Chapitre 12 : D'une tonalité chaotique

[Je pense que, à force, vous le reconnaissez :)]


Swann avait été l'une des premières à quitter la salle de SVT. C'était inhabituel, puisqu'elle laissait en général à ses camarades le soin de passer la porte en premier, dès que la sonnerie retentissait. La prof avait eu la brillante idée de rendre les contrôles par ordre croissant de notes et la copie de Swann avait été la première de la pile.

L'adolescente n'avait pas feint de s'en étonner, mais n'avait prêté qu'une oreille distraite aux éloges. Elle était montrée en exemple et s'il y avait bien une chose que Swann haïssait, c'était bien attirer l'attention sur elle. Surtout dans de telles circonstances. Sa réussite ne regardait personne et encore moins ses camarades qui n'appréciaient pas l'humiliation.

Swann avait donc filé sans demander son reste. Elle descendit les marches encombrées de l'escalier et ne s'arrêta que dans le grand hall. Dehors, le temps était moins déprimant que la veille, mais le soleil se cachait toujours pudiquement derrière un revêtement de nuages. Swann fouillait dans son sac à la recherche de son briquet et eut le malheur de le dégoter lorsqu'un surveillant passa à sa hauteur. Pète-sec renifla, d'une humeur aussi massacrante qu'à l'accoutumée, et lança, assez distinctement pour que Swann ne soit pas la seule à profiter de la remarque :

— Range-moi ça ! C'est dehors qu'on fume, pas dans le hall. La prochaine fois que je te prends avec ton briquet à la main, tu te débrouilleras avec tes parents pour qu'ils aillent le chercher chez le CPE, vu ?

Elle ne prit pas la peine de répondre. La mention de ses parents lui avait suffi. S'ils apprenaient que leur fille occupait ses récréations à fumer devant le portail du lycée, elle était fichue. Ils aimaient penser que leur aînée était irréprochable, le parfait exemple pour ses frères et sœurs, le petit génie auquel ils avaient préparé un avenir tout tracé. Swann ne savait pas si la cigarette était une façon de leur désobéir. Elle aurait pu sécher les cours, aller en soirée et rentrer au petit matin, mais elle avait préféré une autre manière de se rebeller.

Un autre poison, comme Guerlain avait choisi de l'exprimer.

Swann ne savait pas s'il avait raison ou si elle refusait d'admettre qu'il ait pu voir clair dans son jeu en un regard. Ce garçon la mettait hors d'elle, mais quelque chose en lui l'intriguait. Elle qui n'avait jamais été intéressée par ses semblables, elle lui trouvait quelque chose de profondément unique. Cela ne s'arrêtait pas à son style inimitable, entre son mulet moderne et ses cols roulés, ses boucles d'oreille et son sempiternel sourire. Swann était trop pragmatique, possédait un esprit trop scientifique pour croire en une signature énergétique, mais quelque chose dans l'essence de Guerlain la touchait. Il était plus que le pitre qui se donnait en spectacle et qui égayait les troupes.

Swann passa en revue la foule que vomissaient les couloirs. Elle ne le voyait nulle part. Elle allait faire demi-tour, filer en direction du portail en remettant à une autre fois leurs étranges conversations qui étaient devenues des habitudes, quand une voix féminine l'interpella :

— Hé, Swann !

C'était Ivanie, du haut de la plateforme du premier étage qui s'ouvrait sur le rez-de-chaussée comme une scène gigantesque. Elle était accoudée à la rambarde, ses cheveux emprisonnés dans un foulard d'un jaune pur. Dans son sillage, Simon était tout sourire lorsqu'il lança :

— T'aurais pas oublié un truc ?

La voix de Swann ne portait pas suffisamment pour qu'elle prenne la peine de répondre. Elle ne possédait qu'un mince filet de voix et s'inquiétait davantage de l'attention qu'elle venait d'attirer sur elle. Chercher une répartie qui impressionnerait Ivanie n'avait pas d'importance.

— Ton devoir, compléta Ivanie, en brandissant la copie entre son pouce et son index. Ce serait dommage de pas présenter ça à tes parents pour qu'ils répètent combien ils sont fiers de leur fille, tu ne crois pas ?

La voix d'Ivanie portait naturellement. Dans un timbre grave, que les adolescents qualifiaient pour la plupart de sensuel, elle était capable de mobiliser l'attention en un claquement de doigts. Quelques élèves s'immobilisèrent pour assister au spectacle et, plus ils furent nombreux, plus Ivanie paraissait jubiler. Elle se regorgeait de ces regards.

— Il faut bien redresser le niveau du reste. S'il y avait pas les cours, personne n'aurait de raison de se rappeler ton existence, articula-t-elle, bien distinctement.

Une exclamation gonfla les rangs qui semblaient s'être resserrés autour de Swann. Elle se ratatina sur elle-même. Jamais elle n'avait marché la tête haute, la poitrine bombée, mais la honte qui la gifla n'était rien en comparaison du peu de sympathie qu'elle nourrissait à son propre égard. Elle n'aurait pas seulement aimé disparaître, mais que le lycée Charlemagne oublie son existence. C'était un besoin impérieux, logé au creux de son ventre, et qui pétrifia ses membres au point où le noir se fit. Comme un rideau qui s'abattrait sur elle.

Comme dans les films, quand un projecteur se braque sur le protagoniste pour le laisser seul face à ses pensées.

Swann fut abandonnée à ses réflexions, face à un mal-être qui lui éclata en pleine figure. Elle goûta à sa propre fadeur, à cette inconsistance qui la rongeait, à l'être qu'elle était en train de devenir et qu'elle ne reconnaissait pas. Elle se vit elle-même, modelée par l'ambition de ses parents et par un trop grand vide qui s'était installé en elle. C'était insoutenable.

Le décor autour d'elle revint aussi vite qu'il avait disparu. On la regardait sans doute pour la première fois et ce n'était pas pour vanter son intelligence ou un quelconque accomplissement. Non, les ricanements fourmillaient, les remarques suivaient l'exemple donné par Ivanie.

Si Swann s'était un jour demandé comment un élève devenait la risée de tous, en jugeant que les scénarios des livres et des séries ne rendaient sans doute pas justice à la réalité, elle détenait désormais la réponse.

Des documents s'échouèrent du haut de la plateforme et retombèrent au pied de Swann. C'était sa copie, avec son 20 entouré deux fois en rouge. L'une des deux pages doubles se coinça sous le pied d'une fille qui s'écarta prestement. Il n'était pas question que la disgrâce de Swann déteigne sur elle. Swann ne vit pas la gêne d'une poignée d'adolescents, qui déploraient leur impuissance. Swann se courba pour ramasser ses feuilles et les froissa entre ses doigts trop raides. D'une main, elle retint ses longs cheveux noirs qui coulèrent dans le creux de son épaule et elle put se redresser.

Jamais elle n'oublierait le regard d'Ivanie sur elle. Le regard triomphant du vainqueur sur le perdant.

Swann sut surtout qu'Ivanie avait vu en elle ni plus ni moins que ce qu'elle était : un être sans saveur.

***

Simon s'était comme volatilisé. Il laissait la gloire à Ivanie, ce n'était pas ce qui l'intéressait. Du moins, pas cette fois.

Ivanie ne fit pas mine de trop s'attarder. Ce genre d'apparitions étaient millimétrées. Assez longue pour être savourée, elle ne devait pas donner l'impression de quémander de l'intérêt. Elle était rôdée à l'exercice désormais, au point de savoir doser avec précision quelle quantité était nécessaire. Ivanie n'avait pas besoin de tendre l'oreille pour être certaine de sa réussite. Swann, le vilain petit canard, avait enfin attiré l'attention sur elle pour autre chose que pour les notes brillantes qu'elle récoltait.

Dans un sens, elle aurait presque pu remercier Ivanie pour ce miracle.

Celle-ci fit volteface et tomba nez à nez avec Achille après avoir traversé la plateforme en quelques enjambées. Elle maquilla son visage d'un sourire mielleux.

— Tu viens seulement de sortir ? La prof t'a tenu la jambe ?

— Une mise au point, lâcha Achille.

Une ombre s'était étalée sur ses traits, mais Ivanie ne parut pas le remarquer. Trop emportée par la conversation déjà toute faite qu'elle avait préparée, ou peut-être ne voulait-elle simplement pas le voir.

— Tu as eu la moyenne, non ? On s'en fout du reste. Tu joues pas ta vie de toute façon.

Au collège, Achille aurait approuvé. Il n'avait jamais apprécié toute cette pression qui pesait sur les épaules des adolescents au sujet de leurs résultats. Il était mal vu de viser l'excellence pour les meilleurs d'entre eux et les plus mauvais devenaient la risée des profs. Il n'y avait pas de bonnes places, sauf lorsqu'on appartenait à la crème de la crème et qu'on se savait intouchable.

Achille pensa à Swann. La seule chose qui la distinguait du lot, c'étaient bien ses notes. Elle serait passée inaperçue, comme elle le désirait, si elle avait été dans la moyenne. Elle n'avait jamais imaginé que sa discrétion puisse être mal interprétée. Ivanie venait de lui prouver que non seulement on pouvait s'en moquer, mais qu'en plus elle devrait en avoir honte. Ce n'était pas ce qui était le plus douloureux. Pour Swann, le plus pénible était encore de comprendre qu'on la raillerait pour une part d'elle dont elle n'était même pas fière.

Achille n'enfermait pas les gens dans ses cases, mais il pouvait saisir ces enjeux. Il savait qu'il n'avait pas les capacités pour viser la perfection, mais il avait pris conscience d'une chose ces derniers mois : l'enseignement était une chance qu'il ne pouvait pas décliner. L'éducation était une arme et s'il voulait posséder un avenir, il devait se le forger. Le lycée en était la base. S'il dépassait cette étape, alors il lui appartiendrait de se diriger vers un enseignement professionnel ou vers toute autre chose.

Sans connaître Swann, Achille avait compris qu'ils se ressemblaient plus qu'ils ne pourraient l'admettre. Ils étaient tous les deux tournés vers l'avenir, et ce, avec une maturité qui manquait à nombre de leurs camarades. De plus, elle s'était ouverte à lui en lui conseillant d'apporter son aide à Sidoine. Il lui en était reconnaissant et cela suffisait à compenser un héroïsme dont il était trop souvent dénué.

— Pourquoi ? Tu penses que dans mon cas il y a d'autres raisons qui peuvent rappeler mon existence ?

Ivanie avait blêmi. Le sous-entendu était trop limpide pour qu'elle joue l'idiote et qu'elle feigne de ne pas comprendre.

— Je... C'était juste de l'humour.

— J'ai pas eu l'impression que vous partagiez le même second degré.

— C'est pas non plus la personne la plus fun de la classe.

Ivanie avait l'habitude de toujours retomber sur ses pattes. Elle se débattait pour trouver une excuse, mais contrairement à Simon, elle possédait suffisamment de flair pour comprendre qu'en ajouter une couche ne l'aiderait pas.

Et elle ne s'imaginait pas présenter ses excuses, même si le regard incisif d'Achille semblait en réclamer. Comme s'il l'avait personnellement insulté. Cette idée lui déplut encore davantage. Achille s'était senti interpellé. Plutôt que de l'éloigner de Swann, Ivanie devinait qu'il était plus proche d'elle que ce qu'elle avait craint.

Si elle ne tenait pas à rester dans les bonnes grâces d'Achille, elle aurait répondu vertement. Elle lui aurait demandé en quoi cela le regardait. Juste pour sortir un peu de cette jalousie qui la rongeait, de ces émotions qu'elle contrôlait qu'au prix d'un douloureux effort.

— Tu penses qu'elle méritait ça ? Elle t'a rien fait.

— Tu l'aimes bien, répondit Ivanie.

Pas de question à moitié assumée. Elle posait l'affirmation, non sans une touche de dépit, de rage brute. Achille lui adressait un regard qui l'indisposait. Elle qui recherchait en permanence l'attention de ceux qui l'entouraient ne savait pas si elle appréciait celle d'Achille. Celui-ci l'observait, de son bandeau jaune qui contrastait avec sa peau hâlée à ses yeux bruns, en passant par sa bouche pulpeuse, soulignée par une touche de rouge à lèvres.

— Et c'est une raison pour balancer sa copie ?

Ivanie ouvrit la bouche avant de lever la main pour discipliner une mèche de cheveux échappée de son bandeau. Elle n'aimait pas être prise pour cible et c'était bien ironique, étant donné ce qu'elle venait de réserver à Swann. Elle n'aimait pas être prise la main dans le sac et Achille ne bougerait pas de ses positions. Dès lors, elle aurait dû renoncer.

— Pour les copies, articula-t-elle, je n'ai pas...

— Oui ?

— C'était pas moi.

Achille la considéra un long moment. Ce n'était pas tant le geste qui le chagrinait, mais l'intention. Ivanie avait déclenché les hostilités, quoi qu'elle en dise, et ce n'était que le début. L'avertissement d'Achille ne suffirait pas à la faire revenir sur sa décision.

— Je sais.

Il passa à sa hauteur comme si elle n'était rien qu'un élément insignifiant du décor et lâcha, le plus naturellement du monde :

— Tu devrais le laisser tomber, ce type.

Il n'aimait pas prétendre qu'une personne n'en méritait pas une autre, ou l'inverse, mais Simon n'avait pas bon fond. Achille se sentit assez inspiré pour compléter, avec la certitude que cette formulation étrange parlerait à Ivanie :

— Même si c'est lui qui t'empêche d'oublier ta propre existence.

C'était au moins assez vrai pour la blesser.

***

Simon s'approcha jusqu'à se fondre dans l'ombre d'Ivanie.

Le petit démon sur son épaule gauche.

Quelques mètres plus bas, Swann s'était figée après avoir jeté un regard circulaire autour d'elle. Les mots avaient atteint leur cible et Ivanie ne niait pas : elle les avait prononcés.

Ivanie avait toujours les feuilles coincées entre son pouce et son index lorsque Simon les lui arracha. Même les spectateurs avaient cessé de les observer pour guetter la réaction de Swann. Personne ne vit Simon jeter les copies.

— Qu'est-ce que tu fous ?

— T'avais besoin d'un coup de pouce, nan ?

Personne ne vit Ivanie suivre le mouvement des feuilles qui s'échouèrent plus bas et incarner le rôle qu'on lui avait désigné. C'était le mauvais rôle, mais quelle importance ?



On met les pieds, tout doucement, dans le coeur d'une des intrigues du roman, après l'intrigue plus personnelle qui concerne Sidoine. Les personnages qui gravitent autour ont toute leur importance et j'espère que ça ne donne pas l'impression d'un décor. Je ne veux pas que la romance écrase le reste et elle a une place majeure, sans être omniprésente. Pour le moment, on en est encore loin, vous me direz... Et vous avez complètement raison !

Des avis à donner sur les personnages. On y va mollo, avec de la bienveillance, mais je suis curieuse de savoir si certains d'entre vous ont commencé à creuser un peu les personnages pour les comprendre, si on exclue le soin particulier qu'ils donnent aux apparences. S'ils ont bien quelque chose en commun, tous, c'est bien ça, et je trouve que c'est assez représentatif de cette période.

Passez une belle soirée !

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