Chapitre 13 : De valeurs désunies
[Ivanie, avec un petit contraste de couleurs complémentaires (opposés sur le cercle chromatique) : le orange et le bleu]
Une peur aiguë couvait.
Ivanie la sentait sous sa peau avec une précision effroyable. Elle se déplaçait comme un serpent dont chaque écaille lui meurtrissait la chair.
Elle n'ouvrit pas les yeux tout de suite. La nuit s'évacuait aux quatre coins de la pièce et sans chercher à s'en assurer, Ivanie sentait les rayons de soleil s'infiltrer par les trous des volets. Elle ne les fermait jamais entièrement et cela rendait fou Simon qui se réveillait aux premières lueurs du jour. Elle l'entendait presque pester en silence contre sa manie.
Ivanie était occupée à discipliner l'angoisse qui la quittait. Le sommeil et la présence de Simon l'avaient rendue moins vicieuse, mais son cœur s'emballait déjà dans sa poitrine. Son corps détestait ce silence autant qu'il haïssait cette chambre, cet espace dédié à la solitude.
Lorsque personne ne lui tenait compagnie, Ivanie avait l'impression que ses pensées, que ses émotions, ricochaient contre les murs. Les échos finissaient toujours par retomber sur elle. Comme pour lui rappeler qu'elle n'était pas faite pour rester seule et que la nuit lui renvoyait au visage tout ce qu'elle pouvait répugner. À commencer par elle-même.
Un froissement de tissus attira l'attention d'Ivanie. Le poids et la chaleur qui avaient trompé la solitude à ses côtés s'envolèrent.
— Tu t'en vas déjà ?
— T'as pas fermé le volet, répondit Simon, un peu vertement.
Ils étaient capables de se disputer pour un rien. Tout comme ils étaient capables d'afficher la solidarité la plus totale en public. Ivanie se demandait si un couple devait ressembler à cela et s'ils n'en étaient pas peut-être un, finalement. Ce n'étaient pourtant pas les termes du contrat initial. Ivanie se rappelait avec précision des paroles échangées, lorsqu'ils s'étaient réveillés pour la première fois l'un à côté de l'autre, après une soirée dont elle n'avait gardé presque aucun souvenir :
— On remet ça ?
— Tu m'aides ?
Simon s'était exécuté et avait réalisé un nœud à piètre allure dans le dos d'Ivanie qui lui avait fait face. Il y avait cette tension entre eux, peut-être les prémices de ce qui aurait pu être une belle amitié si Ivanie avait refusé l'offre de Simon. Elle avait préféré l'attirance, purement sexuelle, qui les unissait.
— C'était bien, nan ?
— Ouais.
En réalité, Ivanie n'avait conservé qu'un vague souvenir de leurs étreintes. Une part d'elle était flattée, car c'était bien un compliment voilé que Simon lui présentait. Elle n'avait pas encore conscience que ce n'était pas bien élogieux dans sa bouche et qu'elle était loin d'être la première.
Tout comme il était loin d'être le premier.
Ivanie avait plissé les yeux, avait remis de l'ordre dans ses boucles brunes avec une sensualité étudiée qu'elle perfectionnerait au fil des semaines.
— On peut remettre ça, ouais.
Il s'était penché sur elle, avait effleuré son épaule de sa bouche et y avait laissé l'empreinte de son sourire triomphant. Ivanie avait déjà une réputation à tenir et une liste de conquêtes qu'on disait interminable. Les rumeurs exagéraient la réalité, mais Ivanie n'avait jamais cherché à s'innocenter. Si elle avait été un garçon, on l'aurait considéré comme un héros, pas comme une fille facile et Simon jouerait le rôle d'assurance. Si leur relation, qui ne s'étendrait pas au-delà des rapports charnels, était rendue publique, alors on la laisserait tranquille.
En d'autres termes, Ivanie avait pesé le pour et le contre. Elle avait tout à gagner et Simon récolterait, dans son lit, l'une des filles les plus convoitées du lycée. Ladite fille se moquait pas mal de n'être qu'une ligne prestigieuse sur son tableau de chasse. Car il n'était question que de cela pour Simon.
Ivanie entrouvrit une paupière pour deviner, dans la clarté timide du jour, l'ombre de Simon. Il n'était pas désagréable à regarder et il ne l'ignorait pas. Malgré sa mauvaise humeur apparente, un rictus se dessina sur ses lèvres lorsqu'il surprit les yeux d'Ivanie sur lui. Il passa un t-shirt sur son torse nu et un pull avant de lancer :
— Désolé, le spectacle est terminé.
— Ferme la porte en sortant.
— Y'a ta sœur en bas.
— Elle devrait pas être debout, rétorqua Ivanie, cette fois bien réveillée.
Elle s'était redressée sur les coudes. S'il y avait bien quelque chose qui pouvait gâcher sa matinée, c'était bien une rencontre entre sa sœur et Simon. Non seulement cela promettait un échange déplaisant, mais elle ne manquerait pas de subir les remarques de son aînée.
— Sois discret. Avec un peu de chance, elle ne t'entendra pas.
— C'est à elle que tu veux éviter une rencontre gênante ou à moi ? protesta Simon. La dernière fois, elle m'a tenu la jambe pendant vingt minutes.
Et j'ai eu le droit à un discours d'une demi-heure sur les risques des relations sexuelles, sur le consentement, et sur la pression sociale exercée sur les femmes à ce sujet, songea Ivanie, en espérant y échapper. Comme si elle y connaissait quelque chose.
— Allez, sors de là, s'impatienta Ivanie.
— T'es une chieuse, en conclut Simon, avant de passer le seuil de la porte, un sac sur son épaule, et sans même lui dire au revoir.
Ivanie ferma les yeux un instant et tendit l'oreille. Elle entendit les pas de Simon dans l'escalier, puis plus rien. Pas d'échos d'une conversation, rien que la porte claquée dans le sillage d'un adolescent qui ne connaissait pas la discrétion. Ivanie soupira.
Le jour avait chassé la nuit et elle se sentait déjà mieux. Il lui suffirait de quitter cette chambre pour se savoir à nouveau elle-même. Du moins, pas aussi misérable que la sensation qui l'étranglait.
Ivanie se leva à son tour et fit rouler les muscles de ses épaules. Elle croisa son reflet dans le miroir qui adoucissait l'angle à côté de la porte. Nue, elle s'attarda sur les courbes généreuses de son corps. Elle était gourmande, sensuelle, non loin de la perfection qu'on réclamait, voire qu'on exigeait, du corps féminin. Ivanie aurait préféré tirer sa fierté de toute autre chose, de son esprit, d'un quelconque talent, mais on lui avait fait comprendre qu'elle ne possédait que cela. Qu'un corps semblable aux sculptures grecques.
Elle s'arracha à ce reflet pour réaliser un bref détour par la salle de bain où elle disciplina ses cheveux bouclés. Elle se vêtit sur le carrelage froid et se pressa. Il y avait ce vide, au creux de son estomac, aussi épouvantable qu'il menaçait de l'engloutir. Ses pensées étaient plus impérieuses que jamais et ses sens lui renvoyaient autant d'informations qu'elle était incapable de trier. Au milieu de ce déluge de réflexions, Ivanie discerna le visage d'Achille.
Il était un objectif autant qu'un échec potentiel. Un échec qu'elle n'avait pas vu venir et qui lui nouait les entrailles. Soudain, comme si la possibilité qu'elle puisse perdre ait pu anéantir toute confiance en ses capacités, les gestes d'Ivanie furent moins précis, plus maladroits. En donnant à Achille de l'importance, elle lui conférait le pouvoir de la détruire.
Et Ivanie l'aurait presque supplié de ne pas en faire usage.
Pendant ce bref instant, elle parut épuisée, à bout de forces. Pourtant, elle releva la tête et descendit les escaliers sans faillir.
Elle hésita à faire un crochet par la cuisine, mais de la musique s'échappait de la porte entrouverte. Ivanie espéra que sa sœur n'avait pas entendu Simon filer en douce quelques instants plus tôt et entra sans saluer celle qui occupait déjà les lieux. Elle traversa la pièce d'un pas altier, mit d'office une distance raisonnable entre son aînée et elle, et se servit un verre de jus d'orange le plus naturellement du monde. N'importe qui aurait été dupé par son assurance et l'aplomb de ses gestes.
Même Guerlain pouvait admettre son talent en matière de faux-semblants.
— C'est toujours le même ?
La question paraissait presque innocente. La voix était bien plus aiguë que celle d'Ivanie, presque enfantine, mais l'adolescente ne se laissait pas abuser. Il n'y avait jamais rien d'innocent aux réflexions de sa sœur.
— Oui, lâcha-t-elle, du bout des lèvres.
— Il commence à m'être familier, se réjouit l'autre. D'ici quelque temps, peut-être m'adressera-t-il un bonjour, avant de partir.
— Louie, gronda Ivanie, en clouant sa sœur d'un regard meurtrier.
— Je sais, je sais.
Elle avait levé les mains en signe de reddition et sa cadette suivait le mouvement en roulant des yeux. Dire que Louie l'agaçait aurait été un cruel euphémisme. D'aussi loin qu'elle se souvenait, elles ne s'étaient jamais entendues. Trop différentes, trop incompatibles. L'esprit de Louie, que leurs parents qualifiaient de génial, était un petit prodige. Cela les désignait surtout toutes deux comme deux liquides non miscibles.
— À condition que tu gardes le même.
Ivanie se rebiffa. Le sous-entendu était loin d'être à son goût. Elle se moquait pas mal que Louie ait pu prononcer ces paroles sans penser à la blesser. C'était toujours ainsi, avec son aînée. On lui passait sa maladresse sous prétexte qu'elle ne maîtrisait pas les codes sociaux. Ses parents avaient demandé à Ivanie de ne pas se froisser quand les paroles de Louie dépassaient sa pensée. Elle n'avait pas conscience des notions de base comme le paraître, comme les réflexions qu'il valait mieux taire. La sphère sociale était bien la seule chose dans laquelle Louie n'était pas douée.
Là encore, Ivanie était son parfait inverse.
— Tu as l'intention de sortir ?
Louie s'était habillée. Elle avait associé des couleurs qu'Ivanie n'aurait même pas songé à mélanger et le résultat était particulier. Le regard qu'Ivanie posait sur elle suintait son mépris.
Louie savait qu'il n'y avait pas que cela, que le dédain qu'elle devinait dans ses yeux n'était pas l'émotion qui étranglait sa petite sœur. Il y avait quelque chose de plus profond, qu'Ivanie avait tu en même temps que ce deuxième visage, plus humain. Il y avait de la jalousie, de la tristesse, une incapacité à se sentir à la hauteur, derrière la méchanceté de l'adolescente.
Ivanie se comparait aux autres en permanence et, pour y échapper, elle avait fait en sorte de se placer au-dessus du commun des mortels. Lorsque Louie contemplait le profil un brin hargneux d'Ivanie, mais ô combien harmonieux, avec son profil grec, sculptural, ses lèvres gourmandes et ses yeux sombres, Louie voyait la petite fille qu'Ivanie avait été. Avant qu'elle ne crée de toute pièce l'adolescente conquérante.
Parfois, à la nuit tombée, Louie surprenait à nouveau la véritable Ivanie. Celle qui serait capable de s'écorcher la peau pour en déloger les émotions étrangères.
Louie contempla le visage d'Ivanie, et Ivanie contempla le visage de Louie. Cette figure lunaire était d'une harmonie mesurée et avait quelque chose de dérangeant. Elle était beaucoup plus petite que sa cadette et les quelques rondeurs d'Ivanie, jugées sensuelles, enveloppaient le corps de Louie de manière bien moins avantageuse. C'était du moins ce qu'on en disait, car elle n'avait jamais jeté un regard dépréciateur sur ses formes et même les remarques déplacées n'avaient pas su la faire revenir sur ses positions. Cela agaçait Ivanie au-delà des mots, le fait qu'elle soit immunisée contre la méchanceté et qu'elle n'ait jamais changé pour personne. Louie était hors-norme.
Elle ouvrit la bouche après avoir trempé ses lèvres dans son verre d'eau pétillante. Alors qu'Ivanie s'élançait vers la porte après avoir claqué sa langue contre son palais, elle la retint :
— Tu t'es déjà demandé si le jeu en valait la chandelle ? Si tu y gagnes plus que tu y perds ?
Elle était évasive, mais Ivanie avait saisi le message au vol. Elle s'arrêta devant la porte avant de jeter, derrière son épaule :
— Commence par parler comme une personne normale. Je ne te comprends pas.
Et elle claqua la porte.
L'air frais, vivifiant, de novembre la gifla et elle prit une profonde inspiration. Elle s'y brûla les poumons et les larmes qui lui montèrent aux yeux furent chassées d'un geste rageur de la main. Une flopée d'injures franchirent le seuil de ses lèvres. Elles allaient toutes à l'intention de Louie.
Elle la détestait de voir si clair dans son jeu. De ne pas être dupe, de deviner, toujours, le mal qui la rongeait. Elle la détestait encore davantage pour être la cause indirecte de ce mal.
L'espace d'un instant, une infime part du barrage qu'elle avait érigé, et qui retenait la source de ses émotions, céda. Des sentiments inexplicables se déversèrent sur son être. Elle hoqueta et ferma les poings pour se reprendre. Elle peignit sur son visage un mensonge : un sourire.
Le lycée était une arène. Elle ne pouvait pas se permettre de renvoyer une image aussi pitoyable d'elle-même. Il n'y avait pas de place pour les larmoiements, pour le sentimental. Ivanie repoussa la porte derrière elle et y verrouilla ses doutes, l'insécurité qu'elle gardait jalousement pour elle. Elle s'était promis que personne ne l'approcherait d'assez près pour entrevoir la vérité.
Les paroles de Louie résonnèrent encore quelques secondes en elle.
Le jeu en valait-il la chandelle ? Ivanie avait résolu que oui. Elle s'était persuadée qu'elle sacrifierait tout ce qu'elle possédait pour ne plus jamais retourner dans l'ombre.
Elle était prête à tout pour conserver cette petite place au soleil.
***
Ivanie avait faussé compagnie à ses amis sans se donner la peine d'inventer une excuse. Elle n'était pas d'humeur et tous ceux qui l'avaient contrariée aujourd'hui s'en étaient rendu compte.
La journée de cours touchait à sa fin et, plutôt que de rentrer chez elle, ou du moins tromper la solitude avant d'être forcée à rejoindre sa maison, Ivanie se perdit dans les couloirs du lycée. Elle se rappelait avoir cédé à la panique, le premier jour, en seconde, lorsqu'elle avait découvert le complexe scolaire. Pas qu'il soit réellement colossal, mais certains couloirs avaient été réalisés en symétrie parfaite avec d'autres, de l'autre côté du bâtiment, et il avait fallu plusieurs semaines à Ivanie pour ne plus se perdre.
Désormais, le lycée Charlemagne était son terrain de jeu. On s'écartait sur son passage, on baissait d'un ton lorsqu'on la croisait, on lui adressait un sourire poli. Ivanie avait un faible pour ce comportement particulier. Elle savait que rares étaient ceux qui bénéficiaient d'un tel traitement.
Le soleil ne brillait pas souvent à Obernai, surtout à cette période de l'année, et lorsque la grisaille paralysait la ville, Ivanie incarnait le rôle du soleil avec joie. Elle retrouvait sa juste place.
Elle traversa un dédale de couloirs en songeant à l'architecte, pas tout à fait sain d'esprit à son sens, chargé de l'élaboration des plans de l'établissement. Elle poussa une porte vitrée et entra dans un espace réservé aux arts. Les enseignements de musique, d'arts plastiques et de théâtre y étaient rassemblés. Au bout du couloir, Ivanie vit la silhouette d'Achille disparaître. Elle dut se faire violence pour ne pas s'écarter de son objectif et entra dans une pièce voisine.
La salle était marquée par l'immense estrade et par les rideaux qui la bordait. Le reste était cruellement vide, à l'exception de quelques tables pressées contre les murs.
Exception faite également d'une personne plantée au milieu de la scène, figée dans un mouvement qu'Ivanie avait sans doute interrompu. Elle surprit, sur le visage du comédien, les émotions de son personnage. Les traits en étaient baignés, imprégnés, avec un talent qu'Ivanie ne pouvait que reconnaître en s'avançant dans la pièce.
Guerlain rassembla les feuilles volantes dans une main et leva le menton comme pour défier Ivanie. Du haut de la scène, il était tout-puissant.
Un de ses sempiternels sourires fendit son visage et chassa les restes du personnage qu'il jouait. Un de ses autres lui qu'il confondait parfois avec ce qu'il était vraiment.
Sa voix emplit la pièce et coupa toute retraite à Ivanie qui haït la beauté mensongère de ce sourire.
— Je savais que tu reviendrais.
Je parlais de personnages attachés aux apparences, la dernière fois, je crois. On a Ivanie, qui remporte la manche haut la main. J'ai énormément d'affection pour elle, mais vraiment énormément. Même si j'imagine qu'elle ne fera pas du tout l'unanimité. Elle est loin d'être aussi fade et bêtement méchante que ce qu'on peut imaginer, bien que ça ne fasse pas d'elle une sainte.
J'espère que ce chapitre vous aura plu. Je me rappelle avoir adoré l'écrire pour ma part ! Je vous embrasse !
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