Chapitre 3 : D'un vieux rose

[Je vous présente Swann. Le dessin ne me plaît pas particulièrement, elle fait beaucoup trop âgée, mais c'est un premier essai.]


— Hé, où tu vas ?

Arrêté dans son élan, Achille fit volteface. Ivanie paraissait inquiète, véritablement inquiète, comme si le nouveau, en s'éloignant quelques minutes, risquait de lui échapper pour de bon.

Si Achille avait eu envie de la blesser, il aurait pu lui lancer une méchanceté à la figure. Lui signaler qu'il se connaissait depuis une semaine et que cela n'était pas suffisant pour qu'elle puisse prétendre jouir d'un quelconque droit de possession sur lui.

C'était trop tôt et, surtout, ce n'était pas près d'arriver.

Achille para son visage d'un sourire avenant, un brin forcé, et dit :

— J'ai un appel à passer. Je reviens.

Et il lui fila entre les doigts. Il écopa, au passage, d'une œillade assassine de la part de ce qui devait être une connaissance très intime de l'adolescente. Simon voyait d'un mauvais œil la venue d'Achille et, surtout, l'attention toute particulière que lui réservait Ivanie. Il ne sortait pas avec elle à proprement parler, mais il tenait à garder son exclusivité.

Achille sentit le regard lourd, un peu confus, d'Ivanie. Il avait conscience du pouvoir qu'il détenait sur elle, sur l'une des personnalités les plus inatteignables du lycée. En moins d'une semaine, c'était presque une victoire.

Un garçon comme Simon, qui trottinait à la suite d'Achille pour le rattraper, aurait considéré cet intérêt, ce pouvoir de détruire, comme une victoire.

— Mec, attends !

Achille ralentit à peine le pas. Il possédait assez de flair pour savoir que les intentions de Simon n'étaient pas cordiales. Celui-ci jeta un œil derrière son épaule, remarqua le regard incisif d'Ivanie qui ne manquerait rien de l'échange, et se résolut à tempérer sa colère puérile. Il intima, alors qu'il passait à la hauteur d'Achille :

— Un conseil : va chasser ailleurs. Ici, y'a des règles. Tu t'attaques pas à celles des voisins et surtout pas à elle. Vu ?

Achille lâcha, sans chercher à être entendu :

— Charmant.

Charmant, et rétrograde.

Ivanie était entourée de son groupe hermétique de fréquentations et elles devaient être peu nombreuses à être ses amies. Quelque part, d'une infime manière et sans qu'Achille ne sache se l'expliquer, Ivanie lui faisait presque pitié.

Parmi les visages plus ou moins inconnus, bien qu'une partie commençât à lui être familière, Achille reconnut une figure longue et anguleuse. Swann avait pris place sur un banc, une jambe ramenée contre la poitrine, et un livre calé un peu plus bas. Un pli de concentration s'était dessiné entre ses sourcils effacés et Achille l'observa un instant. Il n'avait pas la politesse de l'étudier à la dérobée. Son œil d'artiste disséquait presque, avec une rare indulgence, le visage de l'adolescente. Ses lunettes glissaient le long de son nez et derrière celles-ci se cachaient un regard vaguement fuyant. Ses yeux bridés, délicatement dessinés en oblique, trahissaient cependant une grande vivacité d'esprit.

Elle donna immédiatement à Achille l'impression d'un être incomplet. D'autres l'avaient jugé banale, insignifiante, et ses longues mèches noires éclipsaient un visage trop quelconque au goût de ses camarades. Achille fut saisi d'une vive sympathie envers ce cas un peu à part. Plutôt que d'interroger n'importe qui dans les couloirs qui se vidaient à mesure que les élèves gagnaient la cantine, il alla à la rencontre de Swann.

— Excuse-moi, je...

Il marqua un instant d'arrêt lorsqu'il réalisa qu'elle n'avait pas levé les yeux de sa lecture. Il fallut une seconde supplémentaire, le temps que Swann achève sa phrase, pour que son regard ne s'arrime à ceux d'Achille.

— Oui ?

— Tu aurais vu passer...

Achille frotta sa main contre sa nuque pour évacuer un léger malaise.

— Un gars de notre classe... Sidoine, je crois.

Swann arqua un sourcil et Achille crut, l'espace d'un instant, que son attitude suspecte l'avait démasqué. Il avait pourtant feint de chercher le nom de Sidoine, qu'il n'avait vu officiellement qu'une seule fois. Swann n'était pas convaincue, mais elle n'insista pas outre mesure. Elle paraissait presque espérer que ce gêneur finisse par s'éloigner.

— L'escalier. Tu devrais le trouver là-bas. Il est parti par là, en tout cas.

Et elle se replongea dans sa lecture. Achille prit la direction indiquée et s'engouffra dans la cage d'escalier. À première vue, Sidoine ne s'y trouvait pas. Il tenait une dernière raison de faire demi-tour et repousser loin de lui l'hideuse curiosité qui le tenaillait. Il aurait peut-être mieux fallu.

Mais il se pencha et sous l'oblique de l'escalier qui menait à l'étage supérieur, il découvrit un espace étroit, isolé du regard extérieur. Il y découvrit surtout Sidoine, recroquevillé contre la parcelle de mur. La terreur pure qui peignait ses traits fins lui fit horriblement mal.

Il le ramena un an et demi plus tôt.

Lorsque la peur se maquillait en colère et qu'elle ne pouvait qu'engendrer la violence. Achille avait laissé, dans les limbes de sa mémoire, cette image de Sidoine. L'image d'une créature folle de rage.

Achille ne savait pas s'il préférait cette vision à celle dont il avait gardé un souvenir impérissable.

Il sut surtout qu'il ne pouvait pas faire demi-tour. D'autres l'auraient fait, d'autres n'auraient pas hésité à sa place, mais lui en était bien incapable. Si cela devait le condamner à reproduire les mêmes erreurs, il ne reculerait pas.

Achille se rompit le dos à s'infiltrer dans l'espace réduit de ce curieux refuge. Les yeux de Sidoine s'ouvrirent et l'autre dut se faire violence pour garder la face. Il lui présenta une neutralité presque blessante. Il la lui jeta en plein visage.

Juste pour prouver à Sidoine qu'il avait changé, que lui avait cessé d'avoir peur.

Peut-être que les rôles s'étaient inversés. Pourtant, Achille ne ressentait aucune colère, rien qu'une douleur aiguë logée au creux de sa poitrine et l'incapacité de s'éloigner du garçon recroquevillé à ses pieds. C'était véritablement au-dessus de ses forces.

Il s'accroupit et disséqua du regard ce visage saturé par l'effroi, brûlé par la honte. Sidoine s'était empourpré comme il virait à l'écrevisse dès qu'une situation l'embarrassait. Achille n'avait jamais oublié cette couleur. Il prononça les premiers mots qui lui vinrent à l'esprit en pensant à la fuite de Sidoine :

— Elle est partie.

Puis :

— Ta mère, elle est partie.

Achille en convenait : il aurait pu trouver meilleure parade. Il aurait pu trouver un prétexte plus convaincant pour éloigner Sidoine de sa peur, pour établir une diversion assez longtemps pour qu'il lui échappe.

À défaut de tempérer l'angoisse qui lui donnait la nausée, Sidoine étudia le visage d'Achille. De ses cheveux longs, qui chatouillaient le creux de ses clavicules, à l'ombre gourmande de sa lèvre inférieure, en passant par ses yeux gris. Sidoine poussa le vice jusqu'à observer les premières lignes d'un tatouage qui remontait le long de son cou. D'autres s'enroulaient autour de ses avant-bras. Tout en noir et blanc.

— La crise est passée ? s'enquit Achille, de but en blanc.

— Je crois.

Sidoine n'en était pas bien sûr.

— Ça faisait longtemps ?

Le regard fuyant de l'intéressé en disait long. Achille déglutit avant de reprendre, d'un ton qu'il espéra plus léger :

— Tu devrais prendre l'air plutôt que de t'enfermer dans un trou.

Sidoine pinça les lèvres. Il estimait encore être le mieux placé pour savoir de quelle manière appréhender la situation.

— Ouais, j'imagine.

Il détendit ses jambes devant lui. L'espace était juste suffisant pour le lui permettre.

— Je préfère ici.

Il préférait cette enclave tout autour de lui, comme un cadre strict qui établissait les contours à ne pas dépasser. La peur ne devait pas s'écouler plus loin que ce cadre, la colère non plus. Le fait de se terrer dans un endroit étroit, c'était presque un réflexe de survie, pour se protéger des autres. Pour se sauver lui-même.

— Seul, de préférence, précisa Sidoine, un peu plus aigrement.

Il reprenait du poil de la bête et ce n'était pas toujours une bonne nouvelle. Achille en savait quelque chose pour s'y être déjà frotté. Pourtant, il se sentit piqué au vif.

— Tu transmettras le message à la prochaine personne qui aura envie de t'aider. Qu'elle soit prévenue.

Achille aurait aimé être un peu moins injuste. Il savait que le réflexe de Sidoine était une manière de garder sa douleur tapie, secrète. C'en était que plus triste.

Pourtant, il se redécouvrait rancunier et plus froid que ce qu'il aurait souhaité.

Sidoine grinça des dents. L'hostilité grouillait jusqu'à lui. Celle d'Achille répondait à la sienne dans un partage qui ne menait à rien. Ils approchaient l'interdit, ils étaient prêts à évoquer leur rencontre.

Pas celle de ce matin, mais l'autre.

Achille se délogea du refuge et son dos cria grâce. Cet espace était trop étroit pour lui. Il s'apprêtait à partir lorsqu'une voix un peu chevrotante le retint :

— Tu dessinais quoi ?

Sidoine s'éclaircit la gorge et ajouta :

— Sur ton cahier, qu'est-ce que tu dessinais ?

Achille vacilla sans rien en laisser paraître. Il avait détourné le visage, parce qu'il savait Sidoine trop intelligent pour ne pas lire clair dans son jeu.

— Des couleurs, répondit-il.

On ne dessinait pas des couleurs. On les représentait. Or, Achille était muni d'un crayon de papier et d'aucune couleur.

Il n'étalait pas la couleur, ne la fondait pas sur son support, il la représentait.

En réalité, il avait dessiné un œil révulsé par l'émotion.

Un œil qu'il aurait dessiné vert et qu'il aurait imaginé teinté d'un orange vif.

C'était la couleur qu'il avait associée à Sidoine dès le jour de leur rencontre.

***

Le portail du lycée Charlemagne servait de repère aux lycéens fumeurs et à ceux qui tentaient, en vain, de prendre l'air entre le nuage de fumée nauséabond.

Assise sur le rebord d'un muret, Swann exhala une première bouffée avec délice. Les yeux mi-clos, sans chercher à souffrir de la solitude qui suivait ses pas, elle laissa la fumée rouler contre sa langue. Ses quelques amies, ou collègues de solitude comme elle pourrait les qualifier, avaient refusé de la suivre jusqu'au portail. Il en avait été ainsi la première fois, puis les suivantes. Le refus s'était appliqué à chaque fois que Swann quittait l'enceinte de l'établissement. Elle ne prenait désormais plus la peine de poser la question, elle rejoignait son rendez-vous journalier et ne le partageait pas.

C'était l'une des seules choses qui lui appartenaient. Une des seules choses dont elle avait décidé toute seule.

— Tu devrais arrêter ces saletés.

La cigarette faillit échapper aux doigts de Swann. Elle n'avait pas remarqué Guerlain, qui l'avait rejoint sans un bruit, presque comme un prédateur qui fondrait vers sa proie. Swann frissonna dans la fraîcheur du mois de novembre. L'Alsace était une région un peu à part, une région qu'elle aimait profondément, mais ses températures étaient loin d'être les plus clémentes. Obernai, situé à mi-chemin entre Sélestat et Strasbourg, ne faisait pas exception.

Swann haussa les épaules. Sa désinvolture ne rentrait pas dans le moule de la première de la classe, un peu renfermée, pas très ouverte à la discussion.

En des termes plus familiers, découvrir l'intello de la classe une clope à la main ne collait pas à l'image de coincée qu'on lui connaissait.

— Je t'assure, c'est une vraie merde, ces trucs. T'es pas bête, si ? Tu essaies de te donner un style ou juste de te griller les poumons avant l'heure ?

— Tu as l'intention d'entamer une campagne de prévention ?

Guerlain inclina le visage et siffla entre ces dents. Là, il était impressionné. Swann venait de faire un pas dans la case réservée aux individus dignes d'intérêt selon ses propres codes. Elle ne lui sembla plus si fade, tout à coup.

— Tes parents sont au courant ?

— Ils devraient l'être ?

— Tu es plus loquace que ce qu'on m'avait dit.

Swann fut tentée de répondre qu'il ne valait mieux pas se fier à ce que disent les gens, mais elle s'abstint. L'expression « se sentir pousser des ailes » avait ses limites.

— Il vaut mieux pour moi qu'ils ne sachent pas.

— C'est ta rébellion personnelle, alors ?

Le sourire de Guerlain s'était élargi. Swann le dévisageait avec un mélange de curiosité et d'inquiétude. Personne ne s'adressait à elle avec un tel sourire, avec l'amabilité d'un ami. Pas l'une de ces connaissances avec lesquelles Swann trompait la solitude, plus par devoir que par envie, mais un véritable ami.

L'attitude de Guerlain la surprenait et il fallait dire qu'il n'était pas ordinaire, lui. Son parfait inverse. Il était si différent d'elle, avec son langage tantôt fleuri, tantôt plus sobre, avec son allure distinguée, ses cols roulés, ses boucles d'oreille qui s'emmêlaient souvent dans les mailles de ses pulls, et son attitude joueuse, que c'en était presque comique. Ils devaient former un duo plus qu'insolite, tous les deux.

Swann avait toujours nié le dicton « les opposés s'attirent ». Pourtant, elle ne pouvait pas s'empêcher de trouver Guerlain rafraîchissant.

Rafraîchissant, inattendu, et un peu touchant.

Elle devinait, derrière ce sempiternel sourire, une fragilité que Guerlain maquillait avec le génie des plus grands comédiens.

— Tu veux pas qu'ils le sachent parce que tu as peur que ça fasse tache sur ta réputation de fille parfaite ou parce que tu as peur de baisser dans leur estime ? enchaîna Guerlain, sans penser à reprendre son souffle.

Les premiers signes de son langage plus coloré, plus fleuri, transperçaient.

— C'est du pareil au même, non ?

— C'est vrai.

Ce qui signifiait qu'il n'imaginait pas d'autres réponses que l'affirmative.

— Ce n'est pas pour ça, rétorqua platement Swann.

Elle avait rentré son cou dans ses épaules, comme si elle se ratatinait sur elle-même. Comme si elle cherchait à devenir aussi plate qu'on l'imaginait.

Comme si elle s'était résolue à correspondre à l'image de cette fille sans saveur ni relief.

— Je vais suivre le parcours qu'ils ont décidé, alors...

— Alors la cigarette, c'est la seule foutue chose qu'ils peuvent pas contrôler, compléta Guerlain.

Il soupira, un peu dépassé. Il paraissait suspendu entre deux rôles, celui du garçon joyeux et un autre, bien moins sympathique à regarder, car trop authentique.

— C'est ça.

— Tu aurais pu trouver mieux.

Swann porta la tige à ses lèvres et laissa le goût âcre imprégner sa bouche. Il lui resterait sur sa langue pour de longues heures encore et elle ne fumait pas assez pour ne plus s'en rendre compte.

Guerlain lui arracha la cigarette de la main et la porta à ses lèvres avant que Swann ne songe à protester. Elle s'apprêtait à le faire lorsque Guerlain grimaça après avoir pris une bouffée.

— Je croyais que tu...

— Quoi ? Tu partages pas ?

Le sourire de Guerlain semblait un peu amer, tout à coup. Un peu triste, aussi, comme si Swann l'avait froissé sans le vouloir. Il lui rendit la cigarette comme s'il entrechoquait un verre avec un autre, immatériel.

— On fête ta pseudo crise d'indépendance, ça vaut le coup de se cramer un peu la santé, non ?

Guerlain partit dans un rire éraillé qui ne s'éternisa pas plus de quelques secondes. Swann commençait à se demander si ce garçon avait bien toute sa tête. Elle ne partageait pas son hilarité et réfléchissait à toute vitesse. Le geste de Guerlain ne pouvait pas être anodin. Il passa une main dans ses cheveux, taillés dans une coupe mulet moderne, avec quelques mèches sombres qui coulaient dans sa nuque.

— Bon, je file. C'était quoi ton nom, déjà ?

— Swann.

— Original.

Tout l'inverse d'elle.

Avant de tourner les talons, Guerlain se pencha sur l'adolescente pour lui adresser un clin d'œil amusé et lui souffler :

— Il y a d'autres trucs moins mortels que la clope, Anne. Choisis bien ton poison.



Après un petit passage qui, je l'espère, aura su piquer votre curiosité, je vous présente plus en détails deux personnages importants : Guerlain et Swann. On ne peut pas faire plus opposé, comme personnalités, et ils risquent de former un duo plutôt insolite.

C'est tout pour moi aujourd'hui. J'espère que ce chapitre vous aura plu. Pour ma part, je vous invite à voter (la petite étoile) et à commenter, ça ne vous coûte rien et ça ne manquera pas de me faire plaisir.

Je vous embrasse !

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