sur cet autre visage et Louie ne fit que le lui confirmer :

— Je suis la sœur d'Ivanie.

***

Un étage plus bas, la musique avait changé de registre. Les enceintes libéraient à présent des morceaux plus sensuels et les couples s'étaient naturellement formés. Jahia s'était déniché une cavalière, puisque son copain s'était défilé pour la soirée, et ne s'était pas éloignée des pistes de danse depuis son arrivée. Elle avait à peine trempé ses lèvres dans un rafraîchissement et avait accepté l'idée que ses muscles lui feraient payer ce supplice le lendemain.

Les seuls instants de pause qu'elle s'accordait étaient réservés à Sidoine. Sans chercher à le convaincre de la rejoindre, elle prenait de ses nouvelles. Le visage qu'il lui avait présenté un peu plus tôt dans la soirée ne la quittait pas. Elle avait été tentée d'en toucher un mot à Achille, mais il était définitivement hors de portée.

Enfin, il ne se trouvait pas à une distance inatteignable, mais la présence d'Ivanie était dissuasive.

Pendue au cou d'Achille, celle-ci avait repris ses droits, au sens très littéral du terme. Le message était clair, limpide même, pour tous les invités : ce garçon, personne n'était autorisé à l'approcher. Une adolescente avait tenté, sans mauvaise intention, avant qu'Ivanie entraîne Achille sur la piste de danse improvisée. La malheureuse avait été chassée sous l'œil incrédule du garçon. Ivanie avait balayé la confusion d'un revers de la main :

— Tu danses ?

Et Achille se rappelait avoir été partagé. Partagé entre l'envie de décliner l'offre, parce que cela lui avait semblé plus correct, et celle d'accepter, parce qu'il se sentait seul, lui aussi.

La main d'Ivanie, posée contre sa nuque, était comme une ancre pour l'empêcher de fuir. L'adolescente n'avait sans doute pas conscience de se montrer si envahissante, si possessive. Elle agissait en geôlière et la danse qui animait son corps, habitait sa chair et l'amenait à onduler, ne la rendait pas moins dangereuse. Elle se changeait en prédatrice, sans accorder d'attention aux quelques sifflements que suscitait sa prestation.

Achille ne restait pas de marbre, mais il ne se contentait de suivre le mouvement, avec une certaine raideur. Son intérêt était sans cesse attirée loin des courbes d'Ivanie, de sa sensualité étudiée, et de sa beauté quasi irréelle, digne d'une statue antique. Il surveillait la porte d'entrée. Elle ne s'ouvrait que sur le passage des invités qui prenaient l'air et la solitude d'Achille se creusa un peu plus.

Sidoine n'était pas venu.

Les doigts d'Achille se crispèrent sur la taille d'Ivanie. Il aurait pu s'y attendre, mais l'absence de Sidoine éveillait un sentiment qu'il connaissait bien : l'abandon. Plus le mal se déployait, plus l'adolescent se laissait porter par la danse. Pas tant par revanche que pour combler le vide, que pour tromper son esprit qui martelait, à chaque pas : il n'est pas venu.

Achille avait opiné aux bavardages d'Ivanie et la pitié qu'il éprouvait pour elle s'était creusée. Si lui ne pouvait s'empêcher de surveiller la porte en espérant y découvrir Sidoine, Ivanie jetait de lourdes œillades en direction des fenêtres. Dehors, sa plus grande ennemie veillait. Ils avaient au moins cela en commun. En cela, ils formaient un couple bien étrange.

Ivanie se consumait de peur. Elle craignait de voir sa lumière pâlir sous l'empreinte de la nuit. Elle craignait que les émotions qu'elle muselait jaillissent au plus inapproprié des instants. C'était également pour cette raison qu'elle s'accrochait aussi désespérément à Achille. Pour qu'il ne la lâche surtout pas, parce qu'elle ressentait un besoin impérieux d'être aimée. Elle qui ne vivait qu'à travers le regard des autres, qui s'éteignait lorsqu'on ne la contemplait pas, aurait pu implorer Achille de lui accorder son caprice.

Achille aurait pu s'abandonner à son étreinte sans se poser davantage de questions. Il en était incapable. Pas entièrement, en tout cas. Sa lucidité aiguisait sa vulnérabilité.

— Arrête d'attendre.

Il t'a laissé.

À l'instant où Ivanie prononça ces paroles, une silhouette se dessina dans le cadran de la porte d'entrée. Sidoine avait choisi son heure pour se joindre à eux.

Ivanie ajouta à son oreille, en attirant Achille à sa suite, loin du feu des projecteurs :

— Il ne viendra pas.


Je ne vous avais pas encore parlé de Louie, je crois. Je n'avais pas prévu son personnage. Enfin, ça a été la dernière venue, mais ce genre de persos décalés, c'est apparemment un peu ma marque de fabrique. J'ai une affection particulière pour ces personnages un peu hors-cases (au grand dam de Sidoine...).

Louie est atypique, en tout cas, mais que pensez-vous d'elle ? De son duo naissant avec Swann ? Je suis curieuse d'avoir votre ressenti. 

Update (parce que les notes sont rédigées à l'avance pour me permettre de publier de là où je veux) : Je suis désolée de publier tard. C'est extrêmement compliqué pour moi en ce moment. J'ai perdu une amie très proche, j'ai été malade, et j'ai deux deadline, dont celle du concours qui concerne Mosaïque fin de semaine. J'ai donc été très absente ces derniers temps. Je poste quand même, parce que vos commentaires, les quelques petits retours qui me parviennent, me font du bien. Je vous embrasse, prenez soin de vous et de vos proches <3 


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