Chapitre XXXIII
Le soir de Noël était si triste et grave.
Pas d'étalon caracolant et encensant sa tête pour montrer ses beaux rubans.
Pas d'enfants criant de joie et courant dans les rues.
Pas de chef de la police faussement grognon qui lui souriait en vidant un à un les paniers de friandises.
A la place, la réunion de la paroisse, qui plus que les autres années, était une affaire ennuyeuse et lourde.
Comme chaque année, le commun des habitants de la ville était absent, profitant probablement des quelques heures de liberté qu'ils avaient devant eux pour se reposer ou pour préparer le souper qu'ils allaient partager autour de la table familiale.
Seuls les bourgeois et aussi quelques petits nobles qui restaient encore dans les lieux se réunissaient dans les locaux de la paroisse pour socialiser et déguster le vin préparé à leur attention.
On parlait âprement de la discussion qui avait opposé le comte de Villèle et le duc de Montmorency à propos de l'occasion historique d'envoyer les troupes françaises soutenir les droits des Bourbons d'Espagne.
On parlait de la forme que prendraient les décolletés l'année suivante, on parlait du fils cadet d'un baron qui avait engrossé une mercière...
Madeleine se sentait profondément aliéné de cette société et aussi de ses intérêts ; il était aussi déplacé parmi ces gens que semblait l'être Javert, ignoré de tous de l'autre côté de la pièce.
Le maire n'attendait, une année de plus, que le curé et les dames du comité de charité viennent chercher sa donation pour après présenter ses excuses et disparaître.
Seulement cette année, rentrer dans sa petite chambre et parmi ses livres ne semblait pas être aussi tentant que par le passé.
" J'ai entendu dire que vous vous êtes promené dans la ville distribuant l'aumône et des douceurs comme si vous vous preniez pour un roi mage. Et j'ai passé la journée à me demander si vous ne succombez pas aux séductions de l'orgueil, lui dit le prêtre lorsqu'il atteignit enfin ses côtés.
- J'espère que non, monsieur l'Abbé... L'initiative est venue des ouvrières de mon usine : elles et leurs voisines ont fait tout le travail ; je les ai juste financées et fait la distribution comme elles l'ont demandé...
- La naissance de notre Seigneur se célèbre devant les autels, Madeleine. Le reste ne sont que superstitions et traditions païennes que je suis surpris de vous voir encourager.
- Des traditions ? Monsieur l'Abbé... Je ne connais pas de telles traditions. L'idée était de faire en sorte que les plus petits participent aussi à la fête. En fait, la distribution ne s'est pas faite uniquement dans les quartiers défavorisés.
- Vous vous engagez sur une pente glissante, monsieur le maire. Il est facile de confondre devoir et orgueil, et vous n'êtes qu'à un pas de le faire."
Madeleine baissa la tête.
Quelque chose en lui se rebellait.
Il savait pertinemment que le curé était un homme excellent, droit dans sa morale et dans sa vie personnelle. Un homme qui, dans son empressement à faire parvenir de l'aide aux moins fortunés, ne craignait pas de sacrifier son temps et sa patience à ce genre de réunions sociales où il ne donnait jamais l'impression de s'amuser.
Mais le curé avait tort.
Ou alors, était-ce Madeleine qui se trompait ? Comment le savoir ?
" Allez-vous collaborer avec la paroisse cette année aussi, monsieur le maire ?, demanda le prêtre avec le meilleur de ses sourires.
- Certainement, monsieur l'Abbé. C'est toujours un plaisir de pouvoir le faire..."
Madeleine saisit la feuille de souscription que le sacristain lui remit pour inscrire son nom et un chiffre à côté.
" Miséricorde !, ne put s'empêcher de s'exclamer le prêtre en regardant la somme.
- Ce fut une bonne année pour les affaires. Il n'est que justice de montrer ma reconnaissance envers le Seigneur, qui se montre généreux avec son serviteur.
- Bien entendu, mon fils. Je vais prier pour que notre Seigneur continue à être bienveillant envers vous," dit l'abbé tout en posant une main amicale sur l'avant-bras de Madeleine.
Donc, le devoir était fait.
Il était temps de rentrer chez lui.
Madeleine jeta un regard autour de la pièce et tomba sur deux yeux gris acier qui le fixaient...
" Un péché d'orgueil ?, s'amusa Javert, en secouant la tête alors que les deux hommes se retrouvaient côte à côte. Je raconterai cela à Gymont. Monsieur est devenu orgueilleux. Il réclame des rubans dans ses crins, maintenant."
Madeleine rit pour la première fois depuis le début de la soirée. Il lui fut difficile de cacher sa gratitude.
" Ah ! Alors il va falloir lui faire plaisir... J'achète les rubans et vous le coiffez avec.
- Mhmm. Il lui faudra des rubans accordés à la couleur de ses yeux, dans ce cas. Monsieur est coquet."
Madeleine regardait Javert en secouant la tête, amusé.
Puis, brisant l'ambiance si douce, comme à son habitude, Javert claqua des doigts et asséna, en désignant le curé préparant ses instruments du culte :
" Vous voulez que je lui parle des cierges qu'on brûle en votre nom ? Il va crier à l'anathème !"
Les yeux de l'inspecteur brillaient de plaisir en attendant la réaction de monsieur le maire.
" Pitié, inspecteur ! Il semblerait que j'ai déjà assez fait jaser comme cela ! Même l'abbé me fait des histoires ! D'ailleurs, si vous m'y forcez, je lui parlerai aussi des cierges qu'on brûle en votre nom. Cela risque de faire mauvais genre chez un mécréant !, ricana Madeleine.
- Je ne suis pas un mécréant, monsieur, opposa fièrement l'inspecteur de police en levant le front. J'ai été baptisé."
Monsieur le maire leva juste un sourcil.
Et Javert conclut :
" Bon. Je ne suis pas en odeur de sainteté. Peut-être devrais-je cesser de prédire l'avenir ?"
Madeleine se mit à pouffer :
" Oui, ce serait déjà une bonne chose."
*****************************
Après la réunion, il fallut se séparer pour dîner en attendant la messe de minuit.
Oui, un jour de Noël, triste et grave.
Moreau étant absent, l'inspecteur passa sa soirée avec du mauvais café et un repas froid, cloîtré dans son commissariat.
Javert essaya de se concentrer sur les quelques dossiers qu'il lui restait à classer.
Des problèmes de bornes déplacées que le garde-champêtre lui avait signalé...
Quant à Madeleine, comme chaque année, il aurait dû retourner à sa petite chambre
et au plateau de nourriture que la portière laissait devant sa porte avant de partir festoyer chez ses anciens voisins.
Il aurait profité des heures qu'il avait devant lui pour relire l'Évangile de Jésus-Christ selon Saint Matthieu et pouvoir se rappeler en détail ce qui était célébré cette nuit.
Mais il avait donné sa journée à la vieille femme et d'ailleurs, il n'avait pas faim.
Il était monté dans sa chambre, avait enveloppé son fusil de chasse dans des vêtements qu'il avait ficelés avec soin et était retourné avec son baluchon dans son bureau.
Là, il était enfin libre de se consacrer au projet auquel il travaillait depuis son retour d'Arras.
A Arras, il avait trouvé une petite pierre qui semblait contenir une sorte d'étoile à l'intérieur. Sa couleur grise lui avait immédiatement rappelé les yeux de Javert, et il n'avait pas résisté à la tentation de l'acheter.
Pas pour lui, bien sûr.
Bon, peut-être pour la regarder de temps à autre.
Depuis que Javert et lui étaient... devenus intimes, Madeleine avait songé à poser la pierre dans la bague que son amant avait tant aimée bien des mois auparavant. Peut-être, s'il réussissait à enlever le protagoniste à la verroterie noire qui était la marque de fabrique de son commerce, le jour viendrait où Javert pourrait la porter en toute sécurité...
En supposant qu'il accepte de le faire.
Les heures passaient vite entre les poinçons et les spatules minuscules. Surtout maintenant que la poitrine de Madeleine était sans cesse égayée par quelque sorte de chaleur vibrante et agréable, toujours plus intense et rassurante, mais qu'il n'arrivait pas à nommer.
******************************
C'était enfin la nuit de Noël.
Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté !
Les chants étaient doux.
Chacun avait abandonné son repas pour participer à la messe, alors qu'il neigeait fort dans les rues et que le froid était vif.
L'inspecteur Javert se tenait contre son pilier habituel. Il s'en était rendu compte tout à coup.
Ce pilier était devenu son pilier.
Il s'y tenait tous les dimanches et toutes les fêtes religieuses.
Il s'était acclimaté.
Vidocq en aurait ri à cœur joie.
C'était la nuit de Noël.
Pour la première fois depuis des mois Javert songea à Gilles. Il fut atterré.
Il n'arrivait plus à se souvenir de la couleur de ses yeux.
Ou du son de sa voix.
Tout avait été effacé par le temps.
Et par le sourire de M. Madeleine.
Machinalement, les yeux de l'inspecteur se posèrent sur cet improbable forçat.
Un Chouan condamné de façon inique.
Javert se jura de le protéger.
Et qui sait ?
Peut-être que s'il se faisait oublier de Paris, il resterait éternellement en poste à Montreuil ?
Pour la première fois depuis sa nomination-sanction, Javert pria le Ciel de le laisser à Montreuil.
Auprès de M. Madeleine.
Et de s'en faire aimer.
Le policier mit tout son cœur à chanter, faisant entendre son baryton profond.
" Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté..."
******************************
Il était minuit, le soir de la Nativité. Il neigeait toujours et la messe était enfin terminée.
Les rues étaient encore passantes. On se saluait et on commentait.
On avait hâte de rentrer chez soi pour terminer de souper ou enfin se coucher.
Monsieur Madeleine était entouré par plusieurs membres de son conseil municipal et chacun voulait lui serrer la main.
" Une belle cérémonie, assurait-on.
- En effet. Ce fut une belle cérémonie, répétait sans cesse monsieur le maire, avec son sourire bienveillant habituel.
- Et une bonne nuit, monsieur, concluait-on, invariablement.
- Vous de même..."
La phrase polie et amicale de monsieur Madeleine se finissait sur le nom de son interlocuteur.
Un dernier serrement de mains et on se quittait.
Madeleine chercha discrètement autour de lui.
Javert avait disparu.
Il en fut surpris et un peu déçu.
Il baissa la tête et rentra chez lui directement.
Puis, se décidant au dernier moment, il rejoignit Javert.
Il emporta son fusil.
Le policier en fut surpris puis salua la présence d'esprit de M. Madeleine.
Un forçat avec des idées.
Il devait être bon en plans et en coups fourrés... En évasion ?
Javert et Madeleine se couchèrent, épuisés.
Et pour la première fois depuis le bagne, Madeleine sentit un corps chaud se coller contre lui. Au bordel, les deux hommes avaient dormi éloignés l'un de l'autre. Madeleine n'avait d'ailleurs que très peu dormi. Là...c'était différent, Javert se rapprocha de lui et le chercha.
Il se crispa alors qu'un bras entourait sa taille.
Un visage se posait tout contre sa nuque.
Un souffle chaud se ressentait dans l'arrière de sa tête.
" Calme..., soupira le policier. Ce soir, je suis trop fatigué pour tenter quoi que ce soit."
Un fin rire qui glissa dans ses cheveux.
Madeleine se détendit et la prise s'accentua sur sa taille.
" Cela dit... Je ne promets rien pour le matin.
- Javert !, pouffa le maire.
- Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté."
*********************************
Décembre était en train de se terminer.
Tout était tranquille dans la ville. Il neigeait. Il faisait froid.
Mais l'inspecteur ne ressentait rien de tout cela.
Il savait que bientôt il verrait M. Madeleine. Bientôt, il allait l'embrasser.
Et si les circonstances le permettaient, il allait lui faire l'amour.
Jamais Javert n'avait été aussi heureux de toute sa vie.
Ce furent les cris qui l'attirèrent.
Dans la Cavée Saint-Firmin, comme de juste.
Cela suffit à effacer le sourire réjoui.
Un accident ?! Il y avait longtemps.
Les travaux étaient suspendus durant l'hiver mais le maire avait placé des panneaux pour indiquer le danger.
Tout le monde le savait et faisait attention.
Et cependant, nul n'était à l'abri d'un accident.
L'inspecteur vit la charrette renversée et le cheval blessé, il reconnut le Père Fauchelevent.
Il se précipita sur son allié.
" Est-il mort ? Comment va-t-il ?, demanda l'inspecteur en accourant.
- Il n'est pas mort, monsieur, lui répondit-on. Mais il est coincé sous la charrette.
- Merde ! Qu'on aille chercher le cric."
Tout le monde savait que cela ne sauverait pas le Père Fauchelevent. Le cric était à un quart d'heure d'ici.
Il avait plu la veille, le sol était détrempé, la charrette s'enfonçait dans la terre à chaque instant et comprimait de plus en plus la poitrine du vieux charretier. Il était évident qu'avant cinq minutes il aurait les côtes brisées et serait mort écrasé.
L'homme râlait déjà, la cage thoracique enfoncée par le poids de la charrette.
" Merde !, répéta Javert. Essayons de soulever la charrette."
On obéit à l'inspecteur.
Plusieurs hommes s'y mirent, dont le policier.
En vain.
La charrette était trop lourdement chargée.
Dans l'air résonnaient les râles de douleur du cheval et de son propriétaire. L'inspecteur examina le cheval et secoua la tête.
Deux pattes avant brisées, il était fini.
Le policier sortit son pistolet et le prépara.
Une balle brisa le silence hivernal. Et les cris de souffrance du cheval cessèrent.
Javert attendait maintenant le cric, tandis que, précautionneusement, il faisait vider le chargement. Essayer d'alléger le poids de la charrette.
********************
" Arrêtez, arrêtez !"
Le maire arrivait au pas de course, précédé d'un Moreau qui n'avait pas encore fini de lui conter la scène.
" Arrêtez... Si la charge bouge, elle écrasera le charretier...," répéta Madeleine tandis qu'il finissait de se frayer un chemin parmi les Montreuillois rassemblés autour de Fauchelevent.
" A-t-on fait chercher un cric ?
- Oui, monsieur le maire, répondit quelqu'un dans la foule. Mais il faut attendre un quart d'heure."
Javert songea avec dépit qu'il avait oublié de commander un cric à l'usage de la ville. Il aurait été entreposé à la mairie. Le chef de la police en avait parlé presque dès la première semaine de son arrivée à Moreau...
" Dans un quart d'heure, il n'y aura plus rien à faire."
Madeleine se pencha pour regarder sous la charrette. Un homme pouvait encore se faufiler entre le véhicule et la boue et servir de cric, s'il agissait vite.
Le maire jeta un coup d'œil au vieux Fauchelevent en se relevant et comprit sa douleur et, surtout, sa peur... Mais il ne trouva pas un seul mot d'encouragement à lui adresser.
" J'offre un louis d'or à l'homme qui passera en dessous et soulèvera la charrette pour que nous puissions tirer Fauchelevent. Non ? Cent francs ! Deux cents ! N'y aura-t-il pas parmi vous un homme qui ait le courage de le faire ?
Javert secoua la tête, reconnaissant là M. Madeleine.
" Ce n'est pas la bonne volonté qui leur manque, monsieur, mais la force ! Il faut un cric pour soulever ce poids !
- Impossible ! Un seul homme suffit pour faire le travail ! Martin ! Leroy ?
- Monsieur, lança la voix calme de l'inspecteur. Il est impossible de faire ce que vous voulez. Il faudrait posséder une force incroyable pour faire cela ! Je n'ai connu qu'un homme capable de..."
Javert se tut.
Et blanchit.
Puis sa voix devint lointaine alors qu'il murmurait, si bas que personne à part Madeleine l'entendit :
" Un seul homme... Un forçat... Jean Valjean..."
Javert se tut. Il venait de se souvenir de quelque chose.
Quelque chose de terrible !
Il venait de se souvenir des yeux bleus de 24601.
Il les voyait en cet instant-même.
Madeleine se retourna pour faire face à Javert.
L'entendre prononcer son nom lui avait tout simplement glacé les entrailles.
Le jour était donc arrivé...
La douleur de la perte plongea Madeleine dans une sorte de torpeur qui brisa sa peur.
Cependant, il lui était impossible de se résigner.
" Non, inspecteur. Ce n'est pas tant une question de force que de savoir où l'exercer," affirma Madeleine.
Le maire ôta sa veste et se glissa sous la charrette; elle commença bientôt à lui broyer le dos.
Jean Valjean n'avait jamais tant souhaité de sa vie avoir raison.
Il suffirait qu'il rapproche ses coudes et ses genoux pour que la masse de son corps fasse le plus gros du travail et soulève le chariot.
Une première tentative lui démontra clairement à quel point ses espoirs étaient vains.
Valjean rugit de frustration et de chagrin.
Près de lui, Fauchelevent avait tourné le visage pour lui dire quelque chose qu'il ne comprit pas.
Le vieil homme haletait. Son visage congestionné trahissait l'imminence de la suffocation.
Comme mu par un ressort, Madeleine redoubla d'efforts et parvint enfin à prendre appui sur ses coudes et ses genoux. La charrette se souleva de quelques pouces.
Puis Fauchelevent hurla de douleur et, par la suite, avait cessé de respirer. Il semblait s'être résigné...
Valjean, qui voyait les bottes de Javert à quelques pas de lui, comme pétrifiées par l'attente et la boue, sentait la glace dévorer son ventre, sa poitrine, son cœur.
La fin était arrivée.
Il fallait choisir entre la vie de Fauchelevent et celle de Madeleine...
Peut-être que l'heure du pauvre vieux était arrivée, et que tout effort fourni ne servirait pas à changer son destin.
Non.
Jean le Cric avait soulevé des poids plus lourds dans le passé. Jean le Cric était un pauvre diable qui n'avait jamais rien eu à perdre, tandis que Madeleine...
Mais au nom de quoi était-il contraint de faire l'impossible ? Qui pourrait lui reprocher de ne pas avoir la force d'un titan ?
Dieu... et lui-même.
Avec un dernier cri qui ponctuait l'effort surhumain, Madeleine courbait le dos, rapprocha les coudes de ses genoux et, à la limite de ses forces, arriva à articuler :
" Maintenant ! Tirez maintenant !"
Une douzaine de bras se mirent en mouvement à son signal ; rapides, efficaces, ils arrachèrent le pauvre Fauchelevent aux griffes d'une mort certaine.
Puis, monsieur Madeleine se laissa tomber face au sol couvert de boue gelée.
Attendant, peut-être, que la roue brisée du véhicule éclate et que la charrette s'écrase sur place l'entrainant avec elle en enfer...
Souhaitant que cela ne fut pas trop long.
Mais la douzaine de bras en avait décidé autrement...
Il ne leur avait fallu que quelques secondes pour retourner la charrette et libérer le galérien tapis dessous.
Se faisant passer pour magistrat pour la dernière fois.
Jean Valjean, car ce serait désormais le nom que lui donnera son amant, finit par se lever à contrecœur et suivre du regard les hommes qui emportaient Fauchelevent dans leurs bras. Avec son souffle, le pauvre homme avait retrouvé aussi ses hurlements de douleur.
Le bagnard comprit alors qu'il avait pris la bonne décision... Et aussi le prix que cela lui coûterait.
Indifférent aux tapes amicales qu'on lui donnait sur le dos, à la joie et aux félicitations, il partit la tête basse sans regarder autour de lui.
Il ne remarqua que les yeux gris, durs mais profondément blessés qui, en le fixant, se réfugiaient encore dans l'incrédulité.
Et l'inspecteur partit dans un large mouvement de bottes.
************************************************
L'inspecteur Javert était retourné dans son commissariat comme un somnambule. Il entendait sans les comprendre les discours qu'on tenait autour de lui.
" Vous vous rendez compte ? Un homme de cet âge ? Si fort ? Qui aurait cru cela de M. Madeleine ? Il a sauvé le Père Fauchelevent ! Vous vous rendez compte ?..."
Bla bla bla.
La rumeur de la ville faisait de cet exploit déjà incroyable une affaire dépassant l'imagination.
M. Madeleine devenait un nouveau Milon de Crotone. Fort comme un bœuf et portant aussi lourd que ce dernier.
Jean Valjean.
Oui Jean Valjean avait cette force en lui.
Il avait porté une statue de la mairie de Toulon. Porté tout seul, sur son dos, pour sauver un de ses camarades coincé dessous. Une cariatide.
Javert l'avait vu faire et en était resté ébloui.
Il n'avait même pas vingt ans. Un jeune garde-chiourme qui surveillait un chantier de construction en ville.
Il avait été marqué par cette vision !
Un forçat portant une statue plus grande que trois hommes. Une force colossale. Un forçat possédant encore une étincelle d'humanité et sauvant la vie d'un homme.
On l'avait congratulé.
On lui avait laissé quelques jours de repos.
Et cet animal avait craché sur la main qui voulait le récompenser.
Un animal !
Javert s'en souvenait si bien maintenant !
Un forçat, grand et large d'épaules, les yeux bleus remplis de haine.
JEAN VALJEAN !
Ce nom tournait en boucle dans la tête de l'inspecteur de police.
Un forçat...voyons qu'avait-il fait d'autre ?
Il tenait un fusil et visait Javert.
Et la mémoire revint !
Oui, le forçat tenait un fusil et le visait. Mais pas pour tuer le garde. Jean Valjean, comme à son habitude, protégeait un blessé.
Sauf que le blessé était Javert.
Et que Valjean l'avait protégé des forçats en fuite qui voulaient le tuer. 24601 s'était interposé. Il avait pris le fusil de Javert, tombé à terre, un coup de pelle l'ayant atteint dans le dos. Le faisant s'effondrer et des forçats l'avaient frappé à coups de pieds... Ils l'auraient terminé sans l'intervention de Valjean.
Valjean avait grogné comme un lion contre ses camarades.
Il avait sauvé Javert.
Après...avait-il fait cela uniquement par bonté d'âme ou pour éviter la lame de la guillotine ? Le garde-chiourme ne s'était jamais fait d'illusion quant à la valeur de sa vie pour un forçat.
Javert se souvenait de sa propre voix demandant la clémence pour 24601.
24601 !
Javert se sentait devenir fou.
Il s'assit à son bureau.
Contemplant son passé avec horreur.
Jean Valjean et Jean Madeleine.
Puis ses mains se portèrent dans ses favoris et il les tira à la limite de la souffrance.
JEAN VALJEAN.
Car si le passé était horrible, le présent n'était pas mieux et l'avenir était impensable.
*****************************
L'inspecteur Javert se voulait égal à lui-même.
On retrouvait le mouchard des premiers jours. Surveillant Madeleine et l'examinant avec soin.
Plus circonspect.
Plus subtil.
De nouveaux courriers furent envoyés.
A Toulon, à Bicêtre, à Digne, à Faverolles... Il savait le nom de l'homme qu'il cherchait maintenant.
Et par Dieu ! Il le trouverait !
Javert ne rentrait plus dans sa petite maison qu'aux premières lueurs de l'aube. Il l'avait en abomination.
La maison offerte par un forçat !
En échange de quoi ?
Son silence et sa bite ?
Javert se mit à dormir de plus en plus dans son commissariat, prétextant la quantité de travail harassante.
*****************************
L'inspecteur Javert vérifia son uniforme avec soin. Le col de cuir, la tunique, la ceinture... Chaque bouton brillait, poli avec soin. Les bottes étaient nouvellement cirées.
Pas un grain de poussière, pas un défaut dans la cuirasse.
Cependant...
Le gris si clair des yeux de l'inspecteur était terni.
Et la rage hurlait dans son âme.
Madeleine l'attendait, impassible, dans son bureau.
Sans éprouver la moindre honte, le bagnard signait des documents et donnait des ordres à son adjoint, feignant de ne pas avoir remarqué la présence de l'inspecteur.
Esquivant son regard.
Le lui refusant.
" Ce sera tout, M. Vanderkoeven. Nous vérifierons le reste à midi, si vous êtes toujours à votre poste," dit le maire en appuyant ses derniers mots.
Madeleine avait l'un de ses mauvais jours.
C'était ce que semblait vouloir dire son adjoint lorsqu'il avait jeté un regard en coin à Javert.
Puis, lorsque la porte se referma derrière Vanderkoeven, le visage du faux magistrat se transforma. La circonspection dont il avait fait preuve envers son adjoint s'effaça pour faire place à la douceur maladroite, incertaine, que Madeleine ne montrait pas souvent.
" Je t'ai cherché hier soir... Où étais-tu ?"
Javert sursauta, comme s'il ne savait pas qu'on s'adressait à lui.
" J'ai eu des affaires à régler," répondit sèchement l'inspecteur.
Puis, le policier glissa ses mains dans son dos, regardant fixement le mur du fond, et commença à réciter son rapport :
" Il y a eu une échauffourée dans la rue Coquimpart, monsieur. Deux femmes se sont prises à partie. Des ouvrières, manifestement. Je me suis interposé et elles sont parties. Et...
- Javert... Voici ce que nous allons devenir ? C'est ce que tu veux ?"
L'inspecteur se força à baisser les yeux pour regarder le maire :
" Monsieur. Voulez-vous entendre le reste de mon rapport ou dois-je simplement le transmettre à Moreau ?
- Une dernière question, et je ne t'importunerai plus : pourquoi accepter un Chouan avec du sang sur les mains mais avoir en horreur un niais qui n'a jamais fait grand tort à personne ?"
Le policier plissa les yeux en entendant ces paroles.
Il voyait la manipulation et ne voulait plus jouer le jeu de Valjean-Madeleine.
" Est-ce que ce sera tout, monsieur ?"
Javert voulait par-dessus tout s'enfuir.
Un Chouan condamné au bagne pour des raisons injustes par un gouvernement inique devenu son supérieur, l'inspecteur pouvait l'accepter et même le protéger.
Mais recevoir des ordres d'un voleur condamné pour un cambriolage et usurpant la position de maire, non cela, Javert ne l'accepterait jamais.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top