Chapitre 7 : D'un camaïeu écarlate

[Ivanie, même si je ne suis pas satisfaite du rendu.]


Sidoine hésita à monter dans le dernier bus. Il aurait pu avancer à sa mère qu'il l'avait manqué. Après tout, il n'était plus à un mensonge près, et sa famille en était trop imprégnée pour s'en émouvoir.

La nuit noire qui s'était abattue sur Obernai le dissuada de s'aventurer dans ses rues en espérant qu'il ne lui arrive rien. Il se désigna une place contre la vitre du bus et se laissa porter par le cahot régulier. Les dix minutes de trajet filèrent à toute allure et Sidoine dut chercher en lui la force de quitter son siège. Il serait bien resté à l'intérieur, rien que pour voir jusqu'où le bus le mènerait. Le conducteur le salua du bout des lèvres en réponse à un mot lâché sans plus de conviction.

Cet homme que Sidoine avait eu l'occasion de croiser à de nombreuses reprises, l'adolescent le rangeait dans l'une de ses cases. Il était de ceux qui accomplissaient leur travail quotidien non comme un devoir, mais comme un réflexe. Par habitude ou par obligation. À en juger par la figure fatiguée qui se devinait sous un front dégarni et un cheveu rare, l'habitude et l'obligation se mêlaient en un triste mélange. Sidoine s'en sentit presque désolé.

Ranger les adultes dans des cases se révélait bien moins divertissant. Les cases étaient moins définies, plus vagues, et paradoxalement, les adultes paraissaient se ressembler. Comme si une étape dans la vie des humains les dirigeait vers une standardisation, vers ce qui les lissait pour se ressembler, tous. Ils étaient plus fades, sans reliefs, sans rien qui les distingue des autres.

Les adolescents étaient des adultes en devenir, ou plutôt des enfants auxquels on demandait tantôt des comportements d'adultes, tantôt de se taire. Leurs différences se révélaient encore suffisamment marquées pour que Sidoine parvienne à les décoller de la masse dans laquelle ils s'agglutinaient. L'exercice, cette manie du rangement, avait le mérite de lui changer les idées, de se rassurer.

Sidoine referma sa main gauche sur la bretelle de son sac. Les réverbères pleuraient leur clarté agressive sur la rue et l'adolescent se déplaçait de flaque en flaque.

Flaques de lumière, flaques d'obscurité.

Ses doigts s'agitèrent le long de son corps, si bien qu'il se saisit de son portable pour s'occuper. Chaque pas qui l'approchait de sa maison logeait un poids dans son cœur et il peinait de plus en plus à avancer.

Il fit défiler la liste de ses contacts et n'y trouva rien qui lui soit suffisamment familier. Rien qui saurait le rassurer. Le nom de Jahia lui parut le plus approprié et les premières sonneries retentirent avant que Sidoine n'eût songé à ce qu'il comptait lui dire. Le geste lui était venu avant la pensée. La voix de Jahia s'éleva dans le silence nocturne, alors que l'adolescent croisait la route d'un vieillard qui promenait son chien d'un pas extraordinairement lent :

— Oui ?

Sidoine approcha son téléphone de son oreille et ouvrit la bouche. Aucun mot ne s'en écoula.

— Allô ? Sidoine ?

— O-Ouais, c'est moi.

— Ça va ? T'as une voix bizarre.

— Ouais, il fait juste un peu froid.

— Tu voulais me dire un truc ?

Du côté de Jahia, une agitation bien nette s'était fait entendre. Elle avait deux frères et une sœur et contrairement au foyer de Sidoine, celui de Jahia était plein de vie, de cris, et de jeux. Pour que sa voix traverse la musique entraînante qui étouffait les hurlements des enfants, Jahia s'époumonait presque.

— Ce matin, quand je suis arrivé deux heures en retard... J'ai cru que je n'aurais pas la force de venir.

La force, le courage, l'énergie, cela revenait au même. Durant des jours, Sidoine avait été terrifié par ses souvenirs, par le spectre hideux qu'ils déployaient sur lui. Il s'était cru guéri, il avait essayé de s'en persuader, mais il s'était fourvoyé.

Les mensonges qu'il avait présentés aujourd'hui n'étaient rien. Sidoine se mentait à lui-même depuis des années.

— Je n'étais pas malade, la semaine après les vacances, poursuivit Sidoine, enhardi par la distance qu'instaurait le téléphone en comparaison à une conversation face à face. Je déteste les vacances de la Toussaint, ils me rappellent...

Sidoine s'éclaircit la gorge. Ses deux mains tremblaient tant qu'il faillit agripper le portable pour ne pas le laisser tomber.

— Je suis désolé de ne pas t'en avoir parlé avant, de t'avoir dit que j'étais malade. Je... Tu m'entends ?

Sidoine entendit Jahia jurer avant de brailler :

— Attends deux secondes, je passe à côté.

Le cœur battant, Sidoine avait ralenti. En fait, il n'avançait presque plus. Il attendit que Jahia ait rejoint la pièce adjacente et s'apprêtait à reprendre quand elle déclara :

— Je suis désolé, on s'entendait plus respirer. J'ai pas tout compris à ce que tu as dit. Tu étais pas malade, la semaine dernière, c'est ça ?

— Non, je n'étais pas malade.

Le courage de Sidoine venait de s'éteindre.

— Tu étais bizarre aujourd'hui. Ta mère m'a demandé si je l'avais remarqué.

Un rire resta coincé dans la gorge de Sidoine. Une fois de plus, sa génitrice avait choisi de ne rien voir, de se persuader que son fils ne traversait qu'un rhume saisonnier, ou un coup de mou inaugurateur de la période hivernale.

— Ma mère a toujours été très douée quand il s'agit de se voiler la face.

— Il s'est passé un truc avec elle ? Ou c'est ton père ? Il est de nouveau parti ?

— Non, il est encore là. Je le vois pas souvent, en fait. Je ne sais pas... Je crois qu'il m'évite.

— Tu devrais discuter avec lui. Tu es son seul fils et il te doit bien une discussion, tu crois pas ?

Sidoine prit une profonde inspiration. Jahia n'était son amie que depuis le lycée, la période précédente ayant remis les compteurs à zéro en termes de relations amicales. Jahia avait été très virulente au sujet du père de Sidoine, lorsque celui-ci avait refait surface dans sa vie le plus naturellement du monde, Noël dernier. Il était arrivé les bras remplis de cadeaux pour toute excuse et avait réintégré l'équilibre familial. Il n'avait pas eu l'air de se douter qu'il ruinait le peu de stabilité que Sidoine avait réussi à préserver. Ce père, que le garçon avait cru mort, avait eu une conversation vite expédiée avec sa progéniture.

Il lui avait réservé la totale : oui, il savait que Sidoine était perturbé, mais il y avait des choses dans la vie des adultes qui ne se commandent pas, des erreurs qu'il fallait commettre avant de reprendre le cours de son existence. Le père de Sidoine avait achevé son discours par ce qui semblait être, à ses yeux, un passage obligé en rappelant combien il était heureux de retrouver sa famille. Elle était ses racines.

Sidoine s'était alors dit que cet inconnu avait laissé passer sa chance d'être l'une de ses racines.

Depuis, ils se toléraient l'un l'autre, jouaient au père et au fils sans vraiment se considérer comme tel. Ils veillaient aux apparences, tâchaient de satisfaire Louise qui rebattait les oreilles de Sidoine avec de grandes morales au sujet des liens familiaux indestructibles.

Sidoine aurait préféré qu'elle n'encense pas ce qui avait détruit un gros morceau du garçon d'autrefois.

— C'est pas lui, le problème.

Sidoine songea brusquement à Achille.

La victime collatérale de tout cela.

Sidoine porta sa main à ses lèvres. Il clignait des paupières à toute vitesse et lorsque cette vilaine habitude se lassait de lui, il ouvrait de grands yeux d'halluciné.

— Oublie ça, se ravisa-t-il.

— Sidoine...

— J'aurais pas dû te dire ça, articula précipitamment Sidoine.

Le silence qui lui répondit était froissé. Jahia pouvait comprendre qu'il préfère garder cela pour lui, mais la manière dont Sidoine avait changé d'avis avait été brutale. Lorsqu'elle reprit la parole, le sourire qui se devinait dans sa voix sembla plus forcé que sincère :

— J'ai le numéro du nouveau et il m'a envoyé un message. Je pensais qu'il était intéressé par Ivanie, mais il faut croire que mon flair m'a trompée.

Sidoine se figea dans l'allée qui menait à sa maison. À l'abri du vent, dans les plus petites hauteurs d'Obernai, la ruelle était immobile. Pas un souffle de vent, pas un murmure glissé entre les feuilles des arbres.

— Attends, tu voudrais dire que...

— Non, il n'a pas craqué sur moi, pauvre crétin ! Il a rien trouvé de mieux que de me demander ton numéro.

— Tu le lui as donné ?

— Nan, mais tu me prends pour quel genre d'amie ? Non, j'ai laissé son message en « remis » et j'attendais de te demander.

Sidoine s'humecta les lèvres. Il tenait une dernière occasion de se raviser, de préserver les vestiges de sa stabilité chèrement acquise. Cela faisait définitivement trop pour une seule journée.

— Hé, Sidoine, je rigolais quand je disais qu'il pouvait s'intéresser à toi.

Une réponse mordante lui brûla les lèvres, mais il la tut. Il ne voulait pas se mettre à dos son amie pour une histoire aussi sordide que celle-là. Il pouvait encore y poser un terme avant qu'elle ne débute pour de bon.

— Ne le lui donne pas, décréta Sidoine, juste avant de raccrocher et d'enfouir son portable dans sa poche, loin de toute tentation.

Le cœur battant, il fut saisi d'un vertige. Au même moment, une envie de crier lui déchira les entrailles. Il voulait gueuler un bon coup, s'attirer les réprimandes des voisins, et aller s'enfermer dans sa chambre comme si de rien n'était. Cette petite entorse au contrôle drastique qu'il asseyait sur son corps et sur son esprit serait vite oubliée.

Au lieu de quoi, Sidoine se dirigea vers la porte. Il était dix-neuf heures bien sonnées et, derrière le rideau un peu vieillot, l'adolescent devinait l'ombre de sa mère. Elle s'affairait aux fourneaux alors que son père ne rentrerait que plus tard. En d'autres termes, Sidoine savait qu'il n'échapperait pas à la conversation qu'il avait fuie toute la journée.

Et il commençait à en avoir sa claque des discussions, de cette pression sur ses épaules, de ces choix à émettre, et de cette angoisse qui refaisait surface, perfide comme elle l'avait toujours été.

L'ordre dans lequel il survivrait, cette organisation orchestrée au millimètre, était menacé.

Et il y avait longtemps que Sidoine n'avait pas eu aussi peur.

Il porta sa main à la poignée de la porte et bloqua l'air de ses poumons. Sans aucune hésitation, il ouvrit la bouche béante de la maison et la laissa le happer.

Il disparut dans l'antre d'un enfer trop personnel.

***

Sidoine s'était décidé à émerger de sa chambre peu avant midi. La semaine qui venait de s'écouler avait laissé des traces et lui qui avait toujours eu besoin de longues nuits pour être reposé, était plus épuisé que jamais.

Il avait rejoint sa mère qui était occupée à dresser la table et celle-ci l'avait accueilli avec un grand sourire :

— Tu es debout ? J'allais venir te chercher.

— Tu as besoin d'aide ? avait éludé Sidoine.

Elle le reconnut sans peine et il se retrouva à crouler sous le poids des assiettes et des couverts. Ses gestes machinaux répartir le tout sur la table, dans une démarche de plus en plus fébrile. Louise le rejoignit et il la débarrassa des verres dont les pieds étaient coincés entre chaque doigt.

— Ton oncle m'a téléphoné hier. Il a hâte de te revoir.

Le cristal du verre heurta violemment la table en bois massif en réponse.

— Fais attention à ne pas le casser, gémit Louise.

— Désolé.

Ils achevèrent leur tâche en silence et, alors que Sidoine allait lui filer entre les doigts, fidèle à ses habitudes, sa mère l'intercepta. Elle glissa une main un peu froide contre la joue de son garçon et le vit frissonner. Des cernes s'étaient dessinés sous les yeux vifs, presque perçants, de Sidoine, et elle le déplora :

— Tu n'as pas bien dormi ?

Elle cherchait son regard, en vain. Sidoine ne pouvait pas lui répondre, le plus naturellement au monde, qu'il n'arrivait pas à trouver le sommeil.

Il secoua la tête.

Louise s'apprêtait à ajouter quelque chose, mais la sonnerie retentit. Le son ricocha contre les murs et Sidoine se changea en animal traqué. Ce fut comme s'il était une proie et que le regard du chasseur venait de se figer sur lui.

— Oh, il est en avance.

Louise n'avait rien remarqué quand elle s'engouffra dans le couloir qui menait à l'entrée. Elle lança, par-dessus ton épaule :

— Tu ne viens pas ?

Rattrapée par la nécessité de faire bonne figure devant son frère, figure modèle pour laquelle Louise nourrissait une haute estime, elle n'attendit pas d'obtenir une réponse. Elle ouvrit la porte et les échos de la conversation, d'une accablante banalité, rampèrent jusqu'à Sidoine. Il était immobile au bout du couloir. Il fit volteface pour au moins gagner du temps en prétextant une envie pressante, mais son père bloquait le passage. Il le rabattit sur Louise et leur invité :

— Tu ne dis pas bonjour, Sidoine ? Non, mais qui t'a filé ces mauvaises habitudes ?

Certainement pas lui.

Sidoine se garda de chercher la petite bête à un moment aussi peu approprié. Olivier, son géniteur, salua en premier l'oncle d'une solide poignée de main. Il reçut une bouteille de vin, qui arrivait première ex aequo dans la catégorie des cadeaux sans saveur, aux côtés de la fameuse boîte de chocolats.

— Ah, et te voilà !

Sidoine était découvert. Son père et sa mère s'écartèrent d'un commun accord et l'adolescent sentit une sueur froide dévaler le long de son échine.

— Ça fait un bail que je t'ai pas vu, dis-moi. Tu es presque un homme maintenant !

Sidoine ne réussit même pas à sourire pour la forme. Les traits de sa figure avaient fondu sur l'horreur absolue qui l'étouffait.

Son oncle, auquel il n'avait prêté aucun visage pendant près de deux ans, souriait largement sous sa barbe bien taillée. Il paraissait chaleureux, enjoué, amical. Un membre de la famille à part entière, aussi innocent que l'on pouvait l'être.

— Tu as presque été un père pour lui, souligna Olivier, celui qui ne s'était jamais montré à la hauteur de son titre de père.

— C'est vrai, approuva Louise, avec un peu moins d'enthousiasme.

Cela ressemblait à une déclaration et l'oncle l'accueillait comme tel. Pourtant, Sidoine avait envie de leur hurler de se taire. De manger leur foutu gratin dauphinois et de se taire. Lui qui ne supportait plus ce silence en vint à l'espérer de tout son être.

— Je n'ai pas eu de fils, dit l'oncle, d'un ton qui semblait presque ému.

Sidoine ne respirait plus. C'était au-dessus de ses forces et il eut droit au coup de grâce.

— Mais ce petit gars, c'est presque comme un fils pour moi.



Vous les sentez venir, les réponses ? Après tous les indices que j'ai pu semer, elles pointent le bout de leur nez. Est-ce que vous avez une idée plus précise ? Des théories, peut-être ?

Les chapitres sont plus courts que ce que j'ai pris l'habitude de faire, mais je sais que le format Wattpad privilégie des choses plus brèves. J'espère que la longueur vous convient.

Oh, et est-ce que vous recevez bien les notifs ? Je sais que Wattpad est plus que capricieux, alors c'est un peu la loterie. Si jamais, je glisse ça là, mais je préviens de la sortie des chapitres sur mon insta : Li_mona_de.art. Vous y trouverez aussi toute mon activité, l'avancée de l'écriture, des dessins en avance, ce genre de petites choses sympathiques :) 

Je vous embrasse fort !

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