Chapitre 15 : De touches immobiles

[Ce cher Sidoine...]


Swann avait songé à refuser l'invitation que Guerlain lui avait servie, l'air de rien. Déjà, parce qu'elle n'avait aucune raison d'accepter. Les soirées avaient toujours été un divertissement lointain, auquel elle n'était pas conviée, et elle n'avait jamais ressenti le besoin d'y participer.

Elle aurait pu interroger ses parents à ce sujet, mais avait renoncé à l'idée. Son père n'aurait pas compris, tout obnubilé qu'il le fût au sujet de la réussite de sa fille, il n'envisageait pas la réussite sociale, seulement celle de ses études. Comme s'il n'y avait que cela qui pouvait compter à ses yeux. Swann se doutait que c'était le cas et que son géniteur n'imaginait pas que sa fille puisse s'épanouir autrement. Qu'elle puisse avoir besoin de plus.

Swann avait surveillé l'heure une partie de la journée et avait consulté son téléphone un nombre incalculable de fois. Guerlain était convaincant, l'implorait de lui tenir compagnie, ou au moins de l'aider aux préparatifs. Trop empressé et pourtant habitué à accueillir ce genre de soirées, Guerlain s'était enlisé dans l'organisation. Il avait confié à Swann l'exigence d'Ivanie en la matière.

Ivanie était la principale raison pour laquelle elle avait envie de refuser l'invitation. Ce n'était pas uniquement qu'elle n'aurait pas sa place au milieu des réjouissances, mais elle n'était pas la bienvenue. Swann n'en voulait pas à Guerlain de pactiser avec Ivanie pour organiser cette soirée, sans occasion particulière à fêter, encore un concept qui échappait à la jeune femme. Elle n'avait aucune raison de lui en tenir rigueur. Après tout, ils se connaissaient à peine et ne se devaient rien. En fait, Swann n'avait pas nourri la moindre rancœur à l'égard de Guerlain.

Elle avait travaillé sur ses devoirs une large partie de l'après-midi lorsqu'elle abandonna ses exercices sur son bureau avec une étonnante gravité. Elle se vit consulter son reflet dans la salle de bain. Elle qui ne portait qu'une attention mesurée à son apparence se surprit à juger d'un œil critique l'image que lui renvoyait le miroir. En passant une main dans ses cheveux noirs qui s'étalaient de part et d'autre de ses épaules, elle étudia ses paupières lourdes, sa bouche fine, ses traits un peu trop anguleux et ses yeux étirés sur ses tempes derrière sa paire de lunettes. Ce reflet l'avait toujours indifférée. Elle n'y avait jamais fait attention, tout comme une foule de détails qui préoccupaient ses camarades et qui ne lui faisaient ni chaud ni froid.

Pourtant, lorsqu'elle acheva son examen méticuleux, elle ne fut pas satisfaite. Elle fut déçue de cette image, de cette apparence médiocre qui ne lui plaisait pas. Elle détesta son insignifiance. Sur sa langue, la saveur de sa propre existence était fade. Elle se trouva passablement inintéressante et, surtout, sans relief.

Elle passa sa langue sur sa bouche aux lèvres colorées d'un rose pâle et quitta la maison en saluant sa mère qui somnolait au coin du feu. Elle lui répondit d'une voix un peu pâteuse, dans sa langue maternelle, le japonais. Swann le parlait avec elle, puisque sa mère ne maîtrisait que très mal la langue de son pays d'adoption, après avoir grandi au Japon. Sa fille s'exprimait dans les deux langues en plus de l'anglais, que son père employait pour s'adresser à elle, puisqu'il s'agissait, selon lui, du parler de l'élite de ce monde. D'origine laotienne, il avait déporté ses ambitions sur sa fille aînée et exigeait d'elle une réussite à la hauteur de ses attentes. Il l'imaginait bien chirurgienne de renom, à la tête d'un prestigieux hôpital, et Swann n'avait rien eu à redire. Ce projet, elle devait s'y plier, et son père ne lui avait même jamais demandé son avis.

En quittant le domicile familial, Swann répondait peut-être à un autre désir de rébellion.

Ou peut-être essayait-elle seulement de se prouver qu'elle n'était pas l'être creux et oubliable qu'Ivanie dépeignait.

Elle traversa Obernai et remonta vers le nord de la ville, dominée par le Mont National. Les mains enfouies dans les poches de son manteau, elle dépassa un groupe de collégiens particulièrement bruyants et une vieille femme qui grommelait dans son écharpe. Swann pressa le pas en passant à côté du cimetière et de l'église Saints-Pierre-et-Paul. L'ombre de ses deux tours menaçait de l'engloutir et elle se sentait happée par l'histoire des lieux. Son esprit logique, implacable, reprenait le dessus et plutôt que d'apprécier la beauté de son style néogothique, elle posa des faits pour tromper le malaise qui grandissait en elle. L'église avait été construite avant l'annexion de l'Alsace par le Saint-Empire romain germanique, entre 1865 et 1870. À l'instar de la ville d'Obernai, le lieu jouissait d'une histoire riche, qui donnait à Swann le sentiment d'être bloquée dans le passé.

Et c'était tout ce qu'elle détestait, cette sensation de rester la même. Elle réalisait tout juste que l'idée de devenir le pur produit de gloire de ses parents lui donnait le vertige. Elle réalisait tout juste qu'elle détesterait cette femme.

Swann s'arracha à l'ombre gigantesque de l'église et longea la route qui s'enroulait autour du Mont National. Les maisons s'y lovaient et l'une d'elle, tassée, résolument moderne et plutôt démesurée de l'avis de Swann, appartenait à la famille de Guerlain. Celui-ci lui ouvrit la porte, croulant sous le poids d'une caisse remplie de bouteilles. Au premier coup d'œil, Swann comprit qu'il ne s'agissait pas de jus de fruits.

— Rhum arrangé et bières, traduit Guerlain. Tu n'es pas obligée d'y toucher.

— Je n'en ai pas l'intention, grimaça Swann.

— Content que tu sois venu, s'exclama-t-il, derrière son épaule, alors qu'il entraînait son invitée dans le petit séjour.

Le regard de Swann glissait sur l'ordre impeccable qui se dégageait des lieux. Elle peinait à croire qu'un garçon aussi explosif, aussi inconstant que Guerlain puisse habiter une maison aussi bien tenue. Les plantes grimpantes lézardaient contre les murs, seule fantaisie de cet intérieur meublé avec goût, mais dans un souci de l'ordre presque dérangeant. Cela ne ressemblait en rien à Guerlain, sauf peut-être les plantes. Sans en avoir la certitude, Swann aurait mis sa main à couper que cette touche d'extravagance lui appartenait.

— Mes parents sont en week-end à Londres et mes frères et sœurs sont chez des amis, officieusement, bien sûr. On a le palace pour nous, ce soir. Te fie pas à ce que tu vois. C'est impeccable pour l'instant, mais on aura intérêt à tout nettoyer demain.

— Tes parents t'autorisent à organiser ces soirées.

— Bien sûr que non, mais leur conscience est sauve, puisqu'ils ne sont au courant de rien. Tant qu'on remet tout en ordre, ça devrait aller.

Il n'en était pas à son premier coup d'essai et la maison avait déjà fini dans de piètres états. Guerlain guida Swann jusqu'à un salon immense où la table qui avait été repoussée contre le mur débordait de nourriture et de rafraîchissements. Il y déposa sa caisse et se frotta les mains.

— Bon, on met la main à la pâte ?

Pendant plus d'une heure, Swann seconda Guerlain dans les préparatifs. Dire qu'il était en retard aurait été un euphémisme. Il ne serait jamais parvenu à tout boucler à temps si Swann n'avait pas été là pour l'aider. Finalement, Guerlain se laissa glisser sur le canapé dans un soupir théâtral :

— Pause, décréta-t-il.

Swann s'assit de l'autre côté du canapé et surveilla, du coin de l'œil, l'adolescent. Il avait beau faire bonne figure, mimer une énergie débordante et inépuisable, il était essoufflé. En réalité, il semblait déjà à bout de force. Swann se remit debout et ouvrit une bouteille de jus de pomme avant de tendre un verre plein à Guerlain :

— Je préfère le café, gémit-il.

— Je croyais que les Anglais vouaient un culte au thé.

Guerlain maugréa quelque chose au sujet de la passion de ses parents pour le thé et du cliché selon lequel chaque Britannique édifiait un culte pour le thé accompagné par un peu de lait. Appartenant à une famille venue essentiellement de l'autre côté de la Manche, Guerlain était bien placé pour former l'antithèse de cette règle soi-disant absolue. Il s'empara tout de même du verre et le but d'une seule lampée. La pâleur de son visage parut moins inquiétante. Swann ne le quittait pas des yeux, comme si elle craignait de le voir s'évanouir.

— Ça va ? Tu as l'air...

— En pleine forme, comme toujours.

Une lueur de suspicion s'était installée dans le regard de Swann et, l'espace d'un instant, Guerlain fut tenté de lui avouer la vérité. Il était exténué, ces derniers temps. Il aurait pu demander à réaliser des examens immédiatement. Avec un peu de chance, un ancien malade du cancer obtiendrait des délais moins exorbitants. Guerlain saurait en peu de temps si cette fatigue, déjà chronique, mais plus incisive qu'à l'ordinaire, était le fait d'un coup de mou hivernal ou du retour de la maladie après des années de silence.

— Te fie pas à mon teint et à mes cernes. C'est un héritage familial.

— Tu mens.

Le sourire de Guerlain lui répondit, le visage rejeté en arrière alors qu'il déglutissait.

Mais bien évidemment qu'il mentait, c'était le jeu !

— Encore heureux, ricana Guerlain.

Swann parut confuse. Son inexpressivité inhabituelle s'était fendillée pour la trahir et le responsable de ses tourments aurait presque pu la prendre en pitié. Au lieu de quoi il s'enquit, le plus naturellement du monde, balayant d'un revers de la main son ambiguïté :

— Et toi ?

— Je ne vais pas tarder à partir. Je venais juste t'aider à préparer.

Guerlain se redressa dans un sursaut.

— Tu ne vas pas m'abandonner comme ça. Je n'ai pas prévu de finir cette soirée en pleine possession de mes moyens. Je vais avoir besoin de toi pour assurer.

Swann se rebiffa. Elle ne savait pas si le sourire, presque charmeur, de Guerlain l'agaçait ou lui donnait envie de sourire. Derrière ces paroles, et la touche d'égoïsme qu'elles trahissaient, Swann crut voir autre chose. Cette soirée, que représentait-elle pour lui ? Pourquoi avait-il accepté de l'organiser pour le compte d'Ivanie ? Qu'avait-il à y gagner ?

— Tu as l'intention de boire jusqu'à finir à l'hôpital.

— Non, quand même pas ! Je vais m'arrêter juste avant. C'est le principe, Anne !

— Swann !

Guerlain se leva d'un pas un peu vacillant, comme s'il avait ajouté quelque chose dans son verre de jus de pomme, et rejoignit la table. Il parut hésiter entre une bière et un choix plus raisonnable.

— L'alcool, ça permet de se lâcher, d'oublier un peu.

Swann sourcilla. Elle avait vu Guerlain tendre la main vers la bière et se raviser. Elle ne comprenait pas. Qu'y avait-il pour lui de si urgent à oublier ?

Il trempa ses lèvres dans son deuxième verre de jus de pomme, adressa un clin d'œil moqueur à Swann, et déclara :

— Je te le dis, Anne. Chacun son poison.

— Qu'est-ce qu'elle fout ici ?

Swann se retourna si vivement qu'une douleur aiguë remonta le long de sa nuque. Elle pinça les lèvres, autant pour avaler une plainte que pour masquer sa contrariété. Ivanie se tenait sur le pas de la porte, les bras croisés contre sa poitrine.

— Elle m'a aidé à organiser. Tu m'as fait faux bond, je te rappelle, dit Guerlain, en guise de salutations.

— Merveilleux, grinça Ivanie.

— Je n'ai pas l'intention de rester, intervint Swann, en récupérant sa veste qui gisait sur le canapé.

Les lèvres serrées sur un silence qu'elle s'imposait, Ivanie savait que Guerlain n'apprécierait pas qu'elle s'acharne sur Swann ce soir.

— En fait, je comptais lui proposer de rester, annonça Guerlain, en sirotant sa boisson.

— Répète un peu ?

— C'est ma maison, Ivanie. J'invite qui ça me chante et j'annule ce que je veux, quand je veux.

Elle blêmit et son regard voyagea entre Swann et Guerlain. Il ne lui appartenait pas de mettre sa camarade à la porte sans plus de cérémonie. Ce n'était rien qu'une revanche de la part de Guerlain. Cela ne pouvait être que cela.

Alors, elle jeta un œil au pantalon de Swann, à son pull sans saveur, et commenta :

— Elle ne peut pas aller en soirée comme ça.

Ivanie rejoignit Swann en deux enjambées, enroula ses doigts autour de son poignet, et la tira à sa suite sur les premières marches de l'escalier :

— Tu m'en veux pas, Guerlain, si je pique pour elle quelques affaires de ta sœur ? Vu l'ampleur des dégâts, je vais avoir du boulot !

***

Sidoine n'avait pas bougé de son lit depuis près d'une heure. Il avait fixé le plafond et lançait désormais sa pomme au-dessus de sa tête sans se décider à la manger.

Il était indécis, et pas seulement indécis, mais démuni. Il y avait la peur et les bribes discrètes, mais prenantes, de la colère. Depuis le repas en compagnie de son oncle, Sidoine sentait la rage rôder, prête à jaillir au premier signe de faiblesse de sa part. Il n'avait pu qu'affermir le contrôle qu'il exerçait sur lui-même et sur les autres. Il ne pouvait pas maîtriser leurs gestes, leurs pensées, mais il pouvait les enfermer dans des cases et espérer qu'ils ne bousculeraient pas trop ses habitudes.

Achille ne s'était pas contenté de les bousculer, il les avait fait voler en éclats.

Sidoine se sentait vulnérable. Les cases existaient toujours, il se réfugiait encore dans ce mécanisme, mais il avait pris conscience d'une chose : il avait besoin d'aide. Ce système ne servait qu'à masquer son mal-être et il n'avait jamais guéri du mal causé par son oncle.

Achille était à la racine de cette prise de conscience. Pourtant, Sidoine l'avait fui toute la semaine. Il n'avait pas réussi à le regarder en face, à le laisser l'approcher. C'était inexplicable, mais il avait ressenti le besoin d'apprivoiser seul la colère qui émanait de ses souvenirs. La dernière chose qu'il souhaitait, c'était que son courroux explose à nouveau visage d'Achille.

Sidoine entendit des bruits de pas dans le couloir. Ils remontèrent le long des marches de l'escalier et l'adolescent les reconnut instinctivement. S'il avait fui et ignoré à dessein Achille, il avait été pire encore avec ses parents. Son père ne s'en était peut-être pas rendu compte, mais Louise avait essayé à plus d'une reprise de rétablir un semblant de dialogue. Sidoine avait changé de sujet, inlassablement.

Lorsque la porte s'ouvrit, la pomme heurta la paume de Sidoine et il s'enquit :

— Maman ?

***

— Merci, Madame Kieffer.

— Je t'en prie, Jahia, appelle-moi Louise. Je ne pense pas qu'il soit déjà prêt.

Louise esquissa un sourire aimable avant de tourner les talons. Elle ne s'aventurait pas plus loin et laissa Jahia toquer deux coups contre le battant de la porte. Une voix étouffée lui répondit :

— Entrez.

Jahia ne se fit pas prier. Pleine d'énergie, elle fut arrêtée nette dans son élan lorsqu'elle croisa le regard de Sidoine. Allongé sur son lit, il avait rattrapé sa pomme dans sa main et la douleur fichée dans ses yeux retourna l'estomac de son amie.

La figure de Sidoine était rouge, comme s'il avait crié de toutes ses forces.

Jahia abandonna toutes les entrées en matière qui lui étaient venues à l'esprit.

— Ça ne va pas ?

Sidoine ouvrit la bouche, tenta un sourire, et battit en retraite. Il n'y arrivait pas.

— J'ai croisé ta mère, elle... elle avait l'air inquiète pour toi.

— Achille et moi, on se connaissait déjà.

Jahia inclina son visage sur le côté, prise de court. Elle cilla une fois, tandis que Sidoine clignait des yeux une demi-douzaine de fois, sans même s'en rendre compte.

— Je sais.

— Il te l'a dit ?

— Non, j'avais deviné. Tu es différent avec lui et... je ne sais pas, j'ai l'impression qu'il pourrait te faire du bien.

Le regard de Sidoine échappa à celui de Jahia pour se figer sur le plafond blanc. Ses paupières papillonnèrent et ce fut comme le « clic » sonore des vieux appareils argentiques. Il captura cette étendue immaculée, sans âme, pour y enfermer des fragments bruts de sa peur.

De la colère qui rugissait si fort qu'il n'était plus sûr de la museler encore bien longtemps.

Il avait envie de se défouler sur Jahia, qui n'y pouvait rien, qui faisait de son mieux, et cela n'avait rien de normal.

— Je ne vais pas à la soirée, déclara-t-elle.

— Si, tu vas y aller, asséna-t-il, presque violemment. Ça me ferait plaisir, je t'assure.

Jahia dut comprendre qu'il valait mieux ne pas insister, que l'avertissement qu'elle devinait dans le regard de Sidoine était sincère, car elle finit par s'en aller à regret.

Elle laissa son ami à son propre enfer. Ses yeux grands ouverts, il battit des paupières de plus en plus vite, compulsivement. Il envoya la pomme qui retomba dans sa paume et la contempla un bref instant, le cœur au bord des lèvres, avant de mordre dans sa chair.

Il avait pris sa décision.



Chapitre fragmenté en trois parties, avec un Sidoine qui n'est pas au mieux de sa forme, comme vous aurez pu le constater. 

Ah, et petit passage concernant Obernai, dans lequel j'ai implanté mon décor. J'espère que cette brève immersion vous a plu. J'ai aimé l'écrire !

Je vous dis à très bientôt !

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