Chapitre 10 : D'un clair-obscur

[Achille, avec un noir et blanc pas du tout travaillé, juste pour forcer les contrastes ;)]


Sidoine fut incapable de soutenir le regard d'Achille. Il se détourna immédiatement et contempla les tumultes de l'Ehn. La rivière était agitée. Les précipitations de la semaine avaient gonflé son cours et le spectacle nocturne n'en était que plus fascinant.

Sidoine chercha, parmi les remous, la plus intense nuance parmi ces noirs.

— Dis-moi comment, intervint Achille, d'une voix rauque.

L'autre l'avait presque déjà oublié. Les traits habités par la beauté sombre de la rivière, il réagit à peine.

— Dis-moi comment t'aider.

Il y eut un très long silence. De ceux qui s'éternisent tant qu'on en vient à se demander si quelqu'un n'aura jamais l'audace de le briser et qui s'épaississent à mesure que les secondes s'égrènent. Sidoine s'arracha à sa contemplation et leva le menton. Il déclara :

— Mon oncle était à la maison, aujourd'hui. Il...

Sidoine sourcilla.

— Comment tu as su que j'étais ici ? s'enquit-il, en dardant un regard confus sur Achille.

Pris la main dans le sac, l'intéressé n'essaya pas de nier. Il était, de toute manière, qu'un piètre menteur.

— Ta pote. Elle était inquiète pour toi.

— Je lui avais dit de ne pas te donner mon numéro, grinça Sidoine, entre ses dents.

— Figure-toi qu'elle t'écoute plus que tu ne le penses. Elle m'a demandé si je connaissais un endroit où tu aurais pu te rendre.

— Comment est-ce qu'elle a su que je n'étais pas tranquillement chez moi ?

— Ta mère l'a appelée. Elle pensait que tu étais chez elle, ou au moins qu'elle avait une idée d'où tu te cachais.

Le regard de Sidoine dévia de son objectif. Il descendit l'arête solide du nez d'Achille, sur son arc de cupidon, et sur l'ourlet défini de ses lèvres. Cela ne dura qu'une seconde, avant que les mots de François ne résonnent à ses oreilles. Un autre son de cloche.

Sidoine se demanda si Achille en savait plus long qu'il l'imaginait au sujet de son oncle, de lui, de ce que sa famille nommait à demi-mot.

— Elle a fouillé tous les endroits où tu aurais pu te fourrer, ajouta Achille.

— Je ne l'ai jamais emmenée ici, expliqua Sidoine, un sourire un peu faux dans la voix.

— Pourquoi ?

Sidoine garda la vérité pour lui, jalousement. Aucune des réponses ne lui plut, mensonges et vérité réunis. Achille reprit, comme s'il n'avait pas relevé l'esquive peu subtile de Sidoine :

— J'ai passé en revue tous les endroits importants, jusqu'à celui-là.

— Un endroit important... répéta Sidoine, comme incrédule. Il a fallu que ça soit ici.

Achille approcha d'un pas et une branche morte gémit sous la semelle de ses baskets. La terre détrempée émit un bruit de succion qui fit grimacer Sidoine. Curieusement, ils n'avaient pas peur.

Tout seul, Sidoine avait laissé la crainte le dominer. Il aurait pu se contenter du parc, encore éclairé, même à une heure aussi tardive, et si l'espace était désert, il n'en avait pas eu envie. Aucun groupe d'adolescents n'avait pourtant pris les lieux d'assaut et Sidoine s'était enfoncé dans la nuit pour trouver une vraie excuse à son effroi.

Une raison à sa peur, comme s'il en fallait nécessairement une.

— Je suis revenu il y a un moment ici, mais je crois que j'ai fait en sorte d'éviter tous les endroits qui me rappelaient ma vie d'avant.

Sa vie d'avant...

Sidoine étudia en silence l'expression. Lui-même n'était jamais parvenu à mettre un mot précis sur cette période de troisième. Son oncle la nommait, devant Louise, l'égarement.

À l'instar d'Achille, Sidoine avait le sentiment de pouvoir distinguer deux parts de sa vie, celle d'avant et celle d'après. Il ne savait juste pas quand placer cette rupture. La sienne se situerait sans doute plus proche des séjours qu'il avait passés auprès de son oncle que de la violente séparation avec Achille.

Ce n'était pas bien étonnant. S'il l'avait su, Achille se serait contenté d'opiner. Il savait depuis toujours qu'il était moins indispensable aux gens qu'ils ne leur étaient indispensables. Sidoine ne faisait pas exception. Justement, c'était avec lui que ce phénomène se ressentait le plus. Cette dépendance aux autres avait rendu Achille malade plus d'une fois.

— Le premier endroit où je suis allé après ça, c'était ici.

— Pourquoi lui, en particulier ?

— Pas pour me jeter dans la rivière, railla Achille, pas par humour noir, mais parce qu'une part de lui y avait songé.

Après avoir survécu une première fois aux eaux de l'Ehn.

— J'ai pensé à m'y jeter, moi, articula péniblement Sidoine, sans se retourner.

Il rejeta le visage en arrière, comme s'il le présentait au regard d'Achille, et ferma les paupières. Doucement, sans froisser les traits torturés de sa figure.

— Aujourd'hui, précisa-t-il.

— Les eaux sont plus gonflées que la dernière fois.

— Tu aurais pu mourir quand même. D'hypothermie ou en te noyant simplement. Pas besoin de quatre mètres d'eau pour ça.

— C'est pour ça que tu m'as poussé ? Tu voulais que je me noie ?

Les paupières soudées, Sidoine voulut les rouvrir à tout prix. Il revoyait la scène comme si elle s'était déroulé la vieille. Il se revoyait, bouillonnant d'une colère hors de tout contrôle, le visage maculé de larmes. Il se revoyait vociférer des propos sans cohérence et Achille qui essayait de l'apaiser, qui lui demandait de se reprendre, et qui ne comprenait pas. Il se revoyait échapper au contact pourtant innocent d'Achille et le pousser de toutes ses forces dans la rivière.

Avec le recul, Sidoine ne savait pas si cette version des faits était juste ou si ses souvenirs étaient aussi endommagés que ceux qu'il gardait des programmes odieux auxquels son oncle l'avait enchaîné.

Sidoine répondit pour échapper à ce fragment de mémoire qui se rompit net :

— Non.

— Mais tu t'es échappé, après ça.

— Je n'ai rien dit à personne. Mes parents n'ont jamais rien su de tout ça, mais j'ai reçu un appel de ta mère une heure après...

Sidoine s'en rappellerait toute sa vie.

Il ne put pas voir le visage d'Achille, mais celui-ci s'assombrit.

— Ouais. Elle était hors d'elle. Je crois qu'en presque dix-huit ans d'existence, j'ai jamais vu ça. Ni avant, ni même encore aujourd'hui, sauf peut-être quand je suis revenu en Alsace, mais cette fois-là, c'était pas contre moi qu'elle était enragée.

— Elle a eu peur pour toi.

Le rire d'Achille grinça sous ses dents.

— Elle aurait pu. Je me suis fracturé le poignet en tombant et j'ai choppé le pire rhume de ma vie.

Sidoine n'avait pas ouvert les yeux malgré la tentation. Sa passion pour l'Histoire établit le lien entre les faits et il faillit faire remarquer à Achille que, au moins, son talon en était sorti intact.

— J'ai cru qu'elle s'était inquiétée pour moi, mais nan, elle a eu peur de me perdre comme on flippe de perdre un meuble.

Pas comme on craindrait de perdre un fils.

— Elle m'a envoyé à Lyon, dans un internat pour que je finisse mon année de seconde. J'ai obéi bien gentiment.

Et il était revenu en Alsace à l'été de la même année, pour les vacances. Sa mère travaillait tellement qu'il l'avait à peine croisé et Achille avait souffert de ces regards fuyants, de ces disputes pour un verre d'eau renversé au sol ou pour les plantes qu'il aurait oublié d'arroser. Sa mère n'avait pas déploré cet éloignement de plusieurs mois et elle avait semblé trop heureuse de le renvoyer à Lyon, à la rentrée de première.

— Mais tu es revenu, compléta Sidoine.

— Ouais.

Il restait une part de l'histoire qu'Achille entendait garder secrète. Par souci d'équité, parce que Sidoine était resté plus qu'évasif et qu'il valait mieux ne pas trop en dire. Ces confessions étaient autant d'armes qu'on pouvait utiliser contre lui et Achille ne préférait pas jouer à ce jeu-là.

— Finalement, oui.

— Tu étais en seconde, à l'époque, dit Sidoine.

Achille était plus âgé qu'un an et quelques mois seulement l'éloignaient désormais de la majorité. Si Sidoine avait été moins écrasé par la perspective du retour d'Achille, il se serait davantage étonné de le découvrir dans sa classe. Son collège faisait également lycée et c'était ainsi qu'il avait rencontré Achille, un peu fasciné qu'un lycéen cherche à s'attirer sa sympathie. Il ne s'était pas méfié. Jusqu'au moment où il avait été frappé par l'idée que cet adolescent puisse lui vouloir plus qu'une banale amitié. L'idée l'avait giflé, au sens propre du terme, si fort que Sidoine s'était ensuite enfermé dans une normalité poussée à l'extrême.

— J'ai pas redoublé, j'ai juste... fait une pause d'un an.

Sidoine comprit qu'il s'était produit bien des choses dans la vie d'Achille. La somme de ces événements avait mené au retour de l'adolescent à Obernai.

Les paupières de Sidoine papillonnèrent sans s'ouvrir et Achille ne résista pas à la tentation de contempler le visage du garçon. Son regard chemina le long de la mâchoire marquée, presque coupante, sur les pommettes un peu basses, sur les yeux qui tombaient sous les paupières, et sur la bouche à la courbe atypique. Plutôt que de s'y attarder, Achille leva sa main et, du pouce, vint effleurer la joue de Sidoine.

Comme s'il désirait effacer les taches de rousseur qui mouchetaient la peau.

Comme s'il entendait éclipser la constellation qui s'y étalait.

Sidoine ouvrit grand les yeux, comme on ouvre la bouche pour reprendre son souffle après avoir été immergé un long moment.

— Je suis désolé, ânonna-t-il. Pour tout, je suis désolé.

— Je t'en veux plus.

Même s'il l'avait souhaité, il avait suffi d'une journée pour que la prétention d'Achille vole en éclats au contact de Sidoine. Sa proximité lui inspirait une émotion étrange, qui tenait plus de la tendresse que de la passion. La caresse qu'il avait esquissée sur la joue de Sidoine n'appelait à rien, sinon à la douceur.

Sidoine n'en demeurait pas moins confus.

— C'est pas de ça que j'ai peur, murmura-t-il.

Achille arqua un sourcil. Avant de se perde dans la masse de ses cheveux longs, Sidoine ajouta :

— J'ai peur de ma responsabilité dans tout ça.

— Je ne suis pas revenu pour toi.

Sidoine ne fit pas mine de se vexer. Il le savait, même si ce retour miraculeux ressemblait au début d'un roman à l'intrigue facile et prévue d'avance. Le beau et mystérieux nouveau qui tomberait sous le charme de la fille discrète du fond de la classe. Dans l'histoire qu'ils écrivaient, la distribution des rôles était approximative.

Le mystérieux nouveau n'était pas un inconnu et la fille discrète en cachait plus sur son compte que le garçon prétendument énigmatique.

— Tu as parlé d'un avant.

— De ma vie d'avant, corrigea Achille.

— Je crois que j'ai ma part de responsabilité là-dedans.

— Moi, je crois que tu te donnes un pouvoir sur ma vie que tu n'as pas.

Cette fois, Sidoine blêmit. Achille sut qu'il était allé trop loin lorsque l'autre se remit sur pied avec précaution pour reculer d'un pas. Sans avoir à lui poser la question, Achille devinait la peur de Sidoine. L'adolescent redoutait que cela soit vrai et qu'il se soit prêté une importance qui n'avait pas lieu d'être.

— Ça sonne faux, commenta Achille. Tu vois ? J'ai jamais pu me convaincre moi-même, alors...

— J'ai cru que c'était vrai, moi, répondit Sidoine d'une voix blanche.

Il n'avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle cela le bousculait autant. Surtout, Sidoine savait qu'il n'aurait pas dû se sentir affecté à ce point par cette possibilité.

Les deux jeunes hommes échangèrent un regard, comme deux inconnus qui commençaient à en savoir trop long sur le compte de l'autre pour se considérer comme tels. Sidoine n'étudia pas le visage d'Achille. Il n'avait pas besoin de s'y attarder pour se convaincre de sa beauté, de la régularité de ses traits, de l'harmonie et de la force qui s'en dégageait malgré ses défauts.

Sidoine songea, avant de se détacher de toute superficialité, que la virilité n'était peut-être pas ce que François dépeignait. Ces stéréotypes enracinés, qui imbibaient la représentation de chaque personne, quel que soit son genre, se délestaient de leur sens. La virilité, finalement, c'était peut-être le visage d'Achille, comme cela aurait pu être celui de Sidoine. C'était l'idée qu'on lui prêtait, le visage qu'on lui donnait. Aux yeux de son oncle, Achille s'était égaré, lui aussi, et cela ne l'empêchait pas d'incarner ce qu'on faisait de plus masculin, selon les propres critères de François.

Sidoine observa plus loin que les contours physiques du corps d'Achille. Il rejeta un esprit un peu trop logique et pragmatique pour chercher, en son interlocuteur, un éclat. Pas tout à fait une lumière, mais une couleur. Il s'approcha d'un pas, puis d'un deuxième, mais il ne réussit pas à en tirer quoi que ce soit.

La seule chose qui sautait aux yeux de Sidoine, c'était une absence de couleur à l'image de la nuit.

La veste d'Achille, un peu courte au niveau des poignets, laissait apparaître la chair et la naissance des tatouages qui s'y enlaçaient.

— Achille ? s'enquit Sidoine.

— Ouais ?

— Ce n'est peut-être pas l'endroit approprié pour te dire ça, mais... je suis content que tu sois revenu.

Achille observa un silence pensif, probablement un peu ému, et faillit se dérober lorsque Sidoine se saisit de sa main. Il remonta le bord de sa veste jusqu'à laisser apparaître le dessin de ses tatouages. Les arabesques aériennes qui se déployaient comme une fleur d'encre depuis l'intérieur de son avant-bras étaient d'une beauté quasi hypnotique.

— Rien que du noir, fit remarquer Sidoine, pour lui-même.

L'absence de couleurs par excellence. Pour avoir connu Achille, Sidoine savait que le noir ne devait pas évoquer l'obscurité, ou alors peut-être une valeur plus métaphorique. C'était une transposition d'une réalité peu réjouissante de manière complètement inconsciente.

— Tu n'en avais pas un seul, en seconde.

— Ceux-là sont pas les premiers.

Achille désigna le point de quelques millimètres, qui s'était logé au creux du poignet. Dans la pénombre, Sidoine en devina la couleur : de l'orange.

— Ça a été le premier.

— Et après ça tu es tombé dans l'addiction.

— Non. Considère ça comme le délire artistique d'un mec qui n'a rien trouvé de mieux à faire que gribouiller sur son corps.

Achille avait trouvé un autre support artistique. Il avait fait de son corps un moyen d'expression et Sidoine effleura le premier tatouage. Le point orange était d'une telle simplicité qu'il semblait être une erreur à côté des autres. Il était de loin le plus précieux.

— Il va falloir que tu rentres chez toi, tôt ou tard.

La formulation était quasi identique à celle qu'il avait présentée en début de semaine.

— Sinon, il n'y a pas beaucoup de place chez mon parrain, mais si tu es pas en sécurité là-bas, on peut s'arranger.

Sidoine espérait que sa mère ait renvoyé son oncle. Il n'y avait qu'en sa compagnie qu'elle arrivait à se montrer aussi aveugle et sa passivité n'en était que plus douloureuse.

— Tu as raison. Faut que je rentre avant que ma mère rameute toute la ville.

Sidoine se demanda si Louise était capable de lancer une chasse à l'homme pour le retrouver. C'était paradoxal, mais elle avait vraiment à cœur le bien-être de son fils. En dépit de son inquiétude, elle n'était pas parvenue à deviner la douleur de Sidoine. Depuis le départ d'Achille, elle s'était laissé abuser par la normalité que le garçon affichait inlassablement.

— Merci de m'avoir trouvé, souffla Sidoine, aussi bas qu'un murmure, à Achille.

Quelque part, peut-être s'était-il égaré ?




Un chapitre un peu plus court, un poil plus léger peut-être, même si les thématiques du roman ne s'y prêtent pas. J'espère de tout coeur qu'il vous aura plu !

Cette espèce de bulle à côté de la rivière, dans la pénombre, m'inspirait pas mal, et on en apprend un peu plus sur le compte d'Achille. Que pensez-vous de lui ?

Je vais reparler de pubs, mais Wattpad ne m'aide pas vraiment côté visibilité, donc je n'ai pas vraiment le choix. N'hésitez pas à partager cette histoire, que ce soit sur votre babillard, sur insta par exemple (en story, en post, vous pouvez également m'identifier dans ce cas, ça me fait toujours chaud au coeur : Li_mona_de.art), ou sur facebook, si certains utilisent encore, ou à des proches qui lisent sur Wattpad. Je vais bientôt devoir proposer cette histoire au concours Hachette et j'aurais besoin de tout votre soutien ! Je compte sur votre coup de pouce.

Passez une belle fin de semaine !

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