Chapitre XXX
La semaine de travail avait repris doucement et le mois de novembre commençait à peine.
Il pleuvait, il faisait humide et froid. Un automne glacé qui présageait d'un hiver encore plus désagréable...
Un jour, d'une morne grisaille, le député local, M. Maurice Callard, de retour de la capitale, vint rendre visite à monsieur le maire.
" Mon bon Madeleine ! Si je m'attendais à vous trouver là ! Votre disparition subite du mois dernier a inquiété toute la ville.
- Ah ! Les affaires... Vous savez comment cela se passe. Bonjour, monsieur le député."
Le député local serra la main du maire avant de s'asseoir confortablement devant la cheminée et de commencer à tripoter le chapeau qu'il avait perché sur son genou.
" Dommage que vous ayez choisi ce moment précis pour vous absenter. Votre adjoint vous a-t-il informé du recours qu'il a dû formuler en catastrophe ? Je me suis proposé pour le livrer en main propre à Paris. C'était sur mon chemin..."
Madeleine sortit de derrière son bureau et se rendit à la petite table pour servir à Callard la goutte de porto qu'il allait bientôt lui réclamer.
Un recours. On leur avait donc refusé des subventions.
Mais Madeleine ne parvenait pas à croire que Vanderkoeven ait été capable de formuler un recours : il manquait d'initiative et était beaucoup trop indolent. Ce recours ne pouvait être que l'œuvre de Javert !
Pourquoi ne lui avait-il rien dit ?
Il était vrai que leurs réunions matinales avaient été bien courtes ces derniers temps... Javert ne faisait que le troubler et s'enfuyait après l'avoir perturbé.
Un sourire amusé et un regard espiègle.
Que le mouchard savait faire disparaître dès qu'il passait la porte de monsieur le maire.
" Et je suppose que vous allez me donner des nouvelles de l'appel, dit Madeleine.
- En effet, car je reste toujours au service de notre petite communauté. Bien que dans ce cas particulier, les avantages pour moi soient minces : il n'y a pas d'électeurs dans le quartier des Moulins.
- C'est vrai," avait répondu Madeleine, tout en réprimant l'élan d'apprendre à monsieur le député la valeur d'une vie humaine. À l'aide de quelques torgnoles.
Callard accepta le petit verre de vin avec un sourire gourmand aux lèvres.
" Il y a une manœuvre politique derrière les rejets réitérés, Madeleine. J'ai pensé qu'il valait mieux vous le dire avant que votre appel ne soit refusé aussi.
- Comment cela ?
- Ils vont invoquer un vice de forme pour faire tomber l'affaire dans les oubliettes. C'est simple : de gros entrepreneurs de l'Aisne comptent déjà accaparer les subventions. Votre projet est tout simplement inopportun."
Madeleine fit tourner le petit verre à pied entre ses doigts. Il se perdit un instant dans les éclats d'ambre que le feu lui arrachait.
" L'une des premières choses que j'ai apprises est qu'une manœuvre politique peut être contrée par une autre, ajouta Callard.
- Ah !
- Je pense qu'il est grand temps que vous rendiez visite à notre amie commune, Mme Dulong de Rosnay. Samedi prochain, son salon sera très bien fréquenté. Et emmenez Vanderkoeven avec vous pour vous aider. Après tout, c'est lui qui a rédigé le recours et doit connaître les spécifications techniques mieux que quiconque.
- Mais cela...
- Vous craignez que l'on vous prenne pour deux tantes ?," s'amusa Callard.
Le maire écarquilla les yeux. Il ne lui était pas venu à l'esprit de penser à cette question. Malgré ses meilleurs efforts, il en était à ruminer la fâcheuse évidence que ce serait Javert qui devrait l'accompagner.
Et, en effet, le fait qu'ils puissent éveiller des soupçons sur leurs... préférences pourrait se révéler problématique. Surtout pour l'inspecteur.
" Se rendre seul dans cette demeure est malvenu sans plus, monsieur le député. Se présenter au bras d'un homme, c'est tout autre chose.
- Surtout pour celui qui soigne son image de saint," pouffa de rire Callard.
Madeleine baissa la tête, fort embarrassé.
" Vous méconnaissez le pouvoir que vous avez, mon bon Madeleine. Si tels étaient vos goûts, sans doute que tous autour de vous se plieraient à eux et seraient satisfaits de le faire. Du moins en apparence. Ce serait amusant à voir, je ne le nierai pas. C'est dommage que mon épouse reçoive samedi et qu'elle ait besoin de moi à ses côtés.
- Vous ne serez pas des nôtres ? Pourtant, votre aide a été inestimable lors de la dernière...
- Expliquez à Madame Dulong de Rosnay ce qui vous amène chez elle et elle se fera un plaisir de mener à bien vos négociations."
Le député remit son chapeau et déposa le petit verre à pied sur le manteau de la cheminée. Alors qu'il s'apprêtait à partir, il se tourna vers le maire.
" En y réfléchissant bien... Pourquoi ne pas emmener Choupette avec vous ? Je suis sûr qu'elle sera heureuse de vous accompagner. Elle se languit dans son village à cette époque de l'année.
- Je n'oserais jamais m'interposer entre vous et votre jeune...
- Maîtresse ? Vous vous trompez encore, Madeleine. Choupette aime s'amuser. Elle est avec moi parce que je la divertis, mais je ne suis pas son amant en titre. Dieu merci ! Elle est... comment dire ? Trop passionnée pour quelqu'un de notre âge. Insatiable, vous comprenez ? D'ailleurs, je ne vous cacherai pas qu'elle choisit ses hommes comme elle choisit ses robes, et qu'elle à l'air de vous aimer bien.
- Ah !," répondit Madeleine en secouant la tête sans en avoir conscience.
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Une fois seul, Madeleine consacra la demi-heure suivante à chercher le cartonnage contenant l'affaire du quartier des Moulins parmi le désordre que Vanderkoeven avait semé dans son bureau pendant son absence.
Il fut très surpris de constater que son extension, déjà considérable, avait doublé.
Dans le but d'assimiler l'énorme quantité de renseignements de fraîche date, Madeleine renonça à rentrer chez lui pour sacrifier quelques heures de son temps à ce rapport colossal.
La réunion du matin avec le chef de la police le trouva hagard et mal rasé. Quelques heures plus tôt, il avait attisé le feu et abandonné sa cravate, roulée en boule, auprès du buvard.
" Ha ! Javert ! Il fait déjà jour ?, demanda le maire stupéfait.
- Ce n'est pas encore l'aube, monsieur le maire. Si c'est ce que vous me demandez."
Javert était inquiet.
Il n'avait pas envie de jouer cette fois-ci.
Il jeta un regard sur la porte et, négligeant la prudence, il s'approcha résolument de monsieur le maire.
" Que se passe-t-il ? Vous êtes souffrant ?"
La main, dégantée, du policier se posa sur le front de Madeleine, cherchant la douleur et la fièvre.
" Non, je vais bien, assura Madeleine. C'est le rapport sur les Moulins. Pourquoi ne m'avez-vous pas parlé du recours ? Oui, je vois bien qu'un avoué l'a rédigé et que Vanderkoeven a ordonné les paiements, mais le reste est de votre fait. Est-ce que je me trompe ?"
Javert comprit que l'heure n'était pas à l'amant mais au chef de la police, il se recula et se prépara à argumenter.
" Non, monsieur le maire. Mais c'était à votre adjoint de vous en parler.
- Certainement... Mais au nom du ciel, Javert, comment avez-vous réussi à rassembler autant de renseignements en si peu de temps ?"
L'inspecteur de police se roidit comme s'il comparaissait devant un tribunal militaire.
Oui, ils étaient loin d'être des amants aujourd'hui.
Javert montra les dents et la voix claqua comme un coup de fouet :
" Vous m'avez habitué à me retrouver terré sous des montagnes de paperasse plus souvent qu'à mon tour, je dois dire. A part cela, un peu de persuasion a suffi pour rallier à la cause les deux médecins de la ville, le chirurgien et les instituteurs des écoles. Le rapport épidémiologique est de leur fait ; Moreau a aidé avec les registres paroissiaux et le recensement des décédés...
- Attendez, je vous prie..."
Madeleine leva une main pour arrêter la tirade.
Lui aussi était agacé par cette situation.
" Et c'est vous qui avez utilisé la persuasion avec tous ces gens ?
- Pas exactement, rectifia sèchement Javert. J'ai persuadé Vanderkoeven qu'il devait se servir de son pouvoir de conviction ou, dans le cas contraire, aurait affaire à vous à votre retour."
Javert croisa les mains dans son dos et les jambes bien droites, il attendait que le couperet tombe.
Mais Madeleine sourit. Oui, la stratégie de son inspecteur ne pouvait qu'être infaillible... D'autant plus que Vanderkoeven avait déjà goûté à la colère de Madeleine à cause de son intolérable laisser-aller.
" Ce projet vous tient à cœur, n'est-ce pas, inspecteur ?
- Je m'en veux de ne pas avoir vu la misère, monsieur. C'est souvent la principale cause à l'ivrognerie et aux violences familiales...et au crime..."
Javert ne comprenait plus.
Il s'attendait à être admonesté. Il était encore sur la défensive.
Madeleine fronça les sourcils. Il n'était point face à l'homme insensible que le reste de la population pensait connaître. Loin de là, et c'était troublant, le Javert qu'il avait devant lui était le même homme qui le couvrait de caresses la nuit venue.
Dans les quelques occasions où ils avaient eu ce loisir.
Javert avait donc bel et bien changé.
" J'ai appris que le rejet du projet est une manœuvre politique et je me prépare à la contrecarrer. Votre aide serait la bienvenue, inspecteur... puisque vous êtes au courant de toutes les procédures et des faits mentionnés dans le rapport."
Javert secoua la tête et poussa un long soupir désabusé.
" Ne me dites pas qu'il vous faut un nouveau rapport ?! Je n'y survivrai pas et Moreau non plus. Nous avons passé des semaines à le préparer. Nous avons...
- Non, le coupa gentiment le maire. Nous allons assister à une réunion à Abbeville et là, nous allons plaider notre cause en personne munis de ce rapport. Samedi soir.
- Une réunion ?"
Les yeux de l'inspecteur se firent suspicieux. Cela faisait longtemps que Madeleine ne les avait pas vu ainsi.
" Une réunion ?, répéta Javert. A Abbeville ?"
Puis le sourire se fit moqueur :
" Dois-je porter ma plus belle robe de bal ?"
Les deux hommes se détendirent.
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Ce ne fut pas dans une robe de bal que l'inspecteur suivit son supérieur, mais bel et bien dans un costume civil.
Le seul qu'il possédait d'ailleurs et il s'y sentait gauche.
" Cessez de tripoter ainsi votre col, Javert, vous paraissez maladroit.
- Je ne suis jamais allé dans une "réunion", monsieur, se défendit sèchement Javert. Que dois-je y faire ?
- Rien, sinon vous comporter dignement et le moins possible comme un policier."
Cela réussit à détendre l'inspecteur qui s'écria, amusé :
" Donc pas comme à mon habitude ?
- Écoutez et parlez quand on vous parle. Ne parlez que lorsqu'on vous le demande et ce sera parfait !
- Cela me rappelle un certain règlement dans un certain lieu. Je suppose que je ne dois pas le mentionner ?
- Si vous voulez vous retrouver la coqueluche de ces dames...
- Dieu non !"
Ils se mirent à rire.
Et doucement, les mains de M. Madeleine se chargèrent de refaire le nœud de cravate de l'inspecteur qui avait été définitivement gâché par ces retouches successives.
Javert le regarda faire avec un sourire taquin.
Choupette les attendait, quelque peu grincheuse, dans sa majestueuse demeure à Vron. Madeleine descendit de la voiture cédée par le député Callard pour l'occasion et se montra aussi galant qu'il le put à son égard. Ce qui, malheureusement, était loin de répondre aux attentes de la jeune femme.
" Je vous présente M. Javert, mademoiselle Deveraux. M. Javert est mon adjoint à la mairie."
La longue et impudente oeillade que Choupette lança à l'inspecteur, mit Madeleine dans l'embarras.
" Donc vous êtes ici tous deux pour affaires... Dommage, M. Javert. Je ne comptais pas sur Madeleine, mais bien que vous soyez trop jeune à mon goût, je serais prête à faire une exception pour vos beaux yeux et votre... taille."
Une toute petite hésitation fut perceptible puis l'inspecteur répondit :
" Je vous remercie, mademoiselle, mais je ne saisis pas pourquoi vous ne pouvez pas compter sur M. Madeleine."
Le ton froid, le sourire serré et les yeux étincelants de colère de M. Javert n'eurent comme effet que de faire apparaître un large sourire amusé sur les jolies lèvres bien maquillées de Choupette.
" La dernière fois, votre saint monsieur Madeleine m'a rejetée d'emblée. Même si j'étais prête à m'employer à fond avec lui, comme tout homme d'expérience l'aurait compris immédiatement. Je pensais qu'il avait d'autres projets pour la nuit et je n'y ai plus songé... Jusqu'à ce que je sache qu'il dormait seul. Vous pouvez me croire, M. Javert : ils ne me l'ont pas dit, mais je l'ai vu de mes propres yeux."
Choupette, l'air bafoué, frappa la poitrine de Madeleine de son joli éventail.
" Après avoir parlé affaires toute la nuit, ce bon monsieur que voici dormait comme une souche et ne broncha même pas lorsque j'ai grimpé sur son lit et que je l'ai chatouillé de mes cheveux, " continua la jeune femme en riant de bon coeur.
Javert regarda Madeleine et d'une voix très doctorale, il ajouta à ce discours enlevé :
" Il en est ainsi des hommes sérieux, mademoiselle. Ils dorment une fois le devoir accompli. Que croyez-vous qu'il se passera ce soir ?
- Tu parles d'hommes sérieux ! Ce sont les pires, vous pouvez me croire. On les touche et ils ne prennent pas deux minutes à... se défaire. Mais ce ne sera pas ainsi avec Madeleine, car il me croit une demi-mondaine. Eh bien, sachez, monsieur "n'y touche" que je me prépare à remplacer ma mère dans le plus grand commerce de bonneterie de la région et que je ne me donne qu'aux hommes qui me plaisent. Ce soir, j'irai chercher ailleurs."
Le maire de Montreuil s'enfonça davantage dans son siège, tourmenté par le martèlement continu du petit éventail sur sa poitrine. Il jeta un regard désespéré à Javert.
Le policier conclut sentencieusement :
" La bonneterie est une excellente carrière, mademoiselle. Vous y trouverez sans problème de quoi cesser de coiffer Sainte-Catherine. Ainsi, vous n'aurez plus à penser aux hommes."
Cela fit sourire la jeune femme.
Puis Javert se tourna vers M. Madeleine et, sérieusement, lui demanda de lui parler des travaux envisagés dans le quartier des Moulins...
C'était à en bailler d'ennui.
Dans le salon, richement décoré, se tenaient plusieurs personnes. Il ne suffisait que d'un seul coup d'œil pour saisir leur importance et leur richesse.
Des hommes bien nés.
L'inspecteur Javert se glissa dans les pas de M. Madeleine, se sachant mal habillé, plus modeste que tous ces nantis.
Et le conseil que lui avait donné M. Madeleine n'était pas stupide.
Se taire, ne parler que si on vous parle et ne parler que de ce qu'on voulait savoir.
Mais les yeux du policier parlaient un autre langage.
Javert repéra la jeune fille assise au piano. Indéniablement mineure.
Il aperçut des bouteilles de vin mais aussi des boulettes de couleur brunâtre disposées dans une coupelle de porcelaine. Opium de contrebande.
Il vit l'opulence de nourriture et songea aux enfants souffrant de faim, même dans les rues d'Abbeville...ou de Montreuil...
Il pensa à sa mère...et ses mâchoires se serrèrent de haine...
Subtilement, il se posta au garde-à-vous et attendit que ces riches bourgeois daignent s'intéresser à lui. Ou à tout le moins à Monsieur Madeleine.
Madame Dulong de Rosnay accueillit Madeleine avec une familiarité que le maire ne s'attendait pas. Les mains de la vieille femme saisirent naturellement son bras, rassurantes et douces. Il suffit que le maire lui adresse quelques mots pour que leur hôtesse les conduise vers un cercle d'hommes tapis à la bibliothèque en grande discussion et les présente. L'un des représentants de la Somme se leva pour serrer la main du maire.
" Mon collègue Callard m'a dit à quel point la situation est désespérée dans votre commune, M. Madeleine. J'espère que vous avez apporté les chiffres avec vous.
- Mon adjoint, M. Javert, vous mettra au courant... Sa connaissance du sujet dépasse de loin la mienne."
Javert s'inclina mais ne releva pas le mensonge. Il n'était pas un adjoint.
Ce soir, il agissait en mouchard.
" Alors nous allons écouter M. Javert."
Et on écouta M. Javert.
Ce fut la soirée la plus ennuyeuse et la plus gênante qui se soit produite dans le salon de madame Dulong de Rosnay.
Tout d'abord, Javert ne parla que de chiffres et appuya ses dires avec des preuves. Plans, cadastres, relevés...
Son discours se fit technique et le malheureux député de la Somme se trouva vite dépassé.
Ensuite, il se sentit honteux.
Car après les chiffres et le terrain, Javert évoqua les habitants. Et il raconta les situations. Il énuméra les enfants décédés, donnant des âges, des noms... Foudroyant de son regard clair ces hommes si bien habillés, si bien nourris.
Bien entendu, les femmes accoururent pour écouter les anecdotes concernant les femmes et les enfants de ce quartier sinistré.
" Une enfant de trois ans ? Morte de fièvre ? Mon Dieu !
- Oui, madame, répondit froidement Javert. Ainsi que son frère. Âgé de sept ans.
- La même année ?!
- L'humidité est terrible, madame. Les fièvres et les maladies sont endémiques. Nous faisons ce que nous pouvons mais il faut drainer les terrains et renforcer les rives. Une digue serait l'idéal. Elle lutterait contre l'ensablement de la Canche et protégerait les habitants des inondations.
- Et il y a d'autres enfants ?, murmura une autre voix attristée.
- Des dizaines, mademoiselle. Mais sans subvention, les travaux sont impossibles à financer."
Ce fut le signal de la discussion générale.
Javert se tut et reprit sa place d'adjoint, auprès de Madeleine.
Le maire de Montreuil répondait à quelques questions d'ordre général, mais prenait bien soin de laisser les voix les plus indignées débattre entre elles.
Peu à peu, le ton de la discussion montait, et les déclarations remplaçaient les questions.
Javert avait convaincu son public par des faits. Durs et froids.
Il fallait maintenant laisser ces malheurs déjà irrémédiables et ceux qui restent à venir pénétrer les esprits de la société.
" Vous me pardonnerez de prendre cette liberté, messieurs, lança monsieur Madeleine. Mais je pense que, si vous décidez de signer une souscription, le poids de vos noms serait d'une grande aide pour notre cause."
Javert ne dit rien mais il sourit à cette mention. Et devant l'engouement qu'elle provoqua, il laissa son épaule glisser contre celle de Madeleine.
" Un nouveau miracle en perspective ?, souffla le policier.
- Je l'espère, mon ami. Je l'espère, répondit le maire sans modifier en rien le sourire triste qu'il adressait à tous ceux qui se disposaient à signer la pétition qu'un juge parmi les assistants avait pris sur lui de rédiger et que l'hôtesse leur présentait gentiment.
- Je vous l'ai dit, monsieur. Personne ne peut vous résister."
Et le regard clair, pétillant de plaisir du policier se posa sur M. Madeleine.
" J'ai bien joué mon rôle, monsieur ?
- À la perfection, Javert, conformément à vos habitudes. Je dois être devant le meilleur acteur de la Force."
Javert s'inclina et pencha délicatement la tête sur le côté.
Cabotin !
" Merci monsieur. Venant de vous, je chéris le compliment."
Puis, curieux, Javert demanda :
" Que fait-on maintenant ?
- Nous allons dîner !
- Ceci est une excellente nouvelle ! Je dois continuer à bien me comporter alors ! On ne boit pas au goulot de la bouteille et on essuie sa bouche avec sa serviette."
Malgré la solennité du moment, Madeleine dut déployer un grand effort pour ne pas rire.
Ce fut au cours du dîner que le caractère festif de la réunion devint enfin évident. La société qui naguère était dévastée par le sort des misérables que le maire et son supposé adjoint défendaient, avait complètement oublié son sérieux pour se livrer éperdument à la recherche de la jouissance.
Ainsi, des rires jaillirent et les mains disparurent subrepticement sous la nappe brodée au fil d'argent.
Des éclats de rires satisfaits ou complices se renouvellèrent alors que quelques bouches s'approchaient dangereusement d'un décolleté et que nombre de joues flamboyaient d'excitation.
Les verres à pied en cristal finement taillés furent remplis de crus réputés puis vidés avec une insouciance souveraine.
Assis côte à côte, le maire et son adjoint regardaient les cailloux plats qu'un serviteur à la livrée verte avait placés devant eux.
" Ce sont des huîtres, chuchota Javert. Je les ai vues servir dans les restaurants de Paris
- Ah ! Et c'est bon ?, demanda le maire avec la même solennité avec laquelle il aurait interrogé son voisin sur la santé de sa vache malade.
- A moins d'avoir été cuites et remises dans leur coquille, c'est comme mâcher l'eau du bagne.
- Non ! Et ils trouvent cela agréable ?
- Certaines personnes semblent aimer le goût de la mer," rétorqua Javert en haussant les épaules.
Choupette, assise à la droite de Madeleine, semblait appartenir à cette catégorie.
Plus loin, en tête de table, l'hôtesse était engagée en profonde conversation avec un vieil homme aux cheveux blancs et au profil aquilin.
" C'est un émissaire de Bernadotte, et vieil ami de Madame, dit-on, souffla Choupette à l'oreille de Madeleine.
- Un ambassadeur du roi de Suède ? demanda le maire, impressionné.
- Ambassadeur ou pas, je le trouve mignon à croquer."
La jeune femme, taquine, passait un petit doigt sur les articulations de Madeleine tout en lui souriant. Lorsque le maire s'empressa de retirer sa main pour saisir le verre, Choupette lui sourit.
" Tu n'as donc pas changé d'avis... sur nous ? Qui le saurait si on s'amusait un peu ? Il n'y a personne de ton village ici, sauf ton escogriffe, et celui-là a l'air de t'être dévoué.
- Non, mademoiselle. En fait, la chambre que j'ai réservée est pour vous. Nous rentrerons à Montreuil dès que le dîner sera terminé.
- Ho ! Mais tu crois vraiment que je vais passer la nuit seule ?," lui dit la jeune femme en se levant.
Elle se pencha pour entourer de ses bras la nuque de Madeleine et lui permettre ainsi d'avoir une vue panoramique sur son décolleté :
" Une femme comme moi sait à quelles portes frapper pour être bien accueillie. C'est facile."
Choupette regarda Madeleine rougir et se lança alors dans un rire cristallin.
" Ne soyez pas bête et gardez la chambre : il pleut averse et vous risquez de vous enliser en roulant dans la charrette délabrée de Mo-mo. C'est déjà arrivé."
Cela dit, la jeune femme s'éloigna, gracile comme un papillon, vers la tête de la table.
" Dois-je lui expliquer ce que "non" signifie à grands renforts de gifles, monsieur le maire ?"
Les doigts de l'inspecteur frappaient le bois de la table avec une régularité de métronome et ses yeux brillaient de colère.
Pour ne pas changer.
" Non, inspecteur, sourit Madeleine. Elle finira par se lasser.
- Vraiment ? Je ne serai pas fâché de faire en sorte qu'elle se lasse plus vite."
M. Madeleine secoua la tête et revint à ses huîtres.
C'était mangeable en effet mais Javert n'avait pas tort avec son histoire de bagne.
On aurait dît l'eau du bagne.
M. Madeleine avala avec soin.
Javert préféra se servir un verre de vin blanc et en apprécia le goût.
Le souper se prolongeait entre rires et jeux de plus en plus cocasses. Un poète improvisé s'agenouilla entre la timbale à la milanaise et la matelote de foie gras en croustade et, faisant des prodiges pour garder son équilibre malgré son toupet sur le point de dégringoler et son corset trop serré, récita les vers de Lamartine à sa bien-aimée de cette saison :
"Il est un nom caché dans l'ombre de mon âme,
Que j'y lis nuit et jour et qu'aucun oeil n'y voit,
Comme un anneau perdu que la main d'une femme
Dans l'abîme des mers laissa glisser du doigt."
Madeleine regardait Javert.
Javert regardait Madeleine.
Et chacun d'eux, se mordant les lèvres ou les noyant dans le vin, attendait que l'autre laisse échapper le premier éclat de rire.
Puis, Javert fit un clin d'oeil et sembla se décider à interrompre le poète improvisé :
" Non Javert, souffla Madeleine. Non, je vous en prie.
- Est-ce que je lui demande si l'anneau a fini dans une huître ? J'en ai vu encore plusieurs non ouvertes, on peut le chercher !
- Vous avez trop bu déjà !"
Madeleine posa sa main sur le bras de l'inspecteur pour l'empêcher d'agir.
Et subrepticement, Javert posa sa main sur celle de monsieur le maire.
" J'en connais un autre qui a un nom caché..."
Madeleine ne dit rien et laissa leurs mains entremêlées.
Le plat de résistance arriva lorsque tous deux étaient fatigués de se sentir scandalisés devant la quantité de nourriture rassemblée et présentée de façon si farfelue.
" Selle de chevreuil sauce poivrade et groseille," annonça le maître d'hôtel.
Mais au lieu de voir arriver des tranches de chevreuil, le maire et son adjoint virent passer un paon assis sur un tas de viande. Sa queue déployée exposait au regard les tons iridescents de son plumage.
" Ils ne nous feront pas manger un oiseau empaillé, tout de même !, s'indigna Madeleine.
- Je passe mon tour, monsieur. Je crois que je ne digère pas les plumes."
Cette fois, ils se mirent à pouffer de rire et durent cacher cela dans leur serviette...puis un verre d'eau.
Choupette les regardait sans comprendre.
Et, déjà repus, alors que certains s'effondraient sous l'effet du vin pour faire une courte sieste, la musique commença à jouer dans la pièce voisine entraînant tous les autres.
Choupette, rayonnante et affectueuse avec son cavalier, adressa un clin d'œil malicieux aux deux hommes restés à table alors qu'elle exécutait les premiers pas d'un quadrille de la main du diplomate.
Javert s'inquiéta de devoir danser.
Mais la main de Madeleine restée sur la sienne l'empêcha de se lever.
Pas de galanterie ce soir.
L'inspecteur se détendit et ses doigts enveloppèrent ceux de M. Madeleine.
" Le café est bon, constata sobrement le policier. Meilleur que celui de Moreau. Il faudra l'amener la prochaine fois pour qu'il apprenne à le faire.
- Javert," s'amusa le maire.
Et les mains se quittèrent pour retrouver une façade de respectabilité.
Bientôt, comme si la salle voisine n'arrivait plus à les contenir, les danseurs commencèrent à se disperser également dans la salle à manger. Ils formaient, sans s'en rendre compte, un serpent multicolore et bruyant qui tourbillonnait et riait au son d'une musique tonitruante ; chacun s'évertuait à faire sortir de sa stupeur ceux qui étaient restés assis.
Mais il faisait si chaud, il y avait les vapeurs de l'alcool et les fumées des différents tabacs... Tant de monde autour qui s'agitait. Cela faisait tourner les têtes.
" Je ne peux plus supporter cela, dit Madeleine en s'essuyant le front avec son mouchoir.
- Y a-t-il un problème, monsieur le maire ?," demanda Javert, en retirant la chaise de Madeleine pour l'aider à se relever.
La pâleur soudaine de l'homme et ses mains quelque peu tremblantes ne passèrent pas inaperçues aux yeux bien entraînés du policier.
" Je n'arrive pas à me faire servir de l'eau et je ne peux plus boire de vin, sinon je vais tomber raide. Il y a trop de..., avoua Madeleine, faisant un geste vague qui embrassait toute la pièce.
- Je vais vous emmener dans un endroit frais, monsieur. Tenez mon bras.
- Javert !"
Un malaise fit vaciller le maire et l'inspecteur le saisit avec fermeté.
Tout le monde dut les remarquer mais nul ne s'y intéressa.
Javert porta le maire jusqu'à la porte.
Le frais de l'entrée fit du bien au maire et il ferma les yeux pour respirer un peu. Et soudain, il sentit la main, fraîche, de l'inspecteur glisser sur son front.
" Pas de fièvre. Vous n'avez pas l'habitude de boire.
- Non, en effet.
- Ou alors, ce sont les huîtres. Avez-vous avalé un anneau ?
- Javert...," se mit à rire le maire.
La main continuait à caresser encore quelques instants.
Ils étaient seuls, dans l'entrée.
La pluie tombait en effet et il ne fallait pas espérer rentrer à Montreuil. Partir par ce temps n'était bon qu'à enliser la voiture ou blesser le cheval.
Les deux hommes en étaient désappointés.
Puis...
" Vous avez une chambre, souffla Javert.
- Oui, en effet.
- Une chambre avec un seul lit.
- Oui."
Madeleine n'osait pas penser, mais Javert avait déjà une idée derrière la tête et il suffit que le maire croise le regard espiègle de son chef de la police pour que la rougeur apparaisse sur les joues.
" Ha ! Vous n'êtes plus pâle !," remarqua le policier en souriant, taquin.
L'hôtesse vit revenir un monsieur Madeleine, échevelé et encore faible. Elle s'inquiéta mais en voyant le bras de ce Javert le soutenir..., elle s'inquiéta moins.
Lorsqu'elle aperçut le visage consterné et l'attitude protectrice de l'adjoint envers son supérieur, elle ne s'inquiéta plus.
" Je vais vous faire mener à votre chambre. Il y a de l'eau et un bon lit. Je vais appeler le médecin et laisser une veille.
- Merci, madame, mais Javert va me veiller. Et excusez-moi de ne pas être à la hauteur..."
La femme eut un sourire bienveillant.
" Vous êtes un homme qui ne sait pas vivre, monsieur Madeleine, mais peut-être un jour va-t-on vous l'apprendre."
Elle jeta un regard expressif à l'adjoint qui ne répondit que par un froncement de sourcils.
Puis les deux hommes disparurent, à la suite d'une servante...
Elle les abandonna devant une chambre et leur souhaita une bonne nuit.
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