Chapitre 21 : D'une harmonie muette

[Encore Guerlain, parce que je ne l'ai pas assez dessiné :)]

Sidoine laissa Achille le guider à travers les rues d'Obernai. Ils quittèrent la vieille ville pour retrouver leurs marques au cœur d'une architecture résolument moderne. Le goût prononcé de Sidoine pour l'Histoire le rendait moins sensible au charme de ces maisons et de ces immeubles.

Achille ouvrait la route et Sidoine ne réfléchissait pas à l'endroit où il le menait. Il avait beau connaître la ville comme sa poche, il était si dissipé qu'il aurait pu s'y perdre en un claquement de doigts.

Une voiture les dépassa dans un vrombissement de moteur et le silence revint. Il pesa sur les épaules de Sidoine à chaque pas, si bien que la distance qui le séparait d'Achille grandit. Il trainait des pieds, au sens strict du terme. Chaque pas l'éloignait un peu plus de son domicile, logé entre deux ruelles étroites et une pente abrupte.

Sidoine avait le sentiment de commettre une erreur monumentale.

Il restait assez lucide pour se demander si cette sensation lui appartenait ou si elle était l'héritage de son oncle. La réponse lui échappait toujours. Il semblait manquer à son devoir de fils en acceptant de suivre Achille.

Tu ne crois pas que ta mère aimerait avoir un vrai fils, mon garçon ? Tu veux la décevoir ?

Un nœud se forma dans la gorge de Sidoine. Il n'avait jamais voulu décevoir personne et surtout pas sa mère. Pourtant, c'était elle qu'il fuyait en se rendant à la soirée de Guerlain sans son autorisation, puis en refusant de prendre le chemin de la maison.

Il fuyait, sciemment.

Et il n'arrivait pas à savoir si cela tenait de la faiblesse ou du courage.

Sidoine se répéta que cela ne comptait pas, qu'il suivait Achille comme il aurait pu s'en remettre à Jahia.

Justement, il ne l'avait pas fait. Il n'avait même pas essayé de trouver une autre solution que celle qu'Achille lui avait pondue. C'était en cela que l'attitude de Sidoine était blâmable. Il n'agissait pas avec ce garçon comme il aurait agi avec n'importe qui.

Il pila, les yeux grands ouverts sur cette pensée effroyable.

Achille n'avait pas cherché à interroger Sidoine, même lorsque celui-ci avait ralenti le pas. Quand il se figea, Achille se retourna à moitié pour le héler :

- Sidoine ?

- Je ne suis pas sûr que ça soit une bonne idée, avança Sidoine.

Une phrase toute faite qu'il avait mâchée avant de recracher au nez d'Achille. Il ne s'en contentait pas et il y avait peu de chances pour que ce soit le cas d'Achille. Ce dernier observa un long silence. Au loin, le vent bruissait entre les branches nues des arbres et s'engouffrait entre les maisons. Il soufflait un comportement à adopter à l'oreille de Sidoine dans un langage qu'il ne comprit pas.

- Je peux te raccompagner chez toi.

Sidoine ouvrit la bouche. Il avait à nouveau une de ces paroles inutiles au bord des lèvres. Une de ces paroles qui ne l'avancerait à rien et qui ne ferait qu'assouvir son désir de révolte.

Dans ces instants, il pouvait presque comprendre pourquoi Ivanie se régalait de ses phrases mordantes.

La colère atteignait parfois de telles extrémités qu'elle méritait d'être partagée, au même titre que la douleur. C'était injuste, c'était cruel, cela n'avait aucun sens, mais cela semblait être le propre de l'homme.

Sidoine était le premier à le déplorer.

Il se garda de demander à Achille s'il cherchait simplement à gagner du temps en sa compagnie. La question aurait été aigre, piquante.

- Je ne devrais pas fuir.

- Tu as le droit.

- Ma mère ne va pas comprendre.

Sidoine, mon chéri... Tu n'aurais pas dû partir comme ça, dimanche dernier. Ton oncle veut t'aider et nous aussi. C'est ce que tu nous reproches ?

Ces mots-là, prononcés un peu plus tôt dans la soirée, avant que Jahia ne le rejoigne dans sa chambre, avaient mis le feu aux poudres. Il y en avait eu d'autres. Louise ne comprenait pas et elle avait interrogé son fils comme si les rôles ne s'étaient pas inversés.

C'était le rôle de l'adulte d'expliquer, d'apaiser les craintes de son enfant et de lui assurer qu'il n'avait rien d'anormal.

Achille dévisageait Sidoine. Il avait le sentiment qu'il ne faisait que cela, le regarder, et rien de plus. Dans l'enchevêtrement d'ombres qui se déliaient sur son visage, les taches de rousseur apparaissaient grises.

- Parfois, fuir, c'est plus courageux que rester, avança Achille.

Sidoine avait envie de préciser la situation, lui expliquer pour quelle raison il hésitait tant. La fuite était brave, certes, mais se prêtait-elle à son cas de figure ? S'il désirait obtenir une réponse, une aide, une nouvelle main tendue, il lui fallait s'en remettre à Achille. Pour l'heure, il s'enlisait dans son silence, incapable de briser le sceau qui renfermait les aveux.

Le tabou le suivait jusqu'ici, à l'instar des enfants auxquels on avait confié des secrets d'adulte. On avait demandé à Sidoine de se taire, on lui avait fait comprendre qu'il valait mieux ne rien dire, parce que personne ne voulait de son hideux secret.

Sidoine brûlait pourtant de le livrer, ce secret, de s'en débarrasser.

- Est-ce que... Je...

Sidoine se mordit l'intérieur de la bouche et retint un juron.

- Tu es toujours le même, alors ? Tu aimes... Tu...

- J'aime toujours les hommes, Sidoine.

Les joues de l'intéressé s'enflammèrent. La réponse était si simple que la question lui sembla mal avisée, voire déplacée. Achille ne rougissait pas comme un collégien, il était grave, presque plus conscient que Sidoine des enjeux de leur discussion.

- Ce jour-là, à la rivière, si j'ai réagi aussi brutalement, c'était parce que je l'ai compris. J'ai... Je m'étais voilé la face pour ne pas comprendre.

Achille accusa le coup sans broncher. Il ne chercha pas à démentir. Il aurait pourtant été facile de prétendre que Sidoine s'était fait des idées.

- Et me pousser dans la rivière, c'est ce que ça t'a inspiré ? s'enquit-il, avec raideur.

- Non. J'ai paniqué.

- Si on pouvait changer ça, ça se saurait, asséna Achille.

Sidoine faillit faire volteface et s'enfuir. Et cette fuite-là n'aurait rien eu de brave ou d'honorable.

Il aimait toujours les hommes, mais qu'en était-il de Sidoine ? Il se rappelait encore très nettement l'ambiguïté de ses sentiments. Il se rappelait surtout la douleur de comprendre qu'un homme puisse l'aimer. Aux yeux de Sidoine, cela avait été insupportable de le réaliser. Si son oncle déplorait son échec sur son neveu, celui-ci avait vu l'inclinaison d'Achille comme une malédiction.

S'il avait été un homme, un vrai, Sidoine n'aurait pas pu en attirer un autre.

À cela s'ajoutait quelque chose qu'il n'avait jamais réussi à s'avouer. Quelque chose qui l'avait plus effrayé encore et qui l'avait poussé à libérer toute sa colère.

L'idée que l'amitié que Sidoine pensait nourrir à l'égard d'Achille n'en était pas une.

- J'aime aussi les femmes.

Achille inclina la tête. Il aurait aimé s'approcher pour étudier les expressions de ce garçon. Il prenait sur lui avec un acharnement dont Sidoine n'avait pas la plus petite idée. Achille s'en voulait d'être à l'origine de ces tourments.

Il s'en voulait surtout d'être trop égoïste pour le laisser filer.

Il le sentait aux picotements de sa peau à l'endroit où il avait demandé, un jour de printemps, un point orange à la naissance de son poignet.

- Tu n'as pas changé, Sidoine, avança Achille, d'une voix suave.

Et il commençait à comprendre, à envisager le pire. Il craignit qu'on ait exigé de changer une part de Sidoine, peut-être la plus intime, à un âge où cela pouvait le détruire.

À la manière dont Sidoine se décomposa, Achille voulut revenir sur ses paroles. Il n'avait pas envie de lui faire plus de mal.

Sans faire machine arrière, il ajouta, d'une voix cassée :

- On ne change pas ces choses-là.

Sidoine pâlit, dans la clarté blafarde de la lune. Ses yeux papillonnèrent. S'il avait été un peu plus sûr qu'il n'y avait entre eux qu'une belle amitié, il aurait demandé à Achille de passer son pouce sur ses paupières. Pas avec ses lèvres comme il avait baisé son grain de beauté juste en dessous de l'œil, mais avec la pulpe de son doigt. Avec la délicatesse dont Achille savait faire preuve, en dépit des apparences qui tendaient à faire de lui un archétype inatteignable et indifférent.

Une œuvre de la statuaire grecque.

Le chef-d'œuvre à l'image d'un héros.

Sidoine se laissa amadouer par l'idée qu'Achille n'était pas cette représentation. Que ses faiblesses ne se concentraient pas à la hauteur de son talon et que les tatouages qui couvraient ses bras faisaient office d'armure.

Sidoine baissa les armes à son tour.

La rue était nue, d'un vide qui le mettait mal à l'aise, et il s'approcha d'Achille jusqu'à ce que son ombre embrasse la sienne.

C'était pudique, simple, rassurant.

Suffisamment du moins pour que les mots débordent des lèvres de Sidoine :

- Il y a des choses en moi qu'on n'a jamais réussi à changer.

Tu m'accepterais, toi, malgré ça ?

***

La maison était à nouveau vide.

Guerlain pouvait danser parmi les restes abandonnés par les invités. Au milieu des cadavres de bouteilles, les chaises renversées et les paquets de chips éventrés, il était encore possible de s'amuser. Sans partenaire de danse, sans partenaire tout court.

Sans personne pour lui donner la réplique.

Guerlain aurait été prêt à remplir le rôle des comédiens et des spectateurs d'un même tenant.

Et à s'applaudir dans un grand éclat de rire.

Pourtant, alors que l'horloge indiquait une heure indécente, Guerlain n'avait aucune envie de rire.

Il gravit les escaliers quatre à quatre, manqua de trébucher sur la dernière et de dévaler les marches dans le sens inverse, et atteignit le palier. Guerlain préférait ne pas penser à ses parents et au scandale qui l'attendait s'il n'arrivait pas à remettre de l'ordre dans la maison avant leur retour. Il pouvait toujours appeler sa sœur aînée pour l'implorer de lui venir en aide. Elle accepterait sans doute, s'il se montrait convaincant, mais il ne valait mieux pas compter sur ses cadets. Persuader des enfants de garder un secret, c'était dans ses cordes, sauf qu'à la moindre menace des parents, à la moindre contrariété, l'arrangement serait révélé.

De toute manière, Guerlain préférait ne pas y penser.

Il passa en revue les chambres, une à une. Il n'y avait plus personne nulle part. Même Louie avait disparu et il ne se souvenait pas l'avoir vu partir. Il était soulagé de ne plus avoir à tenir le sourire qui lui plombait le visage. Le rictus tiraillait ses lèvres dont l'une avait été meurtrie par le coup de Simon.

Encore une difficulté supplémentaire. Il ne lui restait plus qu'à compter sur ses talents de comédien pour inventer un mensonge à servir à ses parents.

Guerlain donna un coup de pied dans l'un des poufs, abandonné en plein milieu du couloir, et songea à s'allonger sur le canapé en bas en attendant l'aube. Il entra dans la salle de bain avec l'intention d'y achever sa ronde et s'arrêta sur le seuil. Il restait bien quelqu'un, dans la maison, autre que lui.

Ivanie était affalée contre la baignoire, les jambes étendues devant elle.

- Je me passe de tes commentaires, croassa-t-elle, à l'attention de Guerlain.

- Tu es dans un état pitoyable, souligna tout de même celui-ci.

- Espèce de sombre résidu de...

- Tu partages ?

Une bouteille, que Guerlain ne prit pas la peine d'identifier, gisait entre les cuisses d'Ivanie. Le regard de celle-ci oscilla entre le visage marqué par l'épuisement de Guerlain et ladite bouteille. Elle la lui tendit d'une main tremblante.

Ils étaient tous les deux dans un piètre état.

Guerlain fit glisser sa chaussure contre le sol pour y chasser les éclats de verre. Ivanie lui jeta une œillade qui le dissuada de l'interroger. Il se laissa choir à côté d'elle.

Il était abîmé, avec le bleu qui s'étalait sur sa mâchoire et sa lèvre fendue.

Il porta le goulot à sa bouche et but une rasade. L'alcool le brûla, à l'intérieur et à l'extérieur, et il sourit une dernière fois avant de grincer des dents.

Guerlain n'eut pas besoin de consulter le visage d'Ivanie pour y deviner des émotions brutes. De la peine, de la colère, du désespoir, et même du regret.

Le jeu n'en valait sans doute pas la chandelle.

Ivanie replia les jambes contre sa poitrine et une larme roula jusqu'au sol. Là où celles de Swann étaient tombées. Celle d'Ivanie fut aussi silencieuse que l'était sa souffrance. Ce soir-là, elle était si violente, si insoutenable, qu'elle crut que la douleur avait entrepris de lui fendre les entrailles pour en déverser le contenu.

Guerlain l'effleura de son regard. Il n'avait pas le courage de lui demander d'arrêter de se ruiner comme elle le faisait. Tout le mal qu'elle semait lui revenait en pleine figure lorsqu'elle redécouvrait combien elle pouvait être seule.

Ivanie arracha presque la bouteille des mains de Guerlain et rejeta le visage en arrière pour verser le liquide dans sa bouche. Elle se força à avaler. L'alcool, le trop-plein qui la faisait se sentir si vide, peut-être un peu des deux.

Les spectateurs avaient quitté des lieux, les comédiens avec eux. Les rôles secondaires, les rôles majeurs, ceux qui comptaient le plus de lignes, et ceux qui se contentaient de la figuration.

Ils ne restaient que le décor qui pendait pitoyablement çà et là.

Et les deux meilleurs comédiens avaient oublié leurs textes pour vomir leurs émotions sans un bruit.

Cette fois, le spectacle était bel et bien fini.

Et voilà comment s'achève la partie "soirée" de ce roman.

Je suis curieuse de savoir comment vous avez vécu ces passages. Comment vous considérez leur place dans le roman ? Vous n'avez pas la vision d'ensemble, alors la question est un peu compliquée.

Personnellement, et vous me direz si vous êtes d'accord avec moi (vous avez le droit de le vivre différemment, c'est ce qui est intéressant), je considère la soirée comme le point de non-retour pour un grand nombre de personnages (Sidoine, surtout), mais pas pour tous. C'est un virage important dans l'intrigue alors j'espère que vous avez apprécié. J'ai adoré écrire ces passages en tout cas !

Je vous embrasse, merci pour vos retours et pour votre soutien !

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