Chapitre 14 : D'un contraste chaud-froid

[Guerlain, que je devrais vraiment dessiner davantage]


Ivanie se renfrogna et fut tentée de tourner les talons. Elle ne s'était pas attendue à être accueillie les bras ouverts, mais elle devinait déjà les difficultés pointer le bout de leur nez. Guerlain ne semblait pas d'humeur à lui faciliter la tâche.

— Qu'est-ce que tu veux, Ivanie ? En quoi je peux t'être utile ?

— Tu joues toujours, rétorqua-t-elle, en désignant du menton les feuilles que Guerlain avait serrées par mégarde dans son poing.

— Toi aussi, on dirait.

Elle accusa le coup en s'armant d'un sourire redoutable. S'il avait l'intention de s'adonner à ce jeu, elle en était tout aussi capable.

— On n'a juste pas le même terrain de jeu. Toi, c'est cette scène, moi...

— Toi, c'est le bahut entier.

Si Ivanie n'avait pas connu par cœur le personnage de Guerlain, elle aurait pu le croire aimable. Il n'en était rien. Il bouillonnait d'une rage qui lui était familière, d'une rancœur qu'elle avait provoquée.

— Tu dois être désespérée pour venir me demander de l'aide, avança Guerlain, le visage incliné sur le côté, comme s'il examinait son maquillage pour y déceler une fêlure.

— Je suis juste venue prendre de tes nouvelles, répondit Ivanie, doucereuse.

— Oh, pitié ! Sers-le aux autres, ton intérêt. J'ai passé le stade où je me faisais avoir.

Guerlain avait été l'un des rares à voir clair dans son jeu. Il ne détenait pas nécessairement toute la vérité, mais il en savait assez. Assez pour détruire Ivanie s'il lui en venait l'envie. Elle était certaine qu'il ne s'y risquerait pas. Après tout, elle possédait autant d'informations compromettantes à son sujet.

C'était le principe de l'amitié, non ?

Les deux adolescents se considéraient en chiens de faïence. Les sourires s'étaient attiédis et l'hostilité transparaissait très nettement. S'il n'y avait pas eu cette estrade entre eux, cette scène sur laquelle Guerlain aimait tant évoluer, ils se seraient peut-être sautés à la gorge.

— T'as pas l'air en forme, persifla Ivanie. Une vieille amie à toi qui vient te rendre visite ?

Guerlain blêmit. Heureusement pour lui, l'ombre projetée sur la scène masqua la pâleur maladive de ses traits.

— C'est fini, tout ça. Je suis guéri.

Ivanie acquiesça, l'œil calculateur. Après la maladie qui avait failli le terrasser au beau milieu de l'enfance, Guerlain avait enduré une lente période de rémission. Il en était sorti depuis un moment déjà, mais la crainte demeurait. La crainte que les examens auxquels il devait se plier régulièrement ne soient plus si encourageants et que le spectre d'une vieille amie revienne le hanter.

— Qu'est-ce que tu veux, Ivanie ?

Elle renifla. Il avait beau se complaire dans le rôle de l'imbécile, il était loin d'être aussi limité qu'il le laissait entendre. Surtout, il était loin d'être le clown sans histoire qu'il présentait bien volontiers.

Il avait un autre visage, plus cruel, plus triste également.

Un de ces visages qui donnait envie à Ivanie de lâcher l'affaire, de ne pas lui en demander davantage. Guerlain était déjà épuisé de duper tout le monde, de peindre chaque matin un sourire sur sa figure exténuéee. En témoignaient les lourds cernes qui noircissaient le dessous de ses yeux.

S'il y avait bien une chose pour laquelle Ivanie était capable de compatir, c'était bien cette fatigue-là.

— Alors, dis-moi ce qui t'amène. Vide ton sac, Ivanie, qu'on en finisse.

— J'ai besoin de toi.

— Voyez-vous ça ! s'exclama Guerlain.

Il n'avait pas crié, mais sa voix avait empli la pièce. Il était encore habité par l'humeur de son personnage et il s'exprimait avec emphase, avec grandiloquence. Cette attitude ne servait qu'à décrier combien il était déçu. Combien elle l'avait blessé.

Il s'assit sur le bord de la scène et ses pieds s'agitèrent dans le vide. Il était incapable de se tenir tranquille. Avec ses jambes qui pendaient, ses bras qui étaient retombés le long de son corps svelte, il ressemblait à un pantin dont on aurait coupé les fils.

— J'ai besoin que tu me rendes un service.

Son silence fut interminable et mit au supplice Ivanie. Elle tâcha de faire bonne figure, mais l'examen de Guerlain, qui la disséquait littéralement du regard, la rendait nerveuse. Rien que sa proximité était pénible à supporter après tant de temps. Elle sentait son odeur de menthe, captait son expressivité proche de la parodie, ses paupières bleuies, la lumière emprisonnée dans ses boucles d'oreille, et ce sourire qui effilait ses lèvres.

Il avait été son rayon de soleil, mais à présent qu'Ivanie savait ce que cela coûtait de jouer un rôle, de se mentir à soi-même, elle n'était plus capable de supporter sa compagnie. Il lui faisait froid dans le dos, lui faisait mal au cœur.

Il ne la quittait pas des yeux et il attendait qu'elle cède un bout de son contrôle. Qu'elle lui laisse une petite place à ses côtés, au soleil.

— Une soirée, finit-elle par lâcher. J'aimerais que tu m'aides à organiser une soirée.

Guerlain arqua un sourcil et Ivanie fut incapable de savoir s'il était stupéfait ou s'il avait deviné sa demande avant même qu'elle ne passe la porte. Le silence qu'il présenta à l'adolescente fut presque aussi long que le premier.

— Ça faisait longtemps...

Les dents d'Ivanie grincèrent et elle accusa ce coup avec une impatience de plus en plus prononcée. Après l'intervention d'Achille, elle devait mettre toutes les chances de son côté.

— Ça faisait longtemps, hein ?

— Tu sais quoi ? Oublie tout ça. Oublie que je suis venue, oublie que j'ai même songé à t'adresser la parole.

Elle fit volteface et ses cheveux suivirent le mouvement. La voix de Guerlain résonna dans toute la pièce :

— Tu t'en vas déjà ? Tu n'essaies même pas de me convaincre.

— Tu me fais chier, Guerlain !

— Tu as de l'audace, Ivanie. J'ai toujours admiré ton culot, mais là... Là, à quoi tu t'attends ? À une époque, je me serais plié en quatre pour te l'organiser, ta foutue soirée, mais c'était avant que je sois trop gay pour toi, trop gay pour ton...

— J'en ai rien à cirer que tu sois gay, Guerlain.

Elle avait jeté un œil par-dessus son épaule et le regard que l'adolescent lui adressait lui glaça le sang. L'espace d'un instant, il ne souriait plus.

— Tu en as rien à cirer du reste non plus.

Il ne lui avait jamais fait le moindre reproche, même lorsqu'elle s'était montrée injuste envers lui, même lorsqu'elle avait refusé qu'ils se fréquentent en public. Il ne fallait pas ternir son image reluisante avec une énergumène telle que Guerlain. Ivanie y avait veillé, mais tout ce temps, il ne lui avait jamais reproché la bêtise d'un pareil comportement.

Quand il évoquait « le reste », il pensait aux injures, aux moqueries, aux murmures faussement discrets, et aux étiquettes qu'on lui collait sur le front. Tantôt « la pédale », tantôt « le gamin extravagant », ou encore « le bouc émissaire » lorsqu'il s'agissait des profs. Ivanie n'avait même pas feint de s'en scandaliser. Peut-être s'était-elle seulement dit « plutôt lui que moi ».

Ivanie eut envie d'abandonner les faux-semblants. Elle lui devait bien cela. Pourtant, il était d'autant plus difficile d'être à nouveau elle-même devant quelqu'un qui la connaissait depuis si longtemps. Elle avait le sentiment de se mettre à nu et elle ne le supporterait pas. La méchanceté, l'aigreur, l'amertume lui semblèrent plus appropriées.

— Tu vas répondre à une question, exigea Guerlain en s'humectant les lèvres.

Il n'attendit pas pour la poser :

— Qu'est-ce qu'elle t'a fait, Swann ?

— Rien.

— Sa tête te revient pas ? Ou tu as Achille dans le viseur au point de t'amuser à ruiner le peu de confiance qu'elle a en elle ?

Ivanie croisa ses bras sur sa poitrine. Elle n'ignorait pas à quels traitements Guerlain faisait allusion. Elle n'y était pas allée de main morte, ces derniers jours. Plus Swann résistait, plus Ivanie se montrait inventive. Ce n'était rien de vraiment blâmable, rien que des bousculades, des surnoms murmurés ou criés à pleins poumons, une trousse qui déverse son contenu malencontreusement au sol, et des rires dès que Swann prenait la parole en classe.

Ivanie avait mis en place ses premières mesures pour faire du quotidien de la jeune fille un calvaire et elle savait précisément ce qu'elle pourrait ressentir. Cette boule au ventre avant de monter dans le bus, le matin, le sentiment d'être acculé, et le maigre espoir que ses camarades finissent par se lasser. Ce n'étaient que les premiers symptômes, que les prémices.

Swann ne savait pas ce qu'Ivanie lui voulait, mais le jour où elle lui demanderait quoi que ce soit, elle ramperait à genoux pour le lui apporter.

Ivanie anesthésia les quelques remords qui la giflèrent. D'un battement de cils, aussi simplement que cela.

— Ce n'est pas la première, répliqua-t-elle.

— Et tu crois sincèrement que je vais te céder ton caprice de gamine gâtée dans ces conditions ? Tu cherches à coller à ta réputation de sans cervelle ou il te reste pas une goutte de matière grise ?

Ivanie retroussa les narines. Guerlain venait de sauter sur ses pieds et paraissait la narguer. Il y avait l'ébauche d'un sourire, tatoué sur ses lèvres, mais elle l'avait rarement vu aussi grave. Elle avait envie de lui jeter au visage que Swann s'en remettrait, que ce n'était pas la première, mais Guerlain ne se serait pas laissé convaincre. Le mépris qu'Ivanie lisait dans son regard était amplement mérité, mais il venait de la blesser à son tour.

Elle ne pouvait pas tourner les talons. Il fallait au moins qu'elle obtienne son accord, à défaut du reste.

— Cette soirée, tu vas l'organiser, et pas pour moi, mais pour toi.

Elle s'approcha suffisamment pour que sa proximité apparaisse comme une menace. Comme un avertissement, comme la conclusion d'un duel. Il était temps pour elle de rééquilibrer le rapport de force.

— Tu vas l'organiser parce qu'on est pareils, toi et moi.

Il ouvrit la bouche pour nier, mais elle ne lui en laissa pas le loisir :

— On a tous les deux besoin d'un prétexte pour exister.

***

Achille peignait un paysage désolé.

Il avait noué ses cheveux sur sa nuque, mais une mèche dégoulinait le long de son front comme pour le narguer.

Il trempa son pinceau dans l'acrylique, ajouta un peu de blanc pour éclaircir un peu le mélange, et réalisa un grand aplat à la surface de l'horizon.

Les sourcils froncés par la concentration, il comprit qu'il n'était pas seul avant que le moindre bruit lui signale la présence d'un perturbateur. Il n'appréciait pas être interrompu quand il créait. La sensation était étrange, déplaisante, et lorsque la porte grinça en se refermant, il ne tempêta pas. En fait, il continua de faire bonne figure.

— Qu'est-ce que tu veux ? s'enquit-il, après un interminable silence.

Sidoine l'avait rejoint discrètement et observait, à une distance raisonnable, l'œuvre qui prenait vie entre les mains d'Achille.

— Je savais que tu dessinais toujours.

— Je n'ai pas changé.

— C'est magnifique, Achille.

Il le remercia sans conviction, comme il l'aurait fait avec n'importe qui, et Sidoine cilla une fois.

— Qu'est-ce que je t'ai fait pour que tu m'en veuilles ?

Achille avait envie de ne pas coopérer aujourd'hui. Cela lui prenait comme cela, sans raison apparente, comme un caprice et comme cela arrivait à tout le monde. Il garda en lui cette résolution, presque une revanche, quelques instants. Ce fut suffisant pour que Sidoine danse d'un pied à l'autre. Puis, Achille céda :

— Tu ne m'as pas adressé un regard de la semaine, Sidoine.

— Je... Je n'ai jamais promis de...

— Tu n'as rien promis et moi non plus, mais dis-moi ce que je suis censé comprendre.

— Rien. Jahia a...

— Jahia ne comprend pas non plus.

Le pinceau d'Achille s'était suspendu à quelques centimètres de sa toile. L'artiste était partagé entre désespoir et indignation. Il savait qu'il n'avait pas le droit de demander quoi que ce soit à Sidoine et c'en était d'autant plus frustrant. Il avait agi en connaissance de cause, en ayant conscience que son aide ne serait sans doute pas récompensée et il n'avait même pas secondé Jahia en espérant obtenir quoi que ce soit de la part de Sidoine. Seulement, ce silence, cette manière de fuir les regards, la moindre discussion, ressemblait à une insulte.

Une rature de plus inscrite dans la chair d'Achille.

Il leva les yeux vers Sidoine. Assis sur son tabouret, dans cette pièce envahie par les travaux des élèves et par les projets, qui croulait sous les informations et qui torturait le sens du rangement de Sidoine, il était plus petit. Moins impressionnant, aussi, et plus vulnérable. Il y avait, dans le regard d'Achille, l'empreinte d'une blessure.

— C'est pas mon rôle de te faire la morale, c'est pas non plus mon rôle de te demander quoi que ce soit, mais...

Achille serra le poing sur son pinceau. L'envie d'en abattre la pointe sur la toile et de la gâcher d'un trait de droite à gauche le surprit. Il passa une main moite contre sa nuque sans réussir à trouver ses mots. Il se rendait malade à l'ide qu'il puisse être incapable d'aider Sidoine et que celui-ci puisse l'ignorer à une telle facilité. Il le devait à une dépendance aux autres qui n'avait rien de sain et plutôt que de vomir une jalousie qu'il avait en horreur, il serra les dents.

— Je n'avais rien à te dire, avoua Sidoine, presque penaud.

Achille le dévisageait à nouveau, interdit. Comment interpréter ces paroles pour y décoder les intentions de Sidoine ? Devait-il voir de la colère, dans cette attitude vaguement désolée ? Achille était observateur, mais il n'arrivait pas à comprendre.

— Pourquoi t'es venu, Sidoine ?

Achille ferma les yeux. La réponse ne vint pas et il sortit le grand jeu.

— C'est toi qui décides ce que tu fais des gens, articula-t-il, son regard arrimé sur celui de Sidoine. Comment tu les considères, comment tu les traites, c'est toi qui vois. C'est peut-être un jeu pour toi, de cacher tes peurs et le reste, de ne rien expliquer à personne.

Un jeu de survie dans lequel Sidoine se révélait particulièrement doué.

Il n'articula pas un mot, trop sonné par le regard qu'Achille posait sur lui. Il ne savait pas s'il détestait la manière dont il le voyait ou s'il avait l'impression, dans une moindre mesure, d'être compris. Surtout, Achille avait deviné le concept des cases sans que jamais Sidoine ne l'ait évoqué.

— Je ne sais pas à quel point t'as changé, Sidoine, mais tu m'as dit avoir besoin d'aide.

Sidoine eut envie de nier, par pure lâcheté. Achille s'humecta les lèvres. Il ne s'était pas complètement défait de la froideur avec laquelle il avait accueilli son camarade. Sa réserve était pudique et Sidoine l'admirait sans un mot.

— Je veux bien t'aider, mais j'aurais besoin de tes règles.

— Quelles règles ?

— Tes règles du jeu. Je ne peux pas jouer sans elles.

— Ça n'a rien d'un jeu.

Achille ne se reprit pas. Il ne revint pas sur ses paroles et se ressaisit de son pinceau pour appliquer une couche de gris plus sombres sur les montagnes. La texture se préciserait plus tard, mais on commençait déjà à se deviner, sur la cime des arbres et sur le tracé vaporeux des nuages.

— Si tu m'en veux pas, on peut peut-être... je ne sais pas. Reprendre sur de meilleures bases ?

Sidoine regretta ces paroles à peine les avait-il prononcées. Il n'avait pas assez de recul sur la situation pour se permettre une telle décision. Une part de lui, au cours de la semaine écoulée, avait voulu repousser Achille loin de lui. Pour le préserver des dégâts qu'il pouvait encore commettre et pour éviter qu'il ne soit blessé à nouveau. Si Sidoine était parvenu à taire sa colère, rien ne garantissait qu'il n'y avait aucun risque. Il était cependant trop égoïste pour refuser la main tendue d'Achille.

Sidoine revint sur ses pas sans se formaliser du silence de l'artiste. Jusqu'à ce que la voix d'Achille l'interrompe dans sa fuite :

— Il y a une soirée, samedi soir. Viens.

L'invitation paralysa Sidoine quelques instants. C'était si inattendu qu'il faillit retourner la proposition sans s'encombrer d'une réflexion. Au lieu de quoi, il referma la porte de l'atelier d'art derrière lui et coupa court à la conversation. Il mettrait à contribution le peu de temps dont il disposait pour choisir et Achille compterait sur Jahia pour préparer de solides arguments.

Finalement, il ne s'en était pas si mal tiré.

Achille contempla son paysage dépouillé de ses couleurs. Le soleil épousait l'horizon et, pour la première fois depuis bien longtemps, l'artiste y associa une nuance chaude.

Il s'empara d'un des tubes intacts et déposa une quantité infime de couleur sur sa palette avant d'y plonger le pinceau.

À ce tableau, il ajouterait bien un peu d'orange.




Encore un chapitre que j'ai adoré écrire. Guerlain et Ivanie étaient amis, il y a un long moment, et ils ont une dynamique qui me plaît beaucoup. Ils ont pas mal de choses en commun, au fond. 

La fin du chapitre découvre le côté artiste d'Achille. On y explore encore un peu le concept de couleurs. Vous l'aurez compris, il est à la base du roman. C'est le concept clé, même si d'autres ont leur importance (je pense notamment au silence, au sens du spectacle qui n'est pas encore vraiment développé jusqu'ici, mais qui ne tardera plus à l'être). 

Que pensez-vous de cette soirée qui se profile ? Certains estiment qu'il s'agit d'un gros cliché des romans pour ados. J'ai tendance à penser que, cliché ou non, ça existe, c'est même quasiment un indispensable. Pour le reste, j'espère ne pas trop accentuer ce côté cliché et que ma version des soirées vous plaira !

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