Prologue


     La tempête se joue du bateau, comme les petits enfants se jouent des fourmis à leurs pieds. Elle le fait tanguer, ponctuant ses actions d'éclairs et coups de tonnerre, comme si le ciel se trouvait en pleine hilarité. Dans l'une des cales du navire, une jeune femme écoute la conversation des deux gardes se tenant devant la grille de sa cellule. Ils la croient endormie alors ils parlent librement, et avouent leurs peurs. Ils la craignent. C'est elle qui est épuisée, affamée, enchainée, blessée et condamnée à mort et, pourtant, ce sont eux qui ont peur. Elle aimerait trouver cela risible mais elle ne peut que comprendre leurs craintes. Elle sait tout ce que les gens racontent au sujet des druides elfiques. Elle connaît toutes les rumeurs où ils sont décrits comme sans la moindre once de pitié ou de raison. Des êtres dépourvus d'humanité, avides de sang et de destruction. Tous les enfants ont déjà entendu dire par leurs parents qu'ils se feront kidnapper par eux s'ils ne sont pas obéissants. Tous vivent dans la haine et la peur des êtres immondes que sont pour eux les druides elfiques. Elle le sait, tout comme elle sait pertinemment que ce qu'elle a tenté de faire n'aidera pas à rétablir leur image, et les moyens qu'elle a utilisés pour ce faire, encore moins. Cela dit, il y a bien un détail qu'elle peine à comprendre. Elle ignore comment les druides elfiques sont passés aux yeux des autres, de simples guérisseurs et potionnistes, aux monstres qui terrorisent l'humanité. Ni pourquoi les gens se sont mis à inventer toutes ces histoires sur les siens.

     Bien que compréhensible, elle trouve la conversation qu'ils entretiennent affligeante : ils se demandent si après sa mort elle reviendra les hanter et les traquer afin de se venger d'eux qui participent à sa mise à mort. Cela pourrait presque lui arracher un rire résigné. Comme si elle allait gâcher l'éternité que lui offrirait la mort, à effrayer des personnes dont elle ignore jusqu'à leurs prénoms.

     Le navire fait brusquement une embardée plus forte que les autres et les épaisses chaînes qui entravent les poignets et les chevilles de la jeune femme la font d'autant plus souffrir, escintant sa peau, si bien qu'un petit cri s'échappe de sa bouche et se fait entendre par-dessus les grincements incessants du bois brutalisé par les courants marins et bruits causés par les marins qui s'affairent au-dessus d'eux. Ce cri, si faible, semble planer au-dessus d'eux tel un mauvais présage et fait remarquer aux gardes qu'elle est réveillée, leur imposant de se taire. Malgré l'incessant vacarme qui règne, le silence des deux soldats se fait ressentir. Il est pesant et oppressant, appuyé par les regards en coin tendus qu'ils lui jettent.

     Un bruit de bottes aux embouts métallisés malmenant le bois annonce la venue d'un officier, avançant à grands pas. Les gardes se redressent prestement, soucieux d'être bien vus aux yeux d'un de leurs supérieurs. L'homme leur dit quelques mots d'une voix si basse qu'elle ne parvient pas à entendre. Toutefois elle comprend bien vite le sujet de leur conversation lorsqu'ils entrent dans sa cellule. Ils se dirigent vers elle, prudemment, apeurés, puis voyant qu'elle ne réagit pas lorsqu'ils enlèvent ses chaînes et la traînent sans ménagement sur le pont, ils semblent plus assurés. Elle ne ressemble en rien à la menace qu'on leur avait décrite. À leurs yeux elle n'est plus qu'une immondice condamnée. Elle ne résiste pas pendant qu'ils l'approchent du bord du bateau, elle n'en a plus la force. Voyant cela, un des gardes en profite lui parle sur un ton qui doit se vouloir méprisant mais qui n'est que ridicule :

"Ne t'inquiète pas trop surtout, ton jeune ami t'a dénoncé. Il est seulement condamné à la prison à vie."

     Mais ces mots n'eurent pas l'effet escompté sur elle. La jeune femme ne ressent aucune colère envers celui qui l'a trahi au contraire elle se sent plus soulagée d'apprendre qu'il n'est pas mort. Et puis, comment pourrait-elle en vouloir à une personne qu'elle n'a cessé de manipuler pour arriver à ses fins.

     Quand elle daigne lever les yeux sur l'horizon, elle remarque d'abord la vaste étendue d'eau qui entoure le navire. Une eau agitée et sombre qui semble être faite de roche liquide. Puis c'est le soleil qu'elle remarque enfin. Cette immense orbe lumineuse, cachée derrière les nuages orageux, qui aura bientôt désertée le ciel. La jeune fille pense à son prénom : Morwën. Prénom signifiant lac du crépuscule. Au fil du temps elle s'est convaincue que la signification des prénoms avait un impact quelconque sur la vie mais jamais elle n'avait osé supposer que cela aurait un lien avec la mort. Douce ironie pour elle qui est condamnée à une mort par noyade, au crépuscule, afin que son âme puisse rejoindre la noirceur de la nuit.

     Dix sept ans, c'est jeune pour mourir. Trop jeune. Bien trop jeune. Petite, ses parents lui avaient un jour affirmé qu'il était impossible de mourir sans avoir réalisé au moins un de ses rêves. Sans quoi la vie n'aurait plus aucun sens. Ils se sont trompés mais elle ne leur en veut pas. Ils ne pouvaient pas savoir à quel point c'était faux.

     Les yeux dans le vague, perdue dans ses réflexions sur le sens de sa courte existence, elle ne remarque pas qu'ils nouent ensemble ses mains et ses pieds. Surement afin de s'assurer qu'elle ne puisse ni nager, ni survivre. Mesure inutile. Elle ne sait pas nager. Elle n'a pas eu le temps d'apprendre. Elle sent vaguement qu'on la pousse par-dessus bord. Dans sa chute ses jambes sont quelque peu écorchées par le rebord en bois rugueux. S'ensuit l'étreinte glaciale de l'eau et la brûlure du sel qui se colle à ses plaies.

     Elle va s'éteindre en même temps que le soleil.

     Pendant sa descente mouvementée dans les tréfonds de l'eau, elle repense brièvement au conte que sa mère et elle adoraient quand elle était plus jeune. Elle y pense pour éviter de réaliser complètement qu'elle est en train de mourir. C'était l'histoire d'un jeune homme, qui tous les jours se rendait au bord de la mer persuadé qu'il pourrait marcher sur l'eau. Mais à chaque tentative il mourait noyé. Et ressuscitait le lendemain. Toutefois il se fit attaquer par des brigands un jour où il réitérait son expérience. Il finit par mourir de ses blessures. dans son dernier souffle il murmura :

"j'aurais aimé voir la mer au moins une fois".

     Elle rit, ça ne manquait jamais, elle et sa mère rigolaient à chaque fois, stupéfaites par la stupidité de l'homme. Mais elle n'aurait pas dû céder à ce bref moment d'allégresse. L'air s'échappe de ses poumons pour retrouver la surface et, bien trop vite, il est remplacé par de l'eau qui s'engouffre lentement dans sa gorge. Pendant qu'elle tente de se débattre pour défaire ses liens, ses longues boucles rousses se collent à la peau ralentissant davantage ses mouvements. Quelque chose lui frôle la jambe. Elle rouvre les yeux qu'elle avait fermés à cause de l'eau qui les lui brûlait et distingue une espèce de lumière rouge. Une lumière étrange qui semble vaporeuse et qui peu à peu l'entoure, jusqu'à la faire entièrement disparaître.

    Dans une forêt, bien loin de l'océan, une lueur rouge apparaît et laisse tomber une jeune femme rousse à moitié noyée en plein milieu d'un campement.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top