10 mai 1565
Les mois qui suivirent furent juste un tourbillon infâme de chagrin et de dégoût. Je restai cloîtré dans ce cachot jusqu'à ce que mes entrailles réclament leur dû. J'avais beau lutter la faim était trop forte. Elle gagnait toujours. Comme la vermine, je rampai alors hors du manoir. J'arpentai les rues, me fondai dans la pénombre, guettant la pauvre âme qui viendrait me repaître. Ainsi, je découvrais la misère humaine, celle que je n'avais jamais côtoyé quand j'étais cet ignoble enfant gâté. Quand je croyais encore que l'univers se limitait aux cuisses de ma prochaine conquête. Dans les rues crasseuses, aux relents de pisse et de déjections humaines, l'humanité tentait de survivre. Mendiants, prostituées, bandits luttaient pour ne pas trépasser les premiers. L'enfer existait aussi sur Terre, sauf que je ne l'avais jamais côtoyé. Ces pauvres créatures, viles, baignant chaque jour dans la fange. Leur vie n'était qu'une longue et douloureuse agonie. Et moi, je venais me nourrir de leur désespoir.
J'étais l'ange de la mort, celui qui allait les emmener encore plus loin dans la tourmente. Je choisissais toujours le plus faible, le plus isolé. Celui dont l'âme était déjà perdue, qui ne demandait qu'à être cueilli par un démon. A travers mes sanglots mêlés à leur râle d'agonie, j'aspirai leur vie, leurs malheurs, leurs espoirs à jamais inassouvis.
Lentement elle s'éteignait entre mes mains. Je la voyais s'évanouir à travers leurs yeux grands ouverts. Parfois, je me disais que je les libérai de cette existence, sans but, sans joie. Mais bien vite, je me reprenais. Je ne faisais que les faire passer d'un enfer à un autre, ne sachant pas quel était le plus terrible. Mon espoir d'y échapper moi-même s'éteignait peu à peu, tandis que je me nourrissais du leur.
Quand enfin, mon corps était satisfait, je repartais, l'âme plus lourde de leurs pêchés, enchevêtrés aux miens. J'aurais pu choisir d'en finir, mais j'étais lâche. J'avais peur de découvrir que mon châtiment en enfer serait pire. M'imaginer face à Lucifer, l'âme noircie, me faisait faire de cauchemars tout éveillés. Alors je subissais ce que mon corps exigeait pour survivre. Encore et encore. Inlassablement.
De temps à autre, alors que je me lamentais sur ce que j'avais perdu, Hella se glissait dans mon antre. Tel un serpent, elle tentait de m'envoûter, de me tenter, mais ses tours ne fonctionnaient plus. J'étais devenu comme elle, une créature immonde assoiffée de sang. Je me dégoûtais, elle me dégoûtait. Ses mains sur mon corps, son parfum mêlé aux effluves métalliques du sang encore frais me soulevaient le cœur. Je me refusais à elle et cela la contrariait au plus haut point. Comme une enfant capricieuse, elle piquait une colère et cassait tout ce qui était à sa portée. Mais peu m'importait. Mon fardeau était bien trop lourd pour que mon corps puisse envie du sien. Au moins maintenant, il m'obéissait.
Parfois, dans un espoir vain, je me mettais à errer à côté des églises. J'espérai que le Créateur, dans son infini bonté, vienne me sauver. Que peut-être il me pardonnerait toutes mes années d'errance. J'errai telle une âme en peine, recherchant l'absolution. Mais franchir le seuil de la maison du Seigneur m'était dorénavant interdit. Le démon avait pris possession de mon être et il m'empêchait de tenter ma chance. J'étais banni. Aucune rédemption était possible. Dieu m'avait puni, m'avait abandonné entre les griffes du Diable. Mon châtiment était quelquefois si difficile à accepter, mais c'était ma croix, et je la porterais pour l'éternité.
Un jour, alors que je rôdais autour de la basilique Notre Dame, des murmures attirèrent mon attention. Tel un fantôme, je me rapprochais dans l'espoir de capter un semblant de vie, de joie. Mais ce furent des soupirs erratiques mêlés à des sanglots étouffés qui m'accueillirent. Je m'approchai lentement de la porte de la sacristie. Mon esprit avait du mal à définir ce que pouvaient cachés ces bruits, quand soudain la porte s'ouvrit. Un jeune garçon d'à peine dix ans en sortit, le visage baigné de larmes. Quand son regard croisa le mien, l'épouvante gagna mon cœur. J'y vis la peur, le désespoir. Je compris alors ce que mon âme refusait d'admettre. L'horreur de la situation fit voler en éclat ce qui restait de bon en moi. Il s'enfuit aussitôt, complètement perdu et terrifié. A l'intérieur, l'homme d'église remettait sa soutane en place. J'étais dévasté, ébranlé dans mes convictions. On m'avait élevé dans la crainte de Dieu. Voilà que je voyais l'envers du décor. L'abomination faite homme. Le Dieu vengeur se gardait bien de punir ses messagers. Il leur permettait de laisser libre cours à leurs vils penchants. Mon cœur se vida. Plus aucune douceur, plus aucune compassion. Que du mépris, que de la haine. Pour les hommes, pour Dieu.
Je me reculai dans l'ombre, à l'abri des regards et attendis. On m'avait fait ange vengeur, j'allais appliquer la sentence sur cet homme du Seigneur. Le prêtre finit par quitter le lieu saint. Il était enfin hors de la protection du Créateur. D'un pas assuré, il rejoignait le presbytère, ignorant que bientôt s'abattrait sur lui la colère divine. Alors que chaque jour je trainai mes pêchés tel un fardeau sur mes épaules, lui déambulait, le cœur aussi léger que celui d'un bienheureux. Mon cœur saignait, ma rage faisait bouillir mes entrailles. La haine coulait dans mes veines tel un poison. Je me glissai derrière lui, calant mes pas dans les siens. L'homme d'église arriva devant la porte de son logement, sortit ses clefs et les introduisit dans la serrure.
Ce fut là qu'il vit mon ombre. Inquiet, il se retourna, mais, déjà je le poussai à l'intérieur. Avant qu'il ne puisse comprendre, je lui sautai à la gorge, réduisant en bouillie sa trachée. En guise de cri, il poussa un couinement, suivi d'un gargouillis funeste. Son corps se crispa quand je m'acharnai sur son cou. J'avais fini de me lamenter sur eux. Ils avaient pêché, tous. Ceux qui j'avais tué méritaient leur châtiment. Lui, en particulier. C'est pourquoi je choisis de lui infliger une pénitence particulièrement douloureuse.
Tandis que je le vidais de son sang, je sentais son corps se tordre sous moi, pour tenter de s'échapper. J'attrapai alors une chaise à portée de mains et la brisai sur le sol. Je récupérai un des pieds cassés et le plantai avec violence dans l'un de ses poignets. Privé de cordes vocales, il ne put qu'écarquiller les yeux pour montrer sa douleur. Puis, j'attrapai l'autre pied et l'enfonçai, cette fois-ci, beaucoup plus lentement dans son autre poignet. Un spasme le secoua. Il est incroyable de penser que ce corps, si précieux, capable de vous procurer un plaisir infini, soit aussi fragile et si facile à soumettre à la souffrance. Bientôt, il ne fut plus qu'un pauvre pantin entre mes doigts. Crucifié sur le sol de terre battu, il était à ma merci. Je ris devant cette représentation grotesque du Christ. En espérant que Dieu en nota la référence. A nouveau, mes crocs se plantèrent dans son cou. Je le relâchai quand sa vie ne tenait plus qu'à un fil. Ses yeux remplis de terreur me fixaient. Je pouvais y lire l'incompréhension qui habitait alors son esprit. Lentement, je me penchai pour lui murmurer à l'oreille.
- Quand tu verras Satan, passe-lui le bonjour de ma part. Je pense qu'il trouvera le châtiment approprié pour ton abominable crime.
Puis je le laissai, là, en train de se vider de ce qui lui restait de sang. Je me sentais soudain incroyablement bien. Comme si tous ces dernières années avaient été une pure illusion et qu'enfin j'ouvrais les yeux sur la nature humaine. Ces êtres étaient faits pour le pêché et j'étais là pour les punir.
Dieu - ou Lucifer, qu'importait celui qui en était l'origine - avait conduit Hella sur ma route, pour qu'elle me rende la vue. Pour qu'enfin je sache ce qu'était mon rôle sur cette terre. Et j'allais le faire avec délectation.
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