Chapitre 1 : De couleurs impures

[À chaque chapitre, si j'arrive à m'y tenir, je vous partagerai une petite illustration du roman. Des petites choses croquées en quelques minutes ou des illustrations plus élaborées, un peu de tout. Ici, vous avez la couverture de Mosaïque sans son titre]


Sidoine aurait aimé garder du lycée Charlemagne l'image plaisante qu'il lui renvoyait.

Les murs d'un gris morne étaient nus, les couloirs étaient vides et seule une femme de ménage déambulait dans l'entrée. Tout était parfaitement immobile, à tel point que Sidoine eut l'impression d'observer l'une de ces anciennes photos au grain visible et aux couleurs délavées.

Peut-être même une photographie du siècle dernier, tout en noir et blanc.

Cette vision le réconforta et il s'avança dans l'entrée comme on apprivoise une vieille ennemie.

Pas exactement une ennemie, mais l'une de ces connaissances un peu traîtresse, capable de se retourner contre vous au moindre faux pas. C'était ce que le lycée évoquait au regard de Sidoine. Une bête endormie, prostrée à ses pieds, qui ne devenait redoutable que lorsqu'on l'habitait.

Le mirage se rompit dès que la sonnerie retentit. Le son aigu, strident, fit remonter un frisson le long de l'échine de l'adolescent qui se raidit. Il pesta dans sa barbe.

L'accalmie avait été de courte durée.

Les salles alentour vomirent une flopée d'adolescents bruyants. À la vision qu'ils donnèrent à Sidoine, celui-ci aurait eu du mal à les qualifier de civilisés. Certains se ruèrent vers l'escalier qui menait à l'extérieur, une cigarette entre les dents, d'autres prirent d'assaut la machine à café là où la plupart se contentèrent de former des groupes bien distincts. Sidoine s'adossa à l'une des colonnes qui soutenaient la structure du lycée, les mains nonchalamment enfoncées dans ses poches. D'apparence, il ressemblait à n'importe quel adolescent, vaguement blasé, un peu indifférent. Il donnait le change, si ses camarades ne s'attardaient pas sur les quelques détails qui réfutaient ce pitoyable jeu d'acteur.

Sidoine clignait des yeux. Une fois, deux fois, trois fois. À trop de trop nombreuses reprises pour que cela soit naturel et que cela ne trahisse pas son malaise grandissant. Ses yeux écarquillés suivaient le mouvement de cette foule compacte, s'attardaient sur un groupe particulièrement bruyant, puis sur les éléments solitaires qui se détachaient de la masse. Il reconnut Swann, une fille discrète, sinon invisible, qui était dans sa classe depuis la seconde. Elle était à nouveau avec lui cette année, mais Sidoine n'en demeurait pas moins incapable d'aligner deux mots à son sujet. Elle rentrait dans la case « laissés pour compte » qu'il avait établie. D'autres auraient employé des termes plus crus, moins lavés de jugement que le regard un peu triste de Sidoine portait sur ses camarades, avec le qualificatif de « sans saveurs ». Sidoine préférait sa classification. Elle était péjorative, en disait sans doute long sur sa personnalité un brin pessimiste, mais elle avait le mérite de ne pas être trop insultante.

Sidoine jeta un œil vers la porte de la vie scolaire et serra les dents pour contenir son impatience. Un surveillant approchait sans se presser, un café vissé à la main, l'air de celui un peu trop sûr de sa place et du mince pouvoir qu'il en tirait. Il était en retard et la porte était déjà prise d'assaut par un groupe de lycéens, décidé à camper devant. Sidoine se demanda comment le surveillant comptait se frayer un passage au milieu de cette meute, mais il n'eut pas le loisir de s'interroger plus longtemps. Une main s'abattit sur son épaule.

— Regardez-moi qui nous fait l'honneur de sa présence !

Sidoine hoqueta et pressa sa paume contre sa poitrine. Son cœur venait de connaître un prodigieux sursaut. Ses doigts cherchaient à retenir son palpitant dans sa cage thoracique, de crainte qu'il ne s'en échappe.

Jahia adressa à son ami son sourire le plus étincelant. Ses cheveux crépus, dont l'afro sculptait avec superbe son visage enthousiaste, envahirent le champ de vision de Sidoine. Il ne put fuir la légendaire bonne humeur de Jahia et la colonne contre laquelle il était tassé retira tout espoir de repli.

— Alors, j'attends tes excuses ! Je croyais que tu avais chopé une grippe. Tu n'as pas l'air à l'article de la mort.

— Je ne serais pas venu si j'étais encore malade, se défendit platement Sidoine.

D'ordinaire, Jahia réussissait à chasser ses humeurs moroses et à balayer ses malaises. Ce jour-là, elle avait maquillé ses paupières d'un eye-liner jaune, qui éclairait son regard et contrastait avec sa peau noire. Elle portait un top prune et un pantalon blanc, qui se resserrait sur ses chevilles. Rien, pas même ses intarissables bavardages, ne réussissait à évacuer la grisaille qui accompagnait Sidoine. Il peinait à prendre la parole, comme si une main s'était enroulée autour de sa gorge pour le faire taire.

— Tu n'es pas venu aux deux premiers cours, fit remarquer Jahia.

— Panne de réveil.

— Va présenter ton mensonge au pion, je suis sûre qu'il appréciera.

Sidoine releva le visage pour jeter un œil à la porte de la vie scolaire. Le surveillant avait réussi à chasser les lycéens de leur lieu de rendez-vous. Cela tenait presque du miracle. Il se décolla de la colonne, réajusta son sac sur son épaule, et se dirigea vers la porte grande ouverte. La voix de Jahia lui parvint, par-dessus le brouhaha :

— Tu vas où ?

— Présenter mon mensonge.

Et il disparut à l'intérieur de la vie scolaire. Le surveillant sirotait son café après avoir renvoyé un élève sans une once de scrupules. Il releva son regard creux sur Sidoine qui considérait sa première épreuve du jour.

Les yeux de ce type lui en donnait presque le vertige tant le vide qui s'y ouvrait était immense.

— Mmh ? le salua-t-il.

— Bonjour, ce serait pour justifier une absence.

— Tu es le fils de Madame Kieffer ?

— Oui.

— On a été prévenu de ton absence.

Sidoine effleurait du bout des doigts un espoir fou. Peut-être échapperait-il à l'humeur massacrante du surveillant. C'était de notoriété publique, cette tendance à s'acharner sur les élèves, au point où il avait écopé du surnom de « Pète-sec ». Peu reluisant, certes, mais il lui allait à ravir.

— Par contre, on a pas été prévenu de ton absence ce matin. Envie d'une grasse mat' en plus ? Ou les maths n'ont pas mérité que tu daignes venir à l'heure aujourd'hui ?

Sidoine cligna des yeux pour balayer son agacement. Pour espérer un traitement de faveur, c'était raté.

— Panne de réveil, déclara-t-il, entre ses dents.

— La fameuse, releva Pète-sec.

Sidoine tendit son carnet de correspondance, se tritura les mains le temps que l'autre accepte d'apposer le tampon et la signature, récupéra son dû et tourna les talons sans un remerciement. Certains adultes avaient tendance à penser que la politesse n'allait que dans un sens.

Jahia patientait devant la porte et l'accueillit avec un commentaire :

— Tu t'en es pas mal sorti.

— Il n'avait pas encore bu son café.

— Alors il n'était juste pas assez réveillé pour t'achever, approuva Jahia dans un acquiescement énergique.

Ils traversèrent le long couloir fragmenté entre plusieurs escaliers qui menaient à l'étage supérieur. Le regard de Sidoine grimpa le long de la rampe, jusqu'à la plateforme au-dessus de sa tête, comme une sorte de petit balcon dont les élèves raffolaient. Il fallait dire que ce perchoir leur offrait un angle de vue parfait, un poste d'observatoire privilégié pour repérer sa proie. Une fille interpellait une connaissance à grand réconfort d'amples gestes des bras et un couple s'étreignait avec passion, le dos pressé contre la rambarde.

— On monte ?

— On essaie, nuança Sidoine.

Jahia se posta en première ligne pour fendre la masse des adolescents vautrés dans l'escalier. Elle enjamba un sac, un lycéen allongé en travers des marches qui lui adressa une parole que Sidoine ne comprit pas, et arriva au premier pallier.

— Ce n'est pas un lycée, mais un zoo, maugréa-t-elle.

Et, à plus d'un titre, elle n'avait pas entièrement tort.

Sidoine essuya plusieurs regards insistants. Le lycée Charlemagne était petit et certains camarades s'étonnaient déjà de revoir Sidoine en vie. Un garçon, qui avait eu la brillante idée de se laisser pousser le duvet durant l'été, le héla :

— Alors, Kieffer, de retour parmi les vivants ?

— Ouais, il faut croire.

Cette maigre répartie sonna faux aux oreilles de Sidoine. Plus faux encore que sa prétendue nonchalance. Il n'était pas d'humeur loquace. Si tant était à penser qu'il lui arrivait de l'être. Il n'était pas vraiment timide, seulement un peu effacé, du genre à ne pas faire de vagues, à se fondre dans le décor pour se persuader qu'il en faisait intimement partie. Il préférait le calme à ces tumultes dont raffolaient les autres lycéens.

Jahia se posta entre une rangée de casiers et une colonne et planta son regard dans celui de Sidoine. Si son amie aimait la légèreté, elle savait se montrer têtue. Elle avait été moquée, traitée différemment par ses profs, par ses camarades, et la couleur de sa peau, héritage de ses origines camerounaises, lui avait légué un tempérament bien trempé. Sidoine, à l'instant où elle posa ses yeux sur lui, sut qu'il était perdu. Il n'était pas de taille.

— Alors, tu te paies une semaine de vacances en plus, et tu as encore le culot de sécher les deux premières heures de cours.

— Les vacances ont été compliquées.

— Si j'en juge à la profondeur de tes cernes, il semblerait.

Par réflexe, Sidoine porta ses doigts à sa figure. Il tâta avec précaution le creux un peu froissé en dessous de ses yeux verts. Il n'y sentit rien de plus prononcé qu'à l'ordinaire. Il pouvait seulement imaginer le dessin de ses taches de rousseur qui éclaboussaient son visage, du menton à la racine de ses cheveux châtains. Si cette marque de fabrique devait posséder un relief, Sidoine aurait perçu les quelques dizaines de points qui piquaient sa peau.

— Je me suis inquiétée, admit Jahia, à contrecœur.

Elle avait toujours eu du mal à exprimer une émotion qui soit plus profonde que sa joie inaltérable. Comme si cela n'appartenait pas à sa nature de soleil destiné à briller, quoi qu'il lui en coûte.

Le téléphone de Sidoine vibra dans la poche arrière de son jean et il se contorsionna pour s'en emparer. Son cœur eut un second raté lorsqu'il découvrit le contenu du message.

Bonjour mon chéri.

Tu as bien dormi ? Papa a laissé une part de tarte meringuée sur la table du salon pour toi.

Tonton sera à la maison ce week-end. Je nous prépare un gratin dauphinois et du cake au chocolat, comme tu aimes.

Je te ramène ce soir, à 17h30.

Bisous.

Les mains moites, Sidoine rangea son téléphone dans sa poche. L'information que sa mère avait laissé tomber, entre deux éléments insignifiants, lui avait fait l'effet d'une gifle. Un poids se logea au creux de son estomac. Alors que les températures automnales étaient bien installées, en Alsace plus qu'ailleurs, Sidoine eut soudain chaud. Une bouffée incandescente le liquéfia, de la plante de ses pieds au sommet de son crâne.

— Tu es sûr que tu vas bien ? s'enquit Jahia, le front plissé par l'inquiétude.

— Tu me crois si je te dis que je n'ai pas fini mes devoirs ?

— T'abuses...

Sidoine sortit sa pomme de la poche de son sac et croqua dedans à pleines dents. Ce geste, si familier puisque Sidoine ne dérogeait jamais à la règle d'un goûter à l'heure de la récréation, parut rassurer Jahia.

— Il y a un nouveau, laissa-t-elle tomber, le plus naturellement du monde.

— La nouvelle célébrité du bahut ?

— Tu imagines même pas à quel point... Il est tombé dans notre classe.

Pour peu, Sidoine l'aurait presque plaint. Arriver au beau milieu du premier trimestre, ce n'était pas très confortable comme situation, mais certaines classes rendaient la tâche plus difficile que d'autres. La première C rassemblait des caractères forts et un généreux lot de disputes entre cette élite.

— Il en reste quelque chose, au moins ?

— Tu penses, il a failli y passer. Tu peux compter une demi-douzaine de loups affamés qui ne lâchaient pas d'une semelle. Il me fait presque mal au cœur.

Elle désigna un groupe qui discutait plus fort que les autres du menton.

— Il a été repéré par la crème de la crème, souligna Jahia.

Il y avait une légère amertume dans sa voix. Sidoine savait qu'elle vouait une certaine réticence, peut-être un poil de mépris, mais rien qui ne soit mauvais, à l'égard des personnalités les plus populaires du lycée. En particulier celles de leur classe. Elle se méfiait d'eux et de l'hypocrisie qu'ils présentaient pour mieux se moquer de ses cheveux, de sa peau, de ses lèvres pulpeuses. Elle se méfiait aussi des avances des garçons, surtout lorsqu'ils semblaient plus intéressés par l'image stéréotypée qu'ils possédaient de la femme noire que par ce qu'elle représentait, elle.

Sidoine reconnut le visage d'Ivanie, au loin. S'il y avait bien une fille que Jahia ne pouvait pas encadrer, c'était bien elle. Un jour, elle avait lâché, alors qu'ils se connaissaient à peine : « j'peux pas me la piffer, celle-là ». Le ton avait été donné et Sidoine s'était pris d'affection pour Jahia. Plus pour son honnêteté et son intarissable énergie que pour l'entièreté d'un caractère parfois très tranché.

Ivanie parlait fort, d'une voix qui couvrait sans peine celle des autres. Elle distribuait presque la parole et Sidoine savait d'expérience que c'était effectivement le cas. Son profil atypique avait quelque chose d'irrésistible. Ivanie, dont le prénom tapageur semblait définir le personnage, était incontournable. S'il devait exister une hiérarchie au lycée Charlemagne, et Sidoine en était persuadé, elle la dominait sans peine. Sa bouche ourlée, gourmande, se retroussa sur un sourire de triomphatrice. Elle agissait en conquérante, et tous lui jalousaient cette inébranlable assurance. Si l'établissement devait s'offrir une reine, Ivanie décrocherait sans mal la prestigieuse couronne.

— D'après toi, dans quelle case il va finir, le nouveau ? l'interrogea Jahia.

Sidoine tâcha de repousser le malaise qui l'envahissait. La tête lui tournait et s'il s'était écouté, il se serait défilé sans attendre. L'agitation qui grouillait autour de lui le rendait fou, remuait quelque chose tapi au fond de lui.

Quelque chose de colossal. Quelque chose d'hideux.

De la même manière qu'il l'avait fait depuis qu'il avait franchi les portes de l'établissement, Sidoine fit diversion. Avec lui-même plus qu'avec son intarissable amie. Il ne jeta qu'un bref regard à ce qui devait être le dos du nouveau venu. Il ne s'y attarda pas et dit :

— Ça me paraît évident.

— Une place réservée auprès d'Ivanie et sa clique, une semaine après son arrivée. C'est un sans-faute, on dirait.

Ivanie appartenait à la case de l'élite. Cette case inatteignable plaçait tous ceux qui en faisaient partie hors de tout danger. Ce cercle fermé, on n'y entrait pas aisément. Dans cette sorte de société miniature qu'incarnait le lycée, ils étaient les princes, ceux qui érigeaient les lois, ceux qu'on enviait, qu'on méprisait. Parfois un peu des deux.

Jahia connaissait l'habitude de son ami de bloquer chaque lycéen dans une case. Sidoine en avait presque fait un jeu en créant une hiérarchie précise. Pour l'adolescent, fourrer ses camarades dans des cases, c'était bien plus qu'un vulgaire amusement d'enfant avide de comprendre le monde.

C'était une manière d'assurer sa survie.

Sidoine croqua dans sa pomme et savoura le goût délicieusement acidulé sans émettre plus de commentaires. Sa rentrée promettait des rebondissements qu'il n'était pas certain d'apprécier.

La sonnerie retentit et coupa le souffle de Sidoine. Il ouvrit la bouche pour maugréer une remarque au sujet de ce son qui ne lui avait pas manqué, mais n'eut même pas le temps de retrouver son souffle. Le fameux nouveau s'était retourné pour prendre le chemin des cours et sans que son regard croise celui de Sidoine, celui-ci manqua de s'étrangler.

Il devait se rendre à l'évidence : son jugement hâtif n'aurait pas pu tomber plus loin de la vérité. Le nouveau n'appartenait pas au sommet de la hiérarchie qu'il avait dressée avec tant de soin.

Ce visage trop familier méritait une case à lui tout seul.



Pas de prologue, on entre directement dans le vif du sujet. 

Quelques personnages ont déjà été présentés, notamment le protagoniste, Sidoine, et quelques-unes des personnalités qui gravitent autour de lui. 

N'hésitez pas à voter, à commenter, à aider cette histoire à démarrer. Les auteurs le savent, les débuts d'un roman sur Wattpad, c'est jamais simple, alors un coup de pouce est le bienvenu. 

Je vous embrasse et belle semaine à vous !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top