Chapitre 5 : Wonderful World


- Alors ? Qu'est-ce que tu en penses ?

- Je ne dirais pas que j'adore...Mais ce n'est pas trop mal...Peut-être qu'il faudrait rajouter un peu de cerise au mélange ?

Face à lui, de l'autre côté du bar, Magnus poussa un soupir mêlé d'un grognement mi-déçu mi-contrarié. Étalées devant lui, des dizaines de bouteilles d'alcool et une myriade de liqueurs plus sucrées les unes que les autres. Depuis près d'une heure qu'ils étaient seuls, et Magnus était certain que Ragnor faisait d'innombrables détours avant de revenir pour les laisser tranquille en toute intimité, il faisait déguster au sosie de son amant différents cocktail qu'il voulait rajouter à la carte du Pandémonium. Et il n'avait pas menti : Matt adorait se prêter au jeu des dégustations avec lui. Cela étant, il n'était pas certain du mélange vodka, jus d'orange et liqueur de cerise. Ou alors, avec plus de cerise, et moins de vodka, ce qui n'était pas au goût de Magnus. Et pourtant, tout au fond de lui Magnus savait que sa contrariété était en grande partie dissimulée par la joie folle et immense de retrouver son homme. Certes, Matt n'était pas complètement comme Alec. Il était plus sûr de lui, sa gestuelle, ses mimiques, ses expressions faciales étaient différentes, et pourtant il pouvait le sentir jusque dans son âme : c'était son mari qu'il avait en face de lui. Il ne savait pas comment, ni pourquoi, et quelque part au fond il se fichait de connaître les raisons qui avaient amené son amant à refaire surface. Tout ce qui lui importait était de savoir qu'Alec était vivant et, bien que différent, il avait au moins la sérénité de savoir qu'aucune nécromancie n'était impliquée, l'aura du noiraud n'étant pas salie de traces macabres et mortelles. Voyant l'air contrarié du sorcier, Matt secoua la tête en retenant un rire et passa derrière le bar, l'invitant à faire de même. L'Indonésien se retrouva donc assis sur le tabouret sur lequel se trouvait le Terrestre et l'observa prendre différentes liqueurs et alcools bruns pour mélanger le tout dans le shaker. Le noiraud s'appliquait dans la préparation de son cocktail et faisait preuve d'une relative dextérité qui laissait sous-entendre à l'asiatique que, sans pour autant être un buveur émérite, Matt avait l'habitude de préparer ce genre de boisson, sans doute pour des amis ou de la famille. Après tout, il n'avait rien écouté quand le plus jeune avait parlé de sa vie, alors peut-être était-il passé à côté de ce genre d'informations. Une fois sa mixture mélangée, l'apprenti barman le versa dans un verre à scotch et le tendit à Magnus qui haussa un sourcil surpris et interrogateur.

- Tu es sûr de ton coup ?

- Fais moi confiance, sourit le plus jeune à son aîné avec un clin d'œil. Recette de famille, c'est imparable, tout le monde adore !

Le Grand Sorcier de Brooklyn lui accorda une moue dubitative mais prit tout de même son verre entre ses doigts bagués avant de le porter à ses lèvres. Lorsque la saveur de son breuvage effleura sa langue, il ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux sous les rires fiers et triomphants du noiraud. Il avait raison : c'était un pur délice. La brûlure de l'alcool était maîtrisée à la perfection et semblait même imperceptible. Quant à la liqueur, elle donnait un goût fruité et rafraîchissant sans pour autant être trop sucrée ni écoeurer et il se retrouva à boire la moitié de son verre sans même le réaliser. Il darda ses yeux dorés de chat à la pupille fendue sur le jeune homme qui se contenta de rire tendrement en remplissant son verre de nouveau avant de lui-même se servir pour trinquer joyeusement avec son aîné.

- Incroyable, souffla Magnus avec admiration. J'en ai bu des cocktails dans ma vie, mais là c'est une première que je ne suis pas prêt d'oublier. Combien je dois te soudoyer pour que tu acceptes de me dévoiler ton secret ?

- Malheureusement il te faudrait au moins une demande en mariage, rit le noiraud en buvant son verre. C'est mon père qui a trouvé la recette et crois moi il la garde bien secrète ! Je suis le seul à savoir la reproduire et à moins de faire partie de la famille il refusera de te la dévoiler. Quoique...Peut-être que si tu lui baisais les pieds...

- Je veux bien même embrasser chacun de ses orteils et lui offrir un pourcentage des recettes sur la vente de son cocktail ! Cet homme est génial ! En même temps, il t'a élevé, ça doit être quelqu'un de bien, le charma-t-il avec un clin d'œil.

Matt éclata de rire, sans doute pour cacher en partie sa gêne, au vu du rougissement qui s'étendait sur ses joues. Magnus eut un sourire qui s'étira jusqu'à ses oreilles. Si certaines choses avaient changé, ce n'était pas le cas de son rire qui avait toujours le don de le faire chavirer. Son rire si clair, si doux et si sincère qu'il pouvait transporter n'importe qui autour d'eux. Alors l'Indonésien se mit à rire avec lui, mais non pour partager ses sentiments, lui riait du bonheur incommensurable qu'il éprouvait à vivre dans cette bulle hors du temps, ce moment de tendresse absolue et de complicité qu'il n'avait pas éprouvé depuis cinquante ans. Il retrouvait son Alexander d'autrefois, son époux souriant et bienveillant qui avait accepté de le suivre hors du placard pour vivre sa vie à ses côtés et fonder leur famille. L'Indonésien pensa alors à Max et Rafael, à leur joie de retrouver leur Dad disparu. Ils pourraient être une vraie famille, comme avant, se retrouver comme si jamais rien ne s'était passé. Débordant d'amour et d'espoir, Magnus se pencha, prêt à embrasser son compagnon, avant de se figer. Non. Ce n'était pas Alec, pas vraiment. Matthew Rey était lui-même, tout simplement. Certes, il avait des similitudes troublantes avec le noiraud et bien évidemment Magnus était convaincu que son Alexander se cachait là, quelque part, dans cette âme et dans ce cœur, mais il n'avait pas sa mémoire. Pour Matt, Magnus n'était rien de plus qu'une connaissance, gérant du Pandémonium, rien de plus. Avec un soupir, l'asiatique s'écarta et le plus jeune fronça les sourcils en voyant sa bonne humeur s'envoler sans le moindre signe évident de justification. Le noiraud s'apprêta à demander ce qu'il avait fait ou dit de mal pour que son aîné se braque ainsi mais il fut interrompu par le grincement de la porte d'entrée et le retour inopiné de Ragnor. Magnus, lui, n'avait jamais été aussi soulagé de voir son père débarquer qu'en cet instant précis. Ragnor les salua et se dirigea vers la sono pour la tester, comme chaque soir avant l'ouverture du club. Un silence pesant s'était installé dans la salle et ça, le britannique l'avait immédiatement remarqué. Les épaules des deux hommes étaient tendues, raides, leurs muscles crispés. Un soupir agacé lui échappa et il leva les yeux au ciel en marmonnant dans sa barbe quelque chose comme "il faut vraiment tout faire soi-même ici", et alluma la sono. Il la triffouilla un moment avant de pousser un cri de victoire.

Magnus fronça les sourcils en dévisageant curieusement son père, Matt faisant de même, avant que la musique ne se fasse entendre dans les hauts-parleurs du club. Magnus sentit les larmes lui monter dès que les premières notes résonnèrent et il dû se faire violence pour ne pas fondre en larmes ou aller crier sur son père pour lui dire de couper le son immédiatement. Matt, lui, le regarda curieusement, sans comprendre, avant de fredonner doucement les paroles. What a wonderful world, dans la version de Joshua Radin, se jouait dans les airs. La chanson de leur mariage. La chanson sur laquelle Alec et lui avaient ouvert leur soirée. L'asiatique déglutit difficilement en ravalant ses larmes et se leva en tendant la main vers le noiraud qui hésita un instant.

- Juste une danse, souffla le plus vieux dans un murmure presque implorant. Une danse, ça ne coûte rien...

Le Terrestre soupira avant de lui accorder un léger sourire en déposant sa main dans la sienne. Le sorcier, lentement, les emmena sur la piste avant de coller son corps à celui de son cadet, une de ses mains dans la sienne, l'autre sur sa taille. Étonnement, Matt ne semblait pas mal à l'aise, bien au contraire. Il se déplaçait avec grâce et agilité et Magnus ne doutait pas qu'il était un fin danseur doué de ses gestes, contrairement à son époux qui avait du mal à mettre un pied devant l'autre sans trébucher. Pourtant, la maladresse attendrissante de son cher et tendre lui manquait, et il espérait presque que le noiraud ne s'emmêle dans les pas, pour le simple plaisir de faire revivre des souvenirs d'antan. Soupirant, l'immortel posa son front sur l'épaule du plus jeune et y laissa couler quelques larmes discrètes en fermant les yeux. S'il se concentrait assez, il pouvait revenir au jour de leur cérémonie de mariage. Les lumières tamisées, la leurs de quelques bougies disposées ça et là sur les tables des invités, leurs amis et leur famille réunis autour d'eux pour les accompagner dans ce doux moment qui n'appartenait qu'à eux. Magnus pouvait le revivre là, en cet instant. Ressentir encore le corps de son époux contre le sien, son cœur battant dans sa poitrine tout contre lui, la chaleur de ses bras, la douceur de ses gestes, sa respiration calme, paisible, et son rire tout, tendre, amoureux qui résonnait à son oreille. Sa gorge se noua et il murmura le prénom de son amant disparu tout contre l'épaule de son partenaire de danse qui, fort heureusement pour lui, n'entendit pas ses mots chuchotés. Magnus pleura silencieusement contre l'épaule de son cadet qui fredonna au rythme de la chanson qui semblait s'éterniser, grâce à Ragnor, une fois encore. Lorsque cette dernière eut atteint le record de sept minutes et cinquante deux secondes, le sorcier cornu à la peau verte finit par passer à la chanson suivante qui, cette fois, amena un peu plus d'entrain et de bonne humeur, chassant les souvenirs venus valser avec eux. L'Indonésien s'écarta de Matt qui le dévisagea avec surprise en voyant ses larmes fraîches sur ses joues à la peau caramel.

- Est-ce que tout va bien ? S'enquit le plus jeune en posant une main sur le bras de son nouvel ami qui hocha la tête en ravalant bien difficilement ses larmes.

- J'ai juste besoin d'un verre...Tu me ressers un de tes merveilleux cocktail ? Renifla-t-il en se forçant à sourire et à adopter un visage composé et sûr de lui.

Matt fit une moue dubitative mais acquiesça en silence, les sourcils froncés d'inquiétude. Préparant à nouveau son breuvage miraculeux, le noiraud tendit son verre à l'asiatique qui le bu d'une traite en s'essuyant les yeux. Deux autres verres plus tard et Magnus avait cessé de pleurer, bien que son sourire soit plus triste qu'auparavant et son regard un peu perdu dans le vide, comme si son passé se rejouait devant ses yeux en continue.

- Je suis désolé de t'avoir suivi sans rien dire comme un traqueur....Tout à l'heure, tu m'as demandé pourquoi je t'ai suivi...En fait, tu m'as fait pensé à quelqu'un que j'ai bien connu, avoua-t-il à demi-mot. Quelqu'un qui m'était très cher.

- Je suis désolé, souffla sincèrement le plus jeune en posant sa main sur celle de son aîné. Je ne voulais pas raviver de mauvais souvenirs...

- En réalité...Tu en ravive de très bons, le corrigea Magnus avec espoir. Je t'assure qu'ils sont tous très bons, même les pires d'entre eux. Je n'avais pas dansé depuis des années, j'avais oublié comme j'aimais ça autrefois. C'était vraiment un moment très agréable. Mais je comprendrais si tu ne voulais pas qu'on se revoit, après tout on se connait depuis...une heure et quarante-cinq minutes environs, soupira-t-il en avisant l'heure.

- A vrai dire...quitte à me suivre dans la rue...j'allais te proposer de me suivre jusque chez moi, la prochaine fois, sourit malicieusement le noiraud en lui adressant un clin d'œil complice.

Pour la première fois depuis des années, Magnus en perdit complètement ses mots et se contenta de fixer son vis-à-vis d'un air surpris, ce qui ne fit qu'éclater de rire le plus jeune qui se pencha vers le bloc note présent derrière le bar. S'emparant d'un stylo, il y griffonna quelque chose avant de tendre le papier à l'asiatique qui n'en revenait toujours pas.

- Je dois y aller. Ce n'est pas une excuse, je dois vraiment aller travailler, ajouta-t-il face à la moue quelque peu triste du plus vieux. Mais j'ai passé un super moment avec toi, ça m'a beaucoup plus. C'est mon numéro, précisa-t-il en désignant le papier. Tu n'as qu'à m'appeler et...on verra si on peut raviver d'autres bons souvenirs.

- Je t'appellerais, promis le sorcier en souriant avec émotion. Très vite.

- A très vite alors, sourit Matt en se dirigeant vers la sortie tout en saluant Ragnor d'un signe de la main. Oh et, Magnus ?

- Oui ? Souffla l'immortel aux yeux de chat avec espoir en se tournant vers lui.

- Toi aussi, tu me rappelles quelqu'un. Je n'ai pas de souvenir en revanche alors...qui sait...on pourrait en créer de nouveaux !

Sur ces mots, qui déstabilisèrent l'Indonésien au plus au point, Matt quitta le club en fredonnant, comme sur le Pont de Brooklyn, A la Claire Fontaine...

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A suivre...

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