Chapitre XXXV

Un jour comme un autre.

Javert vérifia son uniforme, une fois de plus.

Peut-être pour la dernière fois.

Il avait été si fier de porter l'uniforme de la police.

Si fier.

Un pas en avant pour sortir du caniveau. Devenir autre chose qu'un gitan. Forcer les gens à le remarquer.

Briser les préjugés.

Aujourd'hui... Javert ne savait pas trop ce que sa mère aurait pensé de lui.

Peut-être aurait-elle ri ?

Ou se serait-elle gentiment moqué ?

Elle l'appelait son "tikno" [son enfant] et elle lui peignait les cheveux. Les brossant, les coiffant, tout en lui chantant des chansons...

Son oncle était le seul qui s'intéressait à son avenir.

Peut-être lui serait déçu...

L'uniforme, l'épée, les gants, les bottes...

L'inspecteur était imposant.

Et il se dirigea d'un pas raide et martial vers la mairie.

Il avait joué et il avait perdu.

Javert n'était pas homme à déroger à son devoir.

******************************************

M. le maire attendait dans son bureau.

Sa table était complètement dégagée, son esprit était calme et sa détermination, ferme.

Il avait l'intention de gagner un peu plus de temps, et cela à n'importe quel prix.

Un jour de plus pour Fantine et Cosette. Le temps qu'il faudrait pour que les blessures de Javert se referment...

Lorsqu'il entendit le martèlement familier des bottes en chemin vers son bureau, il lissa sa redingote et jeta un regard inquiet autour de lui. Peut-être pour la dernière fois.

L'inspecteur Javert demanda une audience auprès de monsieur le maire. Quelque chose qu'il faisait rarement.

Sûr de sa place et de son rang. Sûr de son autorité et de l'importance de ses assertions.

Là, il n'était sûr de rien.

Javert tenait son chapeau à la main et lentement, le tordait...

Dans sa poche intérieure, la lettre de M. Chabouillet le brûlait...

Comment prouver l'identité de M. Madeleine ?

Un homme nommé par le roi. Un industriel reconnu par ses pairs. Un saint maire.

En le mettant à nu ? Devant tout le monde ?

Même ainsi, personne ne croirait Javert.

Et au lieu d'être simplement renvoyé de la Force, il se retrouverait lui-même au fond d'une geôle.

L'inspecteur songeait bizarrement à Gymont en ces heures tragiques.

Qu'allait devenir le farouche étalon une fois qu'il serait parti ?

Car il ne faisait aucun doute à Javert qu'il allait devoir partir.

Et que la Canche serait une jolie fin.

Ou alors la Seine...

Oui.

La Seine.

Au moins il n'y aurait pas de satané pêcheur pour l'empêcher d'agir.

Madeleine l'attendait avec l'air sérieux qu'il affichait à toutes ses réunions.

Ces derniers temps, c'était ainsi qu'il accueillait Javert.

Mais quelque chose changea lorsque le maire eut fini de poser sa plume et regarda son ancien amant.

Il vit Javert pâle et crispé. Peut-être aussi triste que lui-même.

D'instinct, Madeleine chercha des traces de coups sur son visage.

Il savait bien que Javert avait tendance à se mettre en danger lorsque la réalité le dépassait. Il avait déjà eu assez d'occasions de s'en rendre compte.

" Et bien, inspecteur," dit le maire avec un peu plus de dureté qu'il ne voulait montrer.

Javert n'arrivait pas à parler, une boule se formait dans sa gorge et le rendait muet.

De ses doigts tremblants, le policier sortit la lettre de sa poche et la tendit maladroitement à M. Madeleine.

" J'ai...j'ai commis une erreur, monsieur, expliqua enfin Javert. J'ai écrit à Paris...

- Écrit à Paris ?

- Je vous ai dénoncé, monsieur. On m'a répondu."

Cela aurait été amusant de voir le même tremblement dans les mains de M. Madeleine alors qu'il ouvrait l'enveloppe et dépliait la lettre de la Préfecture de Police, si la scène n'avait pas été si tragique.

Puis, il écarquilla les yeux.

Madeleine était sauf.

Valjean était mort.

Javert avait tout perdu.

Le maire pouvait désormais se débarrasser de lui.

La vie d'un homme entre ses mains...

Pas celle de n'importe quel homme, mais celle de celui qui avait été... qui devait revenir à lui.

" Et que ferez-vous maintenant, inspecteur ? Est-ce la fin du jeu ?

- Oui, monsieur, fit amèrement le policier. Je crois que j'ai perdu la partie."

Doucement, l'inspecteur détacha son épée d'officier. Il la déposa sur le bureau du maire.

L'épée était une arme dérisoire, il ne savait pas vraiment s'en servir, mais c'était le capitaine Thierry qui la lui avait offerte le jour où il entra dans la Force.

" Je vais attendre, monsieur, que mon remplaçant arrive. J'assurerai les charges incombant à ma fonction. Il n'y a..."

Là, Javert se troubla et leva les yeux pour regarder Madeleine.

La colère s'était évanouie, Javert était perdu.

" Il n'y a que Gymont. Je sais que personne ne peut le monter, mais peut-être...peut-être pourrez-vous...éviter..."

Le policier se mit à sourire amèrement et se tut enfin.

Il s'inclina et se recula.

Madeleine se leva et fit deux pas vers l'inspecteur. Il était sur le point de lui tendre les mains quand il se souvint qu'ils n'étaient plus rien l'un pour l'autre.

Cependant, ce regard assombri qui puisait sa force dans le chagrin désarmait pleinement le maire.

" Ne vous inquiétez pas pour l'étalon, inspecteur... Plutôt... répondez à ma question. Que ferez-vous désormais ? Dans un mois...? L'année prochaine...?"

L'année prochaine ?

Dans un mois ?

Honnêtement, Javert n'en savait rien.

" Il y a toujours besoin de bras dans l'agriculture," fit-il sobrement.

Ce fut tout ce que le policier trouva à répondre.

" Si vous avez des tâches à me donner, monsieur, je vous en serai gré. Je n'ai pas été...très utile ces temps-ci.

- Détrompez-vous, Javert. Personne n'emploiera un homme de votre âge qui ne sait pas se servir d'une houe. Et même s'ils le faisaient, vous ne dureriez pas longtemps."

Javert haussa les épaules et ajouta simplement :

" Je saurai me débrouiller, monsieur. Cela ne doit pas être si sorcier."

Madeleine prit appui sur son bureau et regarda attentivement l'inspecteur. Soit Javert avait appris à mentir, soit il n'avait aucune idée de ce qu'il allait faire du reste de sa vie.

Ou peut-être ne prévoyait-il pas que sa vie durerait beaucoup plus longtemps.

Madeleine sentit un frisson descendre le long de sa colonne vertébrale.

" Cependant, Javert, un homme de votre trempe est extrêmement utile dans le service public. Il serait dommage que... Ramassez votre épée, inspecteur : je n'ai pas encore dit mon dernier mot dans cette histoire de révocation."

Le maire préférait ignorer le regard incrédule, ou peut-être surpris, de Javert.

Du temps... Madeleine avait besoin de temps pour mettre de l'ordre dans ses idées.

" Et quant à la tâche que vous demandez... il y a une affaire extrêmement importante que je voudrais vous confier, Javert : cela fait des semaines qu'une femme de la ville réclame en vain qu'on lui rende sa fille. Je pense qu'il est nécessaire que la police intervienne, bien que l'endroit où la petite est retenue ne relève pas de notre juridiction."

Le policier releva la tête et examina Madeleine.

C'était juste.

Il fallait boire le vin jusqu'à la lie.

" Noms de la prévenue, de l'enfant et de l'endroit, monsieur. Je m'en charge dès cet instant."

L'épée retrouva sa place, pendue à la martingale de cuir qui descendait de sa ceinture.

*******************************

Il faisait froid et il neigeait toujours.

Un mois de janvier glacé.

L'inspecteur Javert était en train de seller Gymont. A ses côtés se tenait monsieur Madeleine...enfin monsieur Valjean.

Javert avait encore du mal à l'appeler ainsi.

" Vous prendrez garde, inspecteur, l'admonestait le maire. Les routes sont des torrents de boue.

- Oui, monsieur," s'amusait le policier.

Car il arrivait encore à l'amuser ce forçat qui avait l'audace de s'inquiéter pour lui.

" Vous ne faites pas plus de sept lieues et vous vous reposez et vous...

- Oui, monsieur le maire, le coupa Javert. Et je donne de l'avoine à Gymont, et je prends un repas chaud. Vous avez fini ?"

Madeleine se troubla et sourit enfin, incertain.

" Cela dépend de votre imprudence, inspecteur. Songez que vous aurez une petite fille voyageant avec vous.

- Elle sera dans mes bras, monsieur. De toute façon, je ne suis jamais imprudent !," se défendit Javert.

A ses mots, le maire secoua la tête tandis que Gymont renâclait. Dans ses sacoches, Javert entassait des vêtements chauds et des victuailles.

Enfin, les deux hommes se regardaient.

" Ne vous inquiétez pas tant, monsieur, assura Javert. Je vais vous ramener la gamine et tout sera réglé.

- Oui, Javert, mais comment ?"

Là, le sourire disparut et Javert ne répondit pas.

Il monta en selle et s'apprêta à partir.

Et il ne partit pas. Ni ce jour-là, ni le lendemain.

Un attelage apparut sur la place du Marché, bien reconnaissable à ses deux chevaux de prix.

La voiture de M. Chabouillet !

Prudemment, le policier descendit de selle.

Et se plaça sans s'en rendre compte au côté de M. Madeleine.

Lorsque le secrétaire de la Préfecture de Police descendit de la voiture, son visage sombre parlait pour lui.

Javert en frémit.

Il allait être chassé devant toute la populace.

Madeleine s'avança pour saluer M. Chabouillet.

" Vous ne nous avez pas prévenus de votre arrivée, monsieur le secrétaire, lança le maire. Vous avez de la chance de croiser l'inspecteur. Javert partait en mission et...

- Vous employez encore les services de Javert ?," s'étonna le secrétaire.

Ce fut un coup pour le policier qui s'apprêta à disparaître.

Madeleine le retint d'une main sur le bras.

" Bien entendu. Je n'ai pas encore décidé de me passer des services de mon chef de la police.

- Tssss. Javert, vous n'avez pas compris ma lettre ?, claqua le secrétaire en fusillant du regard son inspecteur. Vous deviez demander votre démission !"

L'inspecteur resta coi, ne trouvant pas comment se justifier.

Madeleine regarda fixement Chabouillet et s'écria :

" Allons dans mon bureau pour discuter."

Gymont fut confié à Moreau qui ne sut qu'en faire.

M. Chabouillet s'assit devant le bureau de monsieur le maire.

M. Madeleine s'assit dans son imposant fauteuil de magistrat.

L'inspecteur Javert resta debout, au garde-à-vous, dans l'expectative. Cherchant à cacher le tremblement de ses mains en les glissant dans son dos.

Et en comptant les lames du plafond.

" Je suis venu une fois de plus, jeta sèchement le secrétaire, pour régler enfin cette affaire déplaisante ! Monsieur le préfet souhaitait que des excuses officielles vous soient adressées. J'ai réussi à le convaincre de n'en rien faire."

Le secrétaire regarda le maire et sourit, sans douceur.

" Le problème avec la diffamation est qu'il en reste toujours quelque chose. Le préfet a accepté mon conseil de ne pas vous adresser de courrier officiel. Je suis venu et nous allons simplement régler le cas de Javert en douceur...et en toute discrétion.

- Je ne comprends pas pourquoi vous parlez de diffamation, monsieur le secrétaire. Il est clair que Javert se trompait en persistant à enquêter sur moi... Mais son erreur est honnête. Je sais que j'ai des ennemis politiques qui n'ont pas hésité à lui fournir des renseignements qui ont été délibérément manipulés."

Chabouillet souriait toujours et secoua la tête, agacé.

" Vous êtes un homme bon mais naïf. Javert a écrit partout, sur vous. Il a demandé des informations sur vous dans des lieux... Mon Dieu, Javert ! Comment avez-vous pu ?!"

Le policier suivait une lame du plafond de bois. Elle formait une arabesque là où un nœud apparaissait. C'était fascinant.

Mais la question était de pure rhétorique et Javert le savait bien. Il resta silencieux, laissant son ancien protecteur le blâmer.

" A la prison de Bicêtre ! À Toulon ! Bon Dieu ! Javert ! A TOULON ?! Et j'ai personnellement reçu un courrier de la part de l'évêché de Digne.

- Rien de tout cela n'est parvenu à mes oreilles, s'écria Madeleine. Nul dans la ville n'est au courant... Comment peut-il y avoir diffamation si personne n'a attaqué mon honneur ou pris des mesures contre moi ?

- La diffamation, monsieur Madeleine, prend du temps à se répandre mais croyez-moi ! Il ne faudra pas longtemps pour que tout le monde vous prenne pour un ancien criminel...voire un forçat !"

Chabouillet cracha ce mot comme si c'était du vitriol.

" Et ce ne sont pas des ennemis politiques qui ont voulu détruire votre réputation, monsieur, claqua Chabouillet, mais votre propre chef de la police ! Un homme que j'ai suivi et protégé !"

Le secrétaire était énervé...et en même temps terriblement déçu...

Javert n'arrivait pas à savoir ce qui lui faisait le plus de mal.

Madeleine, qui souriait sans joie pour cacher sa tension, fit encore une tentative de détendre les esprits.

" J'insiste, monsieur le secrétaire, sur le fait qu'il ne peut y avoir de malveillance chez un homme qui s'est mis au service de la ville en assumant des tâches qui vont au-delà de ses devoirs. Je peux prouver que Javert, sous mes ordres, a mené des actions d'une extrême importance pour la communauté. En fait, il est devenu au cours de cette dernière année un assistant inestimable de mon gouvernement municipal."

M. Chabouillet hocha la tête et croisa ses doigts devant son visage avant d'expliquer :

" Ceci n'entre pas en ligne de compte. Ce n'est que normal que Javert se soit rendu utile. Voyez-vous, monsieur Madeleine. S'il s'agissait de la première incartade de Javert, nous pourrions nous montrer compréhensif. Mais il a été nommé ici par mesure disciplinaire."

L'inspecteur avait compté deux nœuds de plus dans le plafond et repéré une fissure dans un angle du mur.

Il ne l'avait jamais remarquée.

" Je suis navré, monsieur Madeleine, s'exclama Chabouillet, sans avoir l'air de l'être. Si vous êtes capable de supporter les crachats, les insultes et la diffamation, il n'en est pas de même de nous. Un officier de police dans l'exercice de ses fonctions se permettant de diffamer un représentant de l'autorité n'a pas sa place dans la Force. Si vous ne chassez pas Javert, je vais donc m'en charger. Ici et maintenant. Je suis mandaté par le préfet de police pour le représenter dans cette déplorable affaire."

Chabouillet se leva et hurla :

" JAVERT !"

Ce qui réveilla l'inspecteur et lui fit enfin quitter des yeux le mur du fond.

" Votre insigne et votre épée !, exigea le secrétaire.

- Non !," s'écria Madeleine.

Javert s'approcha, raide, et détacha son épée.

Chabouillet, ignorant le maire, tendit la main pour la prendre.

" Vous avez deux jours pour gérer votre poste, Javert. Je vais faire venir un nouvel officier d'ici là.

- Vous cassez un honnête homme, monsieur le secrétaire... Un homme qui ne se trompe pas," fit Madeleine d'une voix douce.

Chabouillet se mit à rire :

" Honnête ?!"

Puis la réalité des paroles de M. Madeleine le surprit.

" Comment cela ?"

Madeleine chercha les yeux de son amant pour poser son regard calme et enfin résigné.

" Je m'appelle Jean Valjean. Matricule numéro 24601 au bagne de Toulon. J'ai été condamné pour vol en 1796, j'ai servi 19 ans..."

Madeleine ne put continuer. Il baissa la tête et les yeux, comme l'exigeait le règlement des galères. Le jeu était, cette fois, terminé.

Le secrétaire André Chabouillet, vieux renard du Premier Bureau aux Affaires Politiques, plissa les yeux en souriant :

" Voilà, inspecteur, comment il faut jouer. Vous n'êtes pas encore assez mûr pour les affaires du Premier Bureau. Passez les poucettes au prévenu."

L'inspecteur Javert n'en crut pas ses yeux.

Il s'approcha de Jean Valjean.

Il sortit machinalement ses poucettes.

Valjean tendit ses mains.

Madeleine était mort.

Les deux hommes se regardaient, entendant sans comprendre Chabouillet parler...

" Votre lettre d'accusation, Javert, était ridicule. Aucune preuve. Rien de tangible. Vous m'avez habitué à mieux. Mais j'ai confiance en vous. Je voulais voir si votre renvoi allait faire sortir le loup du bois."

Et après un rire cristallin, satisfait de lui, le secrétaire conclut :

" Après tout, M. Madeleine est un saint."

Javert tenait les mains de Ma...Valjean, il glissait les poucettes, fermait la martingale, prenant soin de ne pas faire de mal. Il se noyait dans le bleu d'azur.

Il ne ressentait aucune joie.

Et pourtant...il avait eu raison !

*************************

La ville était en effervescence.

On en parlait encore le soir-même. Gageons qu'on en parlerait encore dans un an !

Dans dix ans !

On avait vu le maire, menotté et tenu par le chef de la police, traverser la place et aller jusqu'à la caserne.

Pour y être jeté au cachot.

Ceci fait, Javert se retrouva seul avec Chabouillet.

L'homme le félicitait. Il expliquait qu'il avait confiance en son inspecteur. Javert avait du flair.

Il lui avait parlé d'une usurpation d'identité.

Il suffisait de laisser l'enquête se dérouler.

" Vous auriez quand même dû m'en parler, inspecteur, le taquina le secrétaire. Je vous aurai aidé et soutenu. La sœur d'un évêque ? Quelle absurdité !

- Je cherchais une piste...

- Oui, oui. Mais vous allez interroger ce Valjean et nous donner tous ses petits secrets. Commencez par la fausse monnaie ! Il est impensable que l'homme n'y soit pour rien.

- Il n'y est pour rien, monsieur, opposa Javert.

- Allons, allons. Un forçat ?! Évidemment qu'il doit tremper dans toutes les escroqueries du coin. Pour la femme assassinée, cherchez par là aussi, Javert.

- Monsieur... M. Madeleine ne pourrait pas être capable de tuer, il...

- Javert !, fit doucement M. Chabouillet. Ce n'est pas Madeleine, c'est Valjean ! Un forçat avec un passeport jaune. Faites-moi le plaisir de revoir toutes ces affaires. Interrogez-le maintenant. Je suis à l'auberge."

Puis, riant encore, le secrétaire conclut :

" J'espère qu'on y mange et qu'on y dort bien. Je ne suis pas souvent en dehors de la capitale."

Javert s'inclina tandis que le secrétaire s'en allait, de son pas majestueux.

Et le policier retourna à la caserne. Il devait interroger Jean Valjean.

Le capitaine Magnier contemplait les faits sans les comprendre.

Il avait vu arriver Javert et Madeleine, l'un tenant l'autre, l'un enchaîné à l'autre.

Il avait cru à une plaisanterie.

Puis ce secrétaire de je ne sais quoi avait expliqué les faits, sèchement.

L'inspecteur de police Javert avait arrêté un prévenu nommé Jean Valjean, un forçat en rupture de ban.

Le capitaine était assis à son bureau, estomaqué.

Le maire un forçat ?

L'homme qui avait sauvé ses enfants de la mort ?

Il devait y avoir une erreur !

" Je viens interroger le prévenu, signala Javert en venant se placer devant Magnier.

- Il n'y a personne dans les geôles en ce moment, inspe..."

Puis, se rappelant douloureusement la situation, Magnier se corrigea :

" Oui. Prenez votre temps, inspecteur."

Javert acquiesça.

Magnier l'arrêta devant la porte de son bureau et lui demanda humblement :

" Vous allez le sortir de là, inspecteur ? Il doit...il doit y avoir une erreur. Ce n'est pas possible. Ce...

- Je vais interroger le prévenu," répéta simplement Javert.

*************************

Jean Valjean attendait assis sur la paillasse d'une cellule humide qui sentait la sueur et l'urine.

Son humeur oscillait entre le soulagement et le désespoir le plus complet.

La peur qui l'avait assailli ces dernières années avait disparu comme par enchantement, et il avait enfin retrouvé une sérénité dont il ne se souvenait plus.

Plus de mensonges, plus de responsabilités trop lourdes à porter. Une injustice avait été évitée, qui l'aurait hantée pour le reste de ses jours.

Cela lui donnait un répit.

D'autre part, Fantine, Cosette... Javert.

La vie lui enlevait une fois de plus tous ceux qu'il aimait. Ou qu'il aurait pu aimer.

La porte s'ouvrit et l'inspecteur Javert entra de son pas martial.

Il regarda Madeleine.

Et pour la première fois, il voyait Jean Valjean.

Pas seulement les yeux, la carrure ou un air de déjà-vu.

C'était Jean Valjean.

Et sa place était dans un cachot.

" Ainsi...te voilà enfin Jean Valjean..., cracha Javert.

- Comme je l'ai avoué, inspecteur, c'est mon nom. Mais vous êtes bien naïf si vous croyez que mon nom change l'homme que je suis."

Javert se précipita sur Madeleine et le saisit aux épaules. Le jetant contre le mur.

" Naïf ? Moi ? Tu sais ce qu'ils attendent de moi dehors ? Tu veux que je te dise ?"

Puis, approchant sa bouche tout près de l'oreille, il souffla :

" Ta tête ! Chabouillet veut que je te colle tout sur le dos ! Le meurtre de Mme Mollard, l'affaire de la fausse monnaie... Putain ! Ils veulent te condamner à mort."

Javert se recula, juste pour laisser respirer Madeleine.

" Vous savez bien que je suis innocent de ces crimes, répondit posément le maire devenu le prévenu. Mais je suppose que cela n'a pas d'importance : mon expérience me dit que la justice n'est pas seulement aveugle, elle est également sourde.

- TA GUEULE ! Je suis intègre, moi ! Je ne vais pas t'accuser de ce que tu n'as pas fait ! Usurpation d'identité et usage illicite de la fonction de magistrat ! Il n'y a rien d'autre contre toi."

Javert s'était reculé, mais pas assez pour ne pas ressentir la chaleur du corps de Made...Valjean. Et cela le troublait.

" Je vais me battre pour que ce ne soit que tes seuls chefs d'accusation ! Quitte à encourir un blâme !

- Vous auriez tort, inspecteur. Vous oubliez que je suis un bagnard en rupture de ban et que j'ai volé un enfant sur la route de Digne. Ne prenez pas de risques inutiles pour moi...

- Ta gueule, je te dis. Tu ne...tu ne seras pas condamné à mort. Tu... Merde Valjean ! Je vais me battre pour toi."

Javert baissa la tête et ajouta, essoufflé :

" Un forçat en rupture de ban. Avec un bon avocat... Six mois ? Pour le vol... Je peux chercher à Paris, je peux voir mes mouchards, il y aura bien quelqu'un... Vidocq !? Je peux voir le Mec..."

Javert paniquait et perdait de sa superbe.

Cela se sentait dans ses mains qui tremblaient en tenant les épaules de Valjean.

Il était inutile de rappeler à Javert qu'il s'était mis dans cette situation tout seul. Avec ses soupçons et ses enquêtes.

Il s'en voulait atrocement en cet instant précis.

Une fois de plus, Valjean chercha dans ses yeux et dut percevoir quelque chose.

Il posa ses paumes, toujours ligotées, sur l'une des mains qui s'attardaient sur son épaule.

" Vous n'avez pas de raison de vous tourmenter. Je suis bien un voleur, Javert, et je suis aussi récidiviste. Avec un peu de chance, ce sera une sentence à vie... Et elle sera juste. Je ne peux pas effacer mes erreurs...

- Elle sera juste. Oui," admit enfin Javert.

Puis, le policier glissa son visage contre le cou du voleur et souffla :

" Tu ne pouvais pas me renvoyer ? Simplement me renvoyer ?

- Jamais !, répondit Valjean alors qu'il inclinait la tête pour effleurer la joue de son amant.

- Imbécile !"

Le visage remonta jusqu'à ce que Valjean voit bien les yeux de Javert en face. Des ciels d'orage parsemés d'éclairs.

" Imbécile !, " répéta Javert.

Avant de poser ses lèvres sur celles du voleur.

Les mains de Valjean volèrent jusqu'au plastron de son uniforme et le saisirent pour l'attirer à lui.

Valjean accepta le baiser et le fit durer, mû par l'angoisse de l'homme qui se noie et qui trouve enfin un souffle d'air.

Il bougonnait lorsqu'il s'est séparé de son amant à contrecœur.

En homme habitué aux cachots et aux prisons, il comprenait le danger qui les guettait derrière la porte.

Les doigts du policier, habitués, défirent lentement les menottes, libérant les mains de Valjean.

" Il y a une dernière solution, Jean, souffla le policier. Fous-le camp !"

Et doucement, Javert se recula.

Valjean dodelina de la tête, pensif mais l'air pas aussi malheureux que quelques minutes auparavant.

" Non. Pas si c'est toi qui me le propose. Peux-tu me faire confiance encore une fois ?"

Javert se mit à rire, mais cela ne sonna pas comme un rire. En fait, il ne savait plus rire depuis la découverte de l'identité de Madeleine.

Il était trop amer pour rire.

" Te faire confiance ? Je ne t'ai jamais fait confiance. Mais vas-y ! Fais ce que tu penses être le mieux. Qui suis-je pour t'en empêcher ?"

L'inspecteur Javert n'avait qu'une idée toute relative de la noyade, mais cela devait être ainsi. Se sentir tomber, perdre le souffle, à la recherche d'un appui.

Car là il se noyait.

Et ne savait pas comment faire pour s'en sortir.

" Tu vas mourir, Jean, murmura simplement Javert, si tu ne fous pas le camp d'ici.

- Je sais. Il y a des choses qui sont inévitables... Mais juste maintenant..."

Valjean se mordit les lèvres pour se forcer au silence.

Il fit un pas puis leva sa main pour laisser ses doigts s'emmêler dans les favoris de Javert.

" Je mérite tout ce qui peut m'arriver, ne l'oublie jamais. Mais s'il y a une chance..."

Le galérien ferma les yeux et vissa ses mâchoires.

" Reste confiant, Javert... Juste ça. Quoi qu'il arrive."

Javert frissonna sous la caresse et saisit dans ses bras le galérien. Le serrant fort.

" Je te jure, Jean Valjean, que je ne vais jamais t'oublier. Je vais te faire payer chaque instant loin de toi."

Il glissa ses doigts sous le menton de Valjean et le força à lever les yeux vers lui :

" Je ne t'ai jamais oublié. Je ne t'oublierai jamais. Je vais avoir confiance en toi. Tu as l'habitude de faire des miracles, non ?

- J'ai un ami magicien qui m'a appris à faire des tours..."

Javert sourit, doucement, puis souffla :

" Je vais te faire confiance. Embrasse-moi et je vais partir. Je vais faire un joli rapport sur toi. Et je vais me battre pour toi !"

Javert posa son front contre celui de Valjean en ajoutant :

" Et ils ont intérêt à m'entendre !"

Demain, il y aura une autre vie.

Ailleurs.

Mais ils se retrouveront.

De cela, Javert en était certain.

Il referma la porte du cachot lentement. Essayant de rester concentré sur ce qu'il devait faire.

Rapport, Chabouillet, procès...

Et sauver la vie d'un homme !

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