Chapitre XXXIV
Plusieurs jours se passèrent ainsi.
L'inspecteur ne venait plus à la mairie. On se rendit vite compte dans la ville que quelque chose n'allait pas entre le maire et son chef de la police.
On en fit toute une rumeur...
Ce fut une surprise de retrouver l'inspecteur Javert arpentant les rues de Montreuil, comme à son arrivée.
Chassant les ivrognes et les prostituées.
Ce fut ainsi qu'il participa à plusieurs bagarres.
Javert cherchait le danger en attendant des nouvelles de ses courriers.
Et un soir de janvier, l'inspecteur retrouva avec stupeur la femme Fantine.
Il avait cessé de l'importuner. Ne cherchant plus à arrêter Madeleine et n'ayant nulle envie que la rumeur détruise sa réputation.
Ou la sienne.
Mais en voyant la femme déchue, le policier en conçut quelques remords.
Fantine portait une robe rouge de velours qui avait vu de meilleurs jours. Elle avait froid, clairement, vu le décolleté trop ouvert dévoilant une chair bleuie.
Bien trop maigre.
Et son visage ! Dieu !
La malheureuse femme était affreuse ! Les cheveux si longs avaient été coupés ras, la peau trop pâle montrait la maladie, les joues maquillées n'arrivaient pas à apporter de la vie à ce cadavre ambulant.
Et son sourire était brisé.
Il lui manquait les incisives. Un trou énorme déformait son sourire.
L'inspecteur eut envie de faire demi-tour.
Mais le bruit l'avait attiré. Une bagarre comme toujours, sauf qu'il s'agissait d'une prostituée agressant un bourgeois.
M. Bamatabois, devenu si riche depuis la mort de son père, avait clairement trop bu. Le jeune homme avait simplement vendu toutes les propriétés de son père, même le magasin, et se retrouvait à la tête d'une jolie fortune.
Une honte !
Là, il était saoul et Fantine le giflait.
Ce qui faisait rire les passants.
Javert s'approcha de son pas martial et posa la main sur son épaule.
" Tu viens avec moi !"
Fantine était si pâle.
Elle devint livide.
Et ce fut le début des larmes et des plaidoiries.
L'inspecteur Javert se retrouva, assis devant son bureau, dans son petit commissariat. La femme était en larmes devant lui et le suppliait.
Javert n'écoutait pas, il hésitait sur la conduite à tenir.
Agression, voie de fait, prostitution illégale...
Il pouvait obtenir jusqu'à dix-huit mois de prison pour de tels actes.
Il se voulut magnanime.
Fantine lui parlait de sa fille qui allait mourir sans l'aide de sa mère.
Il secoua la tête et lâcha, sèchement :
" As-tu fini ?
- Oui, oui..., balbutia la malheureuse femme, effrayée.
- Alors tu en as pour six mois. Emmenez-la !"
Hannequin et Joliot, comme toujours à son service, s'approchèrent. Hannequin se portait mieux, sa blessure au couteau était handicapante, mais dans un petit poste comme à Montreuil, il pouvait faire face.
Fantine serra ses mains et souffla :
" Six mois ? Mais...c'est impossible. Monsieur l'inspecteur. Six mois ? Mais comment gagnerai-je l'argent de ma Cosette ? Monsieur...
- C'est tout !, claqua Javert. Et personne ne peut t'en sauver ! Allez !"
Un homme s'était faufilé à travers la foule curieuse qui s'entassait devant le poste de police et s'était glissé dans la pièce sans se faire remarquer.
L'homme, horrifié, avait vu la pauvre femme ramper à genoux sur le sol boueux en embrassant le bas du manteau de l'inspecteur ; il l'avait vue prendre la main du policier et l'embrasser aussi en implorant sa miséricorde.
Il avait vu se briser contre un mur de granit les tentatives de séduction désespérées de la pauvre créature ; il avait vu ses supplications s'écraser contre une statue de marbre.
L'homme, qui n'était autre que Madeleine, était indigné.
Au-delà de cela, il avait du mal à contenir la colère qui lui serrait la gorge et, par moments, son jugement se brouillait.
" Un instant, s'il vous plaît !," dit le maire.
L'inspecteur leva la tête et aperçut le maire.
Il eut une grimace éloquente et se leva de sa chaise.
Il était rare que le maire entre dans le commissariat.
" Monsieur ?"
Madeleine pénétra dans la pièce avec les mâchoires et les poings serrés. La rage au cœur et du brouillard plein les yeux.
Il voulait s'interposer entre Javert et la femme qu'il s'apprêtait à broyer, et il n'e restait plus de place dans son esprit pour réfléchir aux conséquences.
Javert avait, dans cette lumière, les joues creuses et l'air terrible.
Le policier se raidit, tel un fauve, et attendit l'attaque.
Madeleine percevait quelque chose qui brillait dans ses yeux : la colère, mais aussi la douleur.
S'il n'avait pas connu l'homme, le magistrat l'aurait écrasé.
Mais cet homme de pierre avait été son amant.
Il lui avait donné de la compréhension et une sorte de tendresse farouche qu'il déguisait souvent en sarcasme.
Il restait Javert, enfant de parias, né en prison d'une femme déchue.
" Je pense, inspecteur, que cette femme recevra de meilleurs soins dans mon infirmerie qu'en prison. Quand elle sera rétablie...
- Elle est coupable de voies de fait, monsieur, coupa sèchement le policier. Elle ira en prison. Elle sera soignée là-bas."
Pour Javert, l'incident était clos.
Il ne daigna même pas jeter un regard sur la femme, épleurée, à ses genoux.
Tout entier qu'il était à sa colère contre Madeleine.
" Craignez-vous qu'elle échappe de l'infirmerie dans son état ? Faites la garder, alors ! Inspecteur Javert... Cette femme n'a fait que se défendre d'une agression, et il y a des témoins. Elle n'ira pas en prison dans son état et vous auriez tort de vous interposer."
Les mots coupèrent.
Javert entendit la prise de souffle des deux gendarmes et son orgueil se rebella.
" Non, monsieur. Elle n'ira pas à l'infirmerie ! Elle ira en prison. Elle n'est pas si malade."
Javert savait qu'il était inutilement cruel et qu'il mentait odieusement.
La femme respirait fort, n'importe qui pouvait déceler la maladie dans sa pâleur et sa fragilité.
Mais l'inspecteur ne voyait pas cela.
Il voyait un forçat qui osait lui donner des ordres.
Et par Dieu, il n'allait pas lui céder !
" Hannequin ! Joliot ! Menez la prévenue en prison ! Le médecin passera la voir demain !, " ordonna sèchement l'inspecteur.
Javert claqua des doigts et les deux gendarmes s'approchèrent, indécis.
Leurs yeux passaient du chef de la police au maire, tous deux rouges de colère.
" N'y aura-t-il jamais de pitié pour les déchus ? Pour aucun ? Pensez-y, inspecteur... Elle a plaidé pour sa fille... Laissez-moi la retrouver, et lorsqu'elles seront toutes deux en sécurité, veillez à ce que la sentence soit exécutée," insista Madeleine.
Et ce fut ce jour-là que Javert se damna.
Il se montra plus dur que le granit, plus cruel que le pire des garde-chiourmes de Toulon, plus terrible que le bourreau.
Sachant que la femme était souffrante.
Sachant qu'elle avait un enfant malade.
Sachant qu'elle avait riposté contre un homme qui l'agressait.
Il secoua la tête et lâcha du bout des lèvres :
" Il n'en est pas question, monsieur le maire."
Madeleine sentit la tristesse s'abattre sur ses épaules, lourde comme un manteau de plomb.
Ce n'était pas le policier qui se rebellait contre lui, mais son amant.
Un homme qu'il avait traité, il le comprenait à présent, comme d'autres traitaient la pauvre femme qui s'était maintenant réfugiée dans un coin.
Javert lui avait accordé sa confiance ; Madeleine avait riposté avec des mensonges. Javert lui avait offert non seulement son corps, mais aussi son affection aveugle et imméritée ; Madeleine n'avait pu lui donner que le confort qu'apporte l'argent et sa peur.
Madeleine avait détruit son amant au point d'en faire un bourreau.
Il sut qu'il n'y aurait pas de moyen de revenir en arrière.
" C'est toi ce salopard de maire ? Le saint Madeleine qui va à la messe pour se frapper la poitrine le dimanche et qui jette les pauvres femmes dans la rue le lundi... Regarde ce que tu as fait de moi !," lui cria la femme.
Elle s'était brusquement levée et avait foncé vers le maire toutes griffes dehors.
" Comment est-ce possible ?, avait réussi à dire Madeleine.
- Je travaillais pour toi, tu te souviens pas de moi ? Une fois, là-bas à ton usine, tu m'es rentré dedans et tu m'as fait tomber... Regarde ce que tu as fait de moi... ! Car je n'ai pas voulu abandonner mon ange et que je n'ai pas de mari ! Ça te donne le droit de me jeter dehors ! Tu nous as refusé le pain, ordure !"
La femme, qui s'était enflammée de colère, regarda le maire de la tête aux pieds et, rassemblant le peu de force qui lui restait, elle lui lança un terrible crachat au visage.
Madeleine ne le sentit pas.
Il avait aussi détruit cette pauvre femme, d'une manière ou d'une autre... Il ne s'en était même pas aperçu !
Tous ses efforts, toutes ses bonnes intentions ne portaient d'autres fruits que la désolation et la misère.
Peut-être était-ce l'ordre naturel des choses... Peut-être que Javert avait raison et que rien de bon ne pourrait jamais venir d'un damné... De quelqu'un comme lui.
Le maire s'essuya la figure avec une manche.
Le sang de Javert ne fit qu'un tour. Il se jeta sur la femme et la retint de frapper le maire.
Il protégeait le maire, certes, mais il protégeait aussi son amant.
Javert ne put s'en empêcher, il gifla fort la femme.
" Maintenant au trou ! Et tu ne discutes plus !"
Fantine se frottait la joue, sur laquelle s'épanouissait la marque des doigts de l'inspecteur.
" Non, inspecteur !
- Mais, monsieur ! Monsieur !, balbutia Javert. Elle...elle vous a insulté ! Monsieur..."
Javert perdait pied.
Il se secoua et reprit sa voix dure pour asséner :
" Insulte envers un magistrat ! Monsieur ! Vous ne pouvez plus plaider pour la clémence !
- Suffit, inspecteur ! Mon insulte est à moi. Je peux en faire ce que je veux. Cette femme n'ira pas en prison."
La bouche de l'inspecteur se ferma et les mâchoires furent serrées avec force.
" Monsieur, je suis au désespoir de vous résister. Mais je ne peux pas vous obéir. Cette femme s'est rendue coupable de troubles de l'ordre public, agression contre un bourgeois et insulte contre le premier magistrat de la ville. De plus, c'est une prostituée, monsieur ! Qui se livre à cet odieux métier de manière illégale, monsieur."
Javert ne se rendait même pas compte qu'il suppliait à son tour.
Les deux gendarmes tenaient la prévenue par un bras, la soutenant et l'empêchant de s'enfuir. Tous trois regardaient les deux hommes se déchirer.
Fantine ne savait plus si elle allait en prison, si elle allait à l'hôpital, si elle retournait dans la rue...elle tremblait et pleurait.
" Vous ne réalisez pas ce que vous dites, Javert. Pour la dernière fois, laissez la guérir et faites ensuite appliquer la loi.
- Non !, claqua Javert. Je représente la loi, monsieur. Cette femme va aller en prison !"
Les yeux gris brillaient de colère. Des étoiles filantes dans un ciel d'orage. Et ils fixaient sans aménité le maire.
Javert leva le menton par défi.
Les deux gendarmes se décidèrent et Joliot sortit des menottes de sa poche. Ainsi, le chef de la police avait gagné...
Pensif, peiné, Madeleine baissa la tête et aussi la voix.
" Vous représentez la loi... Mais pas plus que moi. Sortez. Sortez tous."
Javert reçut l'ordre comme on reçoit un coup.
Il vacilla un instant, puis sans rien dire, il quitta le commissariat.
Les deux gendarmes le suivirent, indécis.
Javert les abandonna à leur sort et partit marcher dans la ville.
Il était enragé.
Seul Moreau était resté. Il s'approcha doucement de M. Madeleine, encore sous le choc de la confrontation entre le maire et le chef de la police.
" Faut-il vous aider à porter la femme, monsieur ?
- Non, je m'en charge, mais allez prévenir l'infirmerie de notre arrivée."
Fantine était restée debout.
Inconsciente de ce qui venait de se passer.
Elle ne comprenait pas.
L'inspecteur était parti, les gendarmes avec lui... Il ne restait que le maire... Que lui voulait-on ?
Monsieur Madeleine s'approcha d'elle, mais elle ne comprenait pas ce qu'il lui disait.
Elle ne comprenait rien.
Et tout à coup, sous la tension, sous la fièvre qui la prenait dans ses vêtements trop fins et trempés par la neige, elle s'évanouit.
Les bras de M. Madeleine l'empêchèrent de tomber sur le sol.
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La colère portait Javert.
L'inspecteur marchait dans les rues de la ville. Il ne sentait pas le froid, il ne voyait pas la neige, il ne ressentait qu'une immense, une terrible rage qui grondait en lui.
Mâtinée de dépit et de tristesse.
Il se souvenait de son amant.
Il voyait un forçat évadé qui lui avait menti.
Et en même temps...qu'aurait-il pu faire d'autre ?
Il entendait encore le "SORTEZ" que monsieur le maire lui avait ordonné.
Dans son propre commissariat, devant les gendarmes, devant Moreau, devant la prévenue... Javert était sorti, rempli de haine.
Madeleine lui avait dit qu'il représentait la loi, lui aussi. La belle blague !
Javert avait été prêt à se jeter à la gorge de Valjean pour l'arrêter en même temps que la femme Fantine.
Et en même temps... Il ne pouvait s'y résoudre.
Il n'avait aucune preuve.
Puis...puis il sentait son coeur se briser.
Putain ! Il aimait cet homme !
Les pas de l'inspecteur le menèrent jusqu'à la Canche.
Javert s'arrêta devant et regarda les flots. Glacée, elle étirait son fin ruban noir dans la nuit.
Et l'inspecteur se plaça juste au bord.
Ses mains formaient des poings et tremblaient à ses côtés.
Putain de Madeleine !
Putain de Valjean !
Javert regardait l'eau noire et ses pensées tourbillonnaient. Malsaines. Mauvaises.
Il fit un pas en avant.
Et son visage se porta juste au-dessus des flots, si doux et calmes. On sentait l'humidité dans l'air. Javert ferma les yeux, refusant de voir les étoiles...ou les ombres environnantes. Il avait déjà bien assez avec celles qu'il portait en lui-même.
Une voix retentit dans l'ombre et le fit sursauter :
" Il est bien tard, inspecteur."
Javert se retourna et vit arriver le vieux pêcheur.
" Vous devriez rentrer chez vous, inspecteur. Vous ne croyez pas ?"
Javert eut envie d'aboyer : " Mon chez-moi ? Quel chez-moi ?"
Mais il se tut. Laissant seulement le pêcheur se rapprocher encore de lui.
" Il fait nuit, constata le pêcheur. Vous devez avoir fini la journée, non ?"
Javert dut avaler pour pouvoir parler.
Il avait la gorge serrée.
" Oui, j'ai fini.
- Alors, rentrez chez vous ! Il y aura bien assez de demain pour faire oublier.
- De quoi parlez-vous ?, claqua sèchement le policier.
- De rien. Vous voulez un verre d'alcool ?"
Javert se tourna vers la Canche et plongea ses yeux dans ses eaux noirâtres. Il ne savait pas pourquoi il était là.
Une main se posa sur son épaule et le fit se raidir.
" Demain. Vous verrez plus clair, inspecteur. Rentrez chez vous ou allez dormir dans votre commissariat. La nuit est mauvaise. Pour vous.
- Demain... Demain... Oui, peut-être..."
Ce fut comme s'il sortait d'une transe.
Javert posa son regard sur le pêcheur et murmura :
" Pourquoi vous vous intéressez ?
- Ma fille. Elle était juste là où vous êtes. Et je n'étais pas là."
Javert frissonna et se détourna brusquement du pêcheur.
Il y aurait un demain.
Et un surlendemain.
Et un autre jour.
Et il aurait vécu une vie.
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Dans son salon, l'inspecteur Javert rédigea une lettre à destination de la Préfecture de police de Paris.
Une lettre dans laquelle il détaillait tous ses soupçons, tout ce faisceau de preuves qui concordaient toutes pour prouver la réelle identité de M. Madeleine.
L'homme nommé par le roi, l'industriel qui avait refusé la légion d'honneur, le saint maire de Montreuil-sur-Mer...
Son amant.
Chaque mot qu'écrivit Javert lui fit l'effet d'un coup de fouet. Ils le forçaient à poursuivre et à argumenter.
" Considérant que le dénommé Madeleine boite de la jambe gauche..."
" Nonobstant son attitude irréprochable de premier magistrat de la ville, il est avéré que l'homme ressemble à un forçat nommé Jean Valjean et..."
" Il est de notoriété publique que le dénommé Madeleine ne possède ni documents prouvant son identité, ni de preuves avérant son lieu de naissance..."
" La fortune de ce dénommé Madeleine est de provenance douteuse, ainsi..."
" Le dénommé Madeleine entretient des vues étranges quant au maintien de l'ordre dans la ville. Ainsi, il n'hésite pas à protéger une prostituée contre un bourgeois, bien en vue dans la ville, ce qui..."
Vidocq se serait moqué.
Ce n'était pas des preuves ! Mais à les aligner ainsi sur des pages et des pages, cela commençait à sembler étrange. Sans compter Monseigneur Myriel et Petit-Gervais...
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Six semaines !
Il passa six semaines qui ressemblèrent à une année.
Qui ressemblèrent aux premiers jours à Montreuil.
Plus de complicité, plus d'amitié, plus d'amour.
L'inspecteur se comportait de façon irréprochable.
Il tenait son poste, il apportait son rapport, il prenait ses ordres de monsieur le maire et il ne desserrait les lèvres que lorsqu'il en était contraint et forcé.
Il attendait son heure.
Et il rageait de s'être fait duper.
Mais Javert ne voulait pas voir la tristesse dans les yeux bleus de monsieur le maire. Il ne voulait pas reconnaître la douleur et la résignation.
Il ne voulait rien avoir à faire avec Jean Valjean.
D'ailleurs, l'inspecteur avait réintégré son ancien logement, replaçant Gymont dans l'écurie de la caserne et abandonnant la petite maison bien chauffée.
Non, il ne voulait rien devoir à un forçat en rupture de ban.
En six semaines, Javert reçut des réponses de ses divers courriers, beaucoup plus développées et intéressantes que les précédentes.
Ainsi, ses anciens collègues de Toulon lui fournirent une copie du lourd dossier de Jean Valjean. On pouvait le résumer ainsi :
Jean Valjean, né à Faverolles en 1769.
Condamné en 1796 à cinq ans de bagne pour vol et braconnage. Il a été ferré le 22 avril 1796 à Bicêtre.
Première évasion le 5 février 1800 : peine alourdie de trois ans.
Deuxième évasion le 17 mai 1802 : résistance à l'arrestation. Il est condamné à cinq ans de plus dont deux à la double chaîne.
Troisième évasion le 10 octobre 1806 : pas de résistance, peine alourdie de trois ans.
Quatrième évasion le 22 novembre 1809 : peine alourdie de trois ans.
Un prisonnier assez violent et haineux mais malgré tout soumis et obéissant.
D'ailleurs, à partir de 1809, à quarante ans, il a appris à lire dans l'école du bagne et a semblé s'être assagi.
Résultat : DIX-NEUF ANS DE BAGNE.
La tentative d'évasion liée à l'agression contre l'adjudant-garde Javert était mentionnée dans les décharges, ainsi que l'humanité dont faisait parfois preuve le galérien envers ses codétenus.
La cariatide ne tenait qu'une ligne dans tout le dossier, mais c'était le point essentiel pour Javert.
Car c'était ce qui avait marqué sa mémoire, même vingt ans après les faits !
Un forçat de quarante-six a été libéré le 8 octobre 1815, doté d'un passeport jaune.
Les collègues de Toulon avait ajouté quelques notes en bas de page à destination du chef de la police de Montreuil-sur-Mer :
" L'homme est dangereux et est toujours recherché comme voleur récidiviste. Il a dépouillé un jeune ramoneur sur la route de Digne : Petit-Gervais. On le soupçonne d'avoir fait partie d'une bande de pillards."
La boucle était bouclée !
Javert se demanda tout à coup comment s'appelait ce jeune musicien de rue accompagné d'un singe que M. Madeleine avait embauché d'on ne sait où pour le mariage du secrétaire de mairie.
Un ancien ramoneur ?
La prison de Bicêtre confirma simplement la chaîne et la peine de 24601.
Les collègues de Digne furent bien plus coopératifs que la première fois. Ils relatèrent l'affaire de l'argenterie de Monseigneur Myriel. Ainsi un forçat libéré depuis peu avait été arrêté dans la campagne aux alentours de Digne portant un sac rempli de l'argenterie marquée aux armes de l'évêque.
Les gendarmes le capturèrent et l'interrogèrent, mais l'homme nia les faits. Il expliqua que l'évêque la lui avait donnée.
Personne ne le crut.
On le bouscula un peu mais Jean Valjean resta ferme dans ses paroles.
Pour l'amener à avouer la vérité, on mena le voleur devant monseigneur l'évêque...
Mais Monseigneur Myriel était un homme bon et bienveillant, envers tout le monde, même envers les pires des hommes.
L'évêque leur assura que c'était bien un don. Et il ajouta des chandeliers d'argent au cadeau de l'argenterie.
Aucun des gendarmes ne fut dupe de la manœuvre.
Jean Valjean arborait un visage tellement abasourdi qu'il était évident qu'il s'attendait à être arrêté pour vol.
Seulement Monseigneur Myriel était un saint.
Il ne fallut attendre que quelques heures pour avoir confirmation du fait que Valjean était un voleur impénitent. Monseigneur Myriel ne revint jamais sur son témoignage. Seulement, lorsqu'il apprit le vol du petit ramoneur perpétré par ce Jean Valjean, il pria longtemps dans son église...
Et n'en parla plus jamais...
Les collègues de Digne étaient prêts à tout pour aider l'inspecteur Javert à mettre la main sur ce maudit forçat.
Enfin, Faverolles. La police locale ne fut pas d'une grande utilité.
On lui répéta des faits vieux de trente ans. Un vol de pain, le bris d'une vitrine de boulangerie, une blessure à la main, une famille pauvre et affamée.
La police de Faverolles fut la plus douce avec Jean Valjean.
Le jeune homme de 26 ans qui avait volé ce pain un dimanche soir de l'hiver 1795 aurait mérité la grâce. Il ne voulait que sauver sa famille.
La disette était terrible et sept enfants se mouraient de faim.
D'ailleurs le boulanger, Maubert Isabeau, a longtemps regretté que les choses soient allées si loin.
Jean Valjean n'était pas un mauvais homme, il avait travaillé dur durant de nombreuses années pour soutenir la famille de sa sœur.
Le chef de la police de Faverolles finit son courrier en évoquant la disparition de la famille Mathieu. La sœur était partie à Paris, chercher du travail et ses enfants...
L'hiver était rude cette année-là et sans le frère pour ramener de l'argent, beaucoup d'enfants furent placés ou moururent.
Ces courriers, ces rapports, ces dossiers dressaient le portrait d'un homme bon et naïf, plongé dans le crime par le plus pur des hasards. Et transformé en bête malfaisante par le bagne.
Les hommes ne changeaient jamais ?
La preuve que si !
Et maintenant, il y avait Monsieur Madeleine. Un homme bon et charitable, un excellent maire, un industriel émérite et reconnu.
Que faire de tout ceci ?
Javert resta de longues heures assis à son bureau à méditer sur ces faits tragiques.
Et il se souvenait de son amant...
Car Madeleine avait beau être Jean Valjean, il était avant tout l'homme qu'il aimait...
Javert pencha la tête et glissa ses mains dans ses favoris.
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Contraint par la culpabilité, Madeleine ne pensait pas à fuir.
Il savait qu'il était découvert depuis que Javert avait prononcé son nom, celui qui était chargé d'infamie et dont, peut-être, seul son amant se souvenait encore.
Malgré avoir pris, des mois auparavant, ses dispositions pour rendre sa disparition simple et immédiate, Madeleine endurait l'anxiété tout en nourrissant ses derniers espoirs de voir Javert revenir à la raison.
Après tout, même s'il connaissait son identité, Javert n'avait aucun moyen de la prouver.
Mais la situation avait empiré depuis qu'ils s'étaient affrontés au commissariat et Madeleine ne se faisait plus d'illusions.
En proie à la culpabilité, le maire se rendait à l'infirmerie deux fois par jour.
Il se rendait au chevet de Fantine et l'entendait tousser ; il la regardait dormir. Parfois, la pauvre malheureuse y puisait même des forces pour lui raconter sa vie en bribes qui s'effilochaient. De temps à autre, elle souriait.
Elle avait eu peu de chances d'être heureuse, et elles avaient toutes tourné autour de son ange : Cosette.
Madeleine apprenait à vénérer ce nom, seul réconfort de la femme désespérée qu'il plaignait de tout son cœur. Ce nom était déjà un poids qui lui écrasait l'âme.
Maintenant qu'il avait payé les dettes que ce Thénardier réclamait à Fantine, Madeleine attendait le retour de la petite... Toujours reporté... de plus en plus indispensable.
Il ne voyait plus Javert.
Il est vrai qu'il distinguait souvent sa silhouette sévère patrouillant dans les rues, et aussi que le policier n'avait pas cessé de se rendre à son bureau pour l'informer des affaires du jour.
Mais cet homme rongé par le ressentiment et la colère qui se présentait chaque matin devant lui n'était plus Javert.
Il avait beau chercher, tout ce qu'il percevait chez son amant, c'était la colère et la détermination immuable de le détruire.
Il ne pouvait pas lui en vouloir.
Mais Madeleine avait espéré que peut-être, avec le temps...
Au fil des semaines, il devint évident que Javert, lorsqu'il le regardait, ne ressentait que haine et amertume.
À en juger par le comportement de son amant, toujours discipliné et impersonnel, il ne restait même pas de regrets entre eux, pas de douleur capable de les pousser à entamer une discussion... Il n'y avait plus que de la distance et de la rage sourde.
Le maire avait commencé à craindre le pire.
Non pas qu'il soit arrêté et finisse ses jours au bagne ; non pas que Fantine et sa petite se retrouvent démunies une fois de plus ; non pas que son usine dut fermer ses portes, laissant de nombreuses familles dans la misère, car il s'était déjà chargé de tout cela.
Madeleine avait compris que Javert, aveugle dans sa détermination, n'hésiterait pas à s'immoler afin d'atteindre son but.
Rien ne pourrait l'empêcher de dévoiler aux autorités l'intimité de leurs nuits volées ensemble, dérobées au temps et aux yeux du monde pour partager le péché et la joie tout fraichement découverts.
Javert parlerait des cicatrices qu'il avait vues sur le corps nu de son amant ; il raconterait le passé que Madeleine lui avait permis de deviner.
Qui était aussi faux que tout le reste....
Sauf...
Sauf cette douleur lancinante que Madeleine éprouvait chaque fois qu'il réalisait qu'il ne sentirait plus jamais le rire de son amant se cacher contre sa gorge; que les heures ne cesseraient jamais d'être désespérantes, égales les unes aux autres, maintenant qu'il n'attendrait plus la tombée de la nuit pour se lancer à la recherche de son corps, de ses baisers, de son humour particulière et de son café si fort...
Oui, Javert se montrerait au monde entier sans hésitation pourvu qu'il puisse rendre Jean Valjean au bagne.
Il ne songerait pas un instant qu'en agissant de la sorte, il se détruirait...
"Il n'y a pas de place dans la Force pour un homme inverti", lui avait dit Javert. Mais ce serait, aux yeux de tous, ce que Javert et lui-même deviendraient à jamais.
Madeleine savait déjà qu'il ne lui restait pas grand-chose à perdre et, en fait, il se moquait éperdument que les gens trouvent une raison de plus pour le mépriser, car, et par-dessus tout, il n'avait plus la force de se sentir honteux d'avoir... aimé.
Aimé ? Vraiment ?
Mais Javert... Javert n'avait pas la moindre idée à quel point le monde pouvait être impitoyable envers les déchus.
Il n'y aurait pas de pardon pour son amant aussi longtemps qu'il vivrait.
Il n'y aurait pas d'avenir.
Il n'y aurait plus de dignité et plus de pain.
Tout cela à cause d'un homme qui avait eu le culot de se cacher sous une fausse identité afin de lui dérober... peut-être pas le coeur, mais le bon sens.
Oui... Seule la culpabilité retenait Madeleine à Montreuil-sur-Mer.
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Javert devenait fou.
Et honnêtement, toute la ville le croyait aussi.
Car on voyait l'inspecteur partout.
Javert surveillait le chantier abandonné de la Cavée-Saint-Firmin.
Javert surveillait les travaux du quartier des Moulins.
Javert vérifiait les identités des passants, alors qu'il les connaissait sciemment.
Javert patrouillait, partout, toujours.
Oui, il était devenu fou.
Et il attendait avec anxiété le courrier de Paris.
Gymont devenait aussi fou que son maître. Plus personne ne pouvait l'approcher. L'écurie de la caserne résonnait de ses cris de défi.
Puis...un jour...
Le courrier de Paris arriva et Javert en fut atterré.
Il n'avait plus le choix.
Inspecteur Javert,
Par la présente, nous vous informons que vos diffamations sans cesse répétées à l'encontre de M. Madeleine vous ont porté préjudice.
Le comte d'Anglès a demandé votre mise à pied officielle.
Mais il refuse de la poser lui-même.
Il vous demande d'avoir le courage de la réclamer auprès de l'homme que vous avez ainsi harcelé et bafoué.
Monsieur le préfet de police s'attend à une lettre de renvoi de la part de M. Madeleine dans les jours prochains.
Je suis navré de cette décision, Javert, mais je ne vous défends pas.
Vous étiez prévenu !
M. Chabouillet
Secrétaire de la Préfecture de Police
Paris
C'était terminé.
Le policier avait perdu contre le galérien.
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