Chapitre 11 : D'ocre tendre

[Un dessin de Swann, beaucoup plus représentatif de ce à quoi elle ressemble en réalité]


Ivanie considéra les trombes d'eau qui s'abattaient sur la cour avec dépit. La pluie était si dense que le bâtiment qui délimitait l'autre versant de la cour intérieure semblait avoir été estompé du bout de l'index.

Pendant l'interminable monologue du prof d'Histoire, cette pensée avait effleuré Achille. La pluie délavait les couleurs, grisait les contours déjà mornes du lycée Charlemagne et cet autre visage plaisait à l'adolescent.

La bouche tordue en une moue excédée, Ivanie ne partageait pas cette vision purement artistique du déluge. Elle resserra ses doigts sur son sac à main. Il ne fallait pas compter sur une faveur du destin aujourd'hui. La pluie ne s'arrêterait pas de sitôt.

Avec le sport qui inaugurerait les cours de l'après-midi, la semaine commençait mal.

— Haut les cœurs, ironisa Mathilde, une adolescente aux cheveux roux qui remontait ses lunettes sur le sommet de son crâne.

— C'était peut-être pas le bon jour pour sortir le lisseur, ricana Simon, secondé par quelques garçons qui ne s'attardèrent pas.

— Continue comme ça et tu vas finir noyé dans une flaque, grinça Ivanie.

Simon se pencha pour passer une main vive dans les cheveux bruns de la jeune fille avant de lui susurrer :

— On verra bien qui finit trempé.

Il attrapa sa capuche et couvrit sa tête avant de filer sous la pluie. Sa bonne humeur n'enchantait pas Ivanie, elle lui donnait envie de lui enfoncer la tête dans les immenses flaques qui condamnaient la cour.

— Petit con, jura-t-elle, entre ses dents.

Un long manteau apparut à la périphérie de son champ de vision. Achille le lui tendait, vaguement impassible, au point où le geste paraissait à peine aimable.

— Tiens.

Ivanie tâcha d'ignorer l'exclamation de ses alliées. Une exclamation parfaitement synchronisée, avant qu'elles ne traversent à leur tour. C'était une règle implicite entre elles, une sorte de solidarité. Ivanie les oublia dès lors qu'elles disparurent derrière le rideau de pluie.

— Certaines trouveraient ça vieux jeu, souligna-t-elle, non sans passer le manteau par-dessus ses épaules plus développées que la moyenne.

— Pas toi, on dirait.

— Tu as attendu que Simon parte, fit remarquer Ivanie. Il n'a pas sur moi un droit de propriété débile, tu sais.

— Vous êtes ensemble.

— On couche ensemble.

Ivanie soutint le regard d'Achille. Les mains enfoncées dans ses poches, il ne transpirait pas l'assurance. En fait, il essayait de comprendre où elle voulait en venir.

Ivanie lui laissa un dernier indice avant de se lancer en courant sous les trombes d'eau qui se déversèrent sur elle :

— Et je crois que j'ai une préférence pour les mecs vieux jeu.

Achille la vit disparaître sous la pluie et il aurait aimé garder d'elle ce souvenir aux contours imprécis. Ces boucles brunes qui s'alourdissaient sous le poids des gouttes et, surtout, cette course qui ressemblait à une fuite. Il ne tarda pas à l'imiter et l'eau imbiba son pull d'un bleu marine jusqu'à le rendre complètement noire. Lorsqu'il fit irruption à l'intérieur du bâtiment, en ralentissant juste assez pour ne pas se fracasser contre la porte vitrée, il ne remarqua pas immédiatement Ivanie. Elle l'avait attendue, le souffle un peu court, le long manteau toujours sur ses épaules.

Achille fut absorbé par un visage au milieu de la cohorte d'adolescents agités. Sidoine avait traversé la cour, lui aussi, et ses cheveux châtains collaient à son front et à sa nuque. Il respirait bruyamment, lui qui avait le sport en horreur, et ses taches de rousseur se mêlaient aux gouttes de pluie qui mouchetaient son visage. Le regard d'Achille se braqua sur l'une d'elles, qui dégoulina le long de l'arête du nez de Sidoine. Elle chemina jusqu'à la commissure des lèvres et acheva son périple en dévalant le menton du garçon. Achille eut envie de rejoindre Sidoine et d'effacer cette goutte de la pulpe de son pouce.

— Merci pour le manteau.

Ivanie avait l'art de rappeler l'attention des gens sur elle. En une semaine, s'il y avait bien une chose qu'Achille avait saisie, c'était bien cela. Il s'arracha à la contemplation de Sidoine et passa ses mains de part et d'autre de son visage pour éponger l'eau. Ses cheveux longs dégoulinaient dans son dos et la sensation, déplaisante, ne retint pas l'attention d'Achille, bientôt mobilisée par Ivanie. Elle lui tendit le manteau à regret, désolée de le lui rendre. L'idée de parader avec dans les couloirs du lycée était séduisante. Achille attrapa son bien, mais Ivanie le garda en main, comme la monnaie d'échange d'une faveur :

— Tu manges avec nous ?

Achille avait pour habitude d'apporter son repas et de passer la pause dans la salle d'art, que la prof avait accepté d'ouvrir à quelques élèves talentueux. Il n'était cependant pas bien combattif et il n'aimait pas particulièrement décliner une proposition, surtout lorsque son manteau était en jeu.

Il céda et un sourire spontané s'étala sur le visage d'Ivanie. Achille songea que la sincérité la rendait plus belle encore, sans savoir d'où lui venait la certitude qu'Ivanie n'était pas honnête le reste du temps. Son regard dévia à nouveau et il ne put s'en vouloir qu'à lui-même. D'autant plus que cette brève œillade n'échappa pas à l'attention d'Ivanie qui lança, à la cantonade :

— Hé, vous deux !

Sidoine et Jahia se retournèrent comme une seule et même personne.

— Venez manger avec nous !

Sidoine sourcilla, tandis que la fille se décomposait complètement. Ses yeux, soulignés par un fard à paupières rouge et par une touche de jaune, naviguèrent entre Ivanie et Achille. Ce dernier ne trouva rien de mieux à faire que de penser aux maquillages colorés de Jahia. Il l'envierait presque d'assumer si fièrement chacune de ses couleurs.

Sidoine, quant à lui, avec sa sempiternelle rigidité, releva dans la formulation d'Ivanie un détail significatif. Elle aurait pu dire « mangeons ensemble » ou poser la question. Cela ressemblait presque à un ordre et, dans la bouche de l'adolescente, cela en était sûrement un. Sidoine se savait trop couard pour refuser et Jahia obtempéra de mauvaise grâce. Achille l'entendit se scandaliser, à l'attention de Sidoine :

— Tu as pété un câble ou quoi ? Tu veux notre mort ? Laisse Monsieur Schmitt se charger de nous achever, non ?

Sidoine grinça des dents. Il pouvait compter sur Jahia pour prendre sur elle le temps d'un repas. Elle n'appréciait pas Ivanie, mais elle appréciait encore moins les disputes qui pouvaient être évitées et en provoquer une deux mois après le début de l'année, c'était la décision la plus stupide du trimestre.

Ils se dirigèrent ensemble vers la cantine et le monde qui se massait dans la queue donna le vertige à Sidoine. Il avait cru qu'une personnalité comme Ivanie pouvait se permettre d'écarter cette mer de lycéens pour ne pas avoir à patienter. Il avait, de toute évidence, fantasmé la place des têtes régnantes de l'établissement. Leur place au sommet de la hiérarchie leur offrait seulement le droit d'être enviés, jalousés, admirés. Un peu de tout cela à la fois.

Et comme Ivanie avait semblé faire une faveur à Sidoine et Jahia en leur proposant de manger à sa table, elle parut accorder chaque seconde de son temps comme une célébrité accepterait d'échanger avec ses fans. Sidoine expérimenta ce que cela procurait de se fondre dans le décor qui s'étalait derrière Ivanie. La sensation n'était pas désagréable et, en couplant cet aveu avec la hiérarchisation qu'il avait établie, il conclut que cette minuscule société était définitivement bien étrange.

Ils réussirent à se frayer un passage entre les plateaux à l'équilibre pour le moins précaire et les sacs qui traînaient au milieu de l'allée. Simon était parvenu à garder libre une table immense et qu'à moitié occupée. Il interrogea Ivanie d'un coup d'oeil et elle claqua un baiser sonore sur sa joue en guise d'explications.

— T'es d'humeur charitable ? s'enquit Simon.

Le regard faussement possessif qu'il posait sur elle la sous-estimait constamment. Simon était de ceux qui s'étaient arrêtés aux apparences qu'Ivanie manipulait avec talent. Celle-ci connaissait l'énergumène, suffisamment du moins pour compléter la question qu'il ne prononçait pas en entier.

Ou t'as envie de nouveaux bouffons pour te divertir ?

Ivanie avait tout mis en œuvre pour entretenir cette image de reine absolue. Il y en avait sûrement d'autres dans le lycée, affairées à défendre leur territoire, mais Ivanie affirmait qu'elle ne les voyait pas. Il y avait de la place pour plusieurs astres, même dans un lycée où on se connaissait et se reconnaissait.

Toute reine méritait ses bouffons, ses braves et dociles marionnettes.

— Les profs ont remarqué qu'il y avait des groupes qui ne se mélangeaient pas dans la classe. C'est mon rôle de déléguée de régler le problème.

— T'aurais pu ramener Guerlain, lança un garçon, plus affalé qu'assis sur sa chaise.

— Plutôt crever, gronda Simon, entre ses dents, toute trace de bonne humeur envolée.

— Allez, quoi ! Il est marrant, si on oublie le reste.

— On en reparle quand il commencera à te mater.

Les intentions d'Ivanie, louable ou pas, se dissolvaient et Achille s'était tendu. Il porta une bouchée de légumes à ses lèvres après avoir lancé :

— Tu nous avais pas dit que tu matais toutes les filles, Simon.

— Tu as vu où que je voulais toutes me les faire ?

Achille balaya d'un revers de la main le langage cru de Simon. C'était peut-être la présence de Sidoine, mais il se sentait pris d'un élan de courage, lui qui avait tendance à se laisser happer par une lâcheté collective. Avant d'articuler quoi que ce soit, il mâcha sa bouchée, avala, et renonça à jouer un peu plus de l'attention qui était retombée sur lui.

— Tu as vu où que Guerlain matait tous les mecs ?

Les lèvres d'Ivanie s'ourlèrent en un sourire qu'elle masqua derrière le dos de sa main. Simon brûlait d'envie d'insister jusqu'à obtenir gain de cause, mais il avait d'autres cartes à jouer, et elles étaient plus intéressantes.

— Et la bridée ? Personne a pensé à l'inviter ?

— La bridée, souligna Jahia, d'une voix lourde de menaces.

— Ouais, la bridée avec un nom bizarre.

— C'est Swann, son nom.

Sidoine jeta un coup d'œil en coin à Achille, qui paraissait imperturbable. Jahia était son parfait inverse et elle battait le sol de sa semelle avec une évidente envie de déverser le contenu de son verre sur la figure de Simon. S'il y avait bien une chose qu'elle tenait en horreur, c'était bien ce genre de surnoms déplacés.

Sidoine avait la gorge nouée et pas seulement parce qu'il peinait à trier les informations. Il craignait d'être pris à parti, à tout instant, et il savait surtout qu'il n'avait rien à faire là. Il aimait penser qu'en sa qualité d'électron libre, il n'appartenait pas à une case. Il avait aussi établi cette liste de catégories dans lesquelles enfermer les autres adolescents parce qu'il n'avait aucune idée d'où se placer.

Les profs avaient la fâcheuse tendance à sous-estimer la complexité des relations qui se tissaient dans le lycée. Ils aimaient penser qu'ils étaient à part, eux aussi, en leur qualité d'adultes. De la même manière qu'ils niaient l'authenticité des maux qui rongeaient les adultes de demain, ils s'imaginaient maîtriser leurs élèves. Ce n'était même pas tout à fait vrai dans le cadre de leurs propres cours, alors en dehors... Les adolescents apprenaient à la dure la cruauté des rapports sociaux, avec les trahisons, les rumeurs et l'hypocrisie. En prenant conscience des noms de ceux qui assureraient le divertissement, Sidoine sut qu'ils ne pourraient pas compter sur l'intervention des adultes. Si ces insultes à demi voilées dégénéraient, les lycéens ne devraient s'en remettre qu'à eux-mêmes.

Sidoine n'était même pas soulagé de ne pas découvrir, parmi le nom des proies, le sien.

— Elle te plaît, la bridée, ou t'as juste envie d'un peu d'exotisme pour changer ?

Le sous-entendu sexuel glissa sur le visage d'Achille qui fit appel à tout son sang-froid. Jahia insulta Simon à mi-voix. Si cela n'avait pas sa place dans le débat, le poids de l'injure dans sa bouche extériorisa un peu sa frustration.

— Simon veut savoir si on aura bientôt un couple dans la classe, tempéra Ivanie, sans quitter Achille des yeux.

— Je parlais pas de couple, mais de la décoincer un peu, la bridée. T'as toutes tes chances. Les nouveaux, ça fait fantasmer les meufs, nan ?

Avant que Simon ne puisse enchaîner sur le cliché de l'élève studieuse qui se transformait, en l'espace d'un battement de cils, en une séductrice née, Ivanie reprit le contrôle de la situation. Certaine qu'elle n'obtiendrait aucune réponse d'Achille, elle déclara :

— Elle aura qu'à venir la prochaine fois.

Lorsque le regard d'Achille s'échoua une nouvelle fois sur le visage de Sidoine, toujours brillamment silencieux au bout de la table, entre la cruche d'eau et Jahia qui haïssait son rôle de figurante, Ivanie dut revoir son jugement.

Swann ne serait peut-être pas son seul obstacle.



De retour dans le cadre scolaire. J'y replonge moi aussi, à la même occasion, bien que je ne l'ai pas quitté il y a si longtemps. Je parle du lycée, parce que je suis toujours étudiante, mais disons que les souvenirs sont encore frais.

Les dynamiques entre les personnages se précisent. Prêtez attention aux jugements hâtifs, même si je suis complètement d'accord avec vous : on le fait tous et c'est la facilité. Les personnages ne sont pas ce qu'ils prétendent être et ça vaut pour chacun d'entre eux, à commencer par ceux qui vont rapidement vous taper sur le système ;)

Je vous souhaite une belle semaine de vacances (pour ceux qui y ont droit !)

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