Chapitre XXV

Il fallut deux jours complets à l'inspecteur pour terminer le dossier concernant le quartier des Moulins.

Mais Javert respecta l'accord conclu avec monsieur Madeleine.

Il put apporter le dossier à temps pour être dans les délais et le déposa sur le bureau de monsieur le maire.

Javert avait sa tête des mauvais jours.

Bien entendu, il surveillait depuis plus d'un an ce quartier, il en voyait la dégradation et la pauvreté, mais il n'avait pas eu conscience d'une telle misère parmi les habitants.

Il n'avait fait qu'effleurer la surface, en apportant de l'eau et en se chargeant des délits.

Mais à sa décharge, Javert ne voyait encore que les vices et les vertus, peut-être le milieu était-il aussi responsable des crimes ?

Alors, alors...

Peut-être le crime était-il pardonnable ?

" Hé bien Javert ?, demanda doucement le maire, voyant le policier perdu dans ses pensées.

- Drainer le quartier des Moulins est une nécessité, monsieur. Je m'en veux de ne pas l'avoir compris avant."

Il pencha la tête en avant et ses deux poings se posèrent sur le bureau, encadrant un rapport dont il n'était pas fier.

Des listes d'enfants morts trop jeunes, des hommes et des femmes malades et l'indifférence générale.

Et, parmi ces noms, ceux des prévenus qu'il avait arrêtés avec toute la rigueur de la loi. Dérisoire maintenant qu'il savait.

" Vous comprenez maintenant Javert ?, s'enquit doucement M. Madeleine.

- Je comprends que vous aviez raison de vous préoccuper.

- Bien, Javert, c'est très bien."

Et l'inspecteur s'inclina devant son supérieur.

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Un jeune homme, chevelu et d'apparence très modeste, commença alors à se montrer en ville.

Il ne se séparait jamais du petit singe perché sur son épaule et, de temps à autre, il s'asseyait adossé à un coin et jouait de la vielle à roue.

A peine fut-il arrivé en ville qu'un grand homme, vêtu d'un uniforme de police, vint lui tourner autour.

" D'où tu viens comme ça, toi ?, demanda sèchement l'inspecteur Javert.

- Mais de Grenoble ! On m'a fait venir pour un travail.

- Un travail ? Ici ? Avec un singe ?"

Le mépris dégoulinait des paroles de l'inspecteur. Javert foudroya du regard le jeune homme assis contre le mur.

Le jeune homme se tassa sur lui-même et ouvrit grand les yeux ; il était facile de reconnaître la peur. Après un moment d'hésitation, il tendit au policier le papier plié qu'il gardait dans sa poche.

" Je vous jure, monsieur l'inspecteur, que j'ai un contrat de travail signé par un nommé Madeleine."

Javert contempla le document en luttant fort contre l'envie de lever les yeux au ciel devant la bêtise manifeste de monsieur Madeleine.

" Si monsieur le maire a jugé bon de t'embaucher..., ne lui déplaît pas. Ou tu auras affaire à moi !"

L'inspecteur repartit à sa patrouille, se jurant d'évoquer avec le maire dès que possible le problème des crèves-la-faim et des va-nu-pieds en tout genre.

L'homme était tellement candide, il avait besoin de quelqu'un pour lui ouvrir les yeux.

Le maire ouvrait sa ville à toute l'engeance du crime.

" Monsieur le maire ! Des musiciens des rues ! Mais voyons...

- Un client du Sud m'a parlé bien de lui. Pourquoi ne pas lui donner sa chance ?

- Nous avons la fanfare ! Nous pouvons faire venir des musiciens de Paris s'il le faut.

- Disons que j'affectionne la vielle à roue. Je sais que ce n'est pas très élégant ni à la mode, mais que voulez-vous ? C'est vrai que j'aurais pu trouver des musiciens dans les alentours, mais j'étais curieux d'écouter jouer ce jeune homme."

Javert désespérait de se faire entendre de monsieur le maire.

Monsieur Madeleine le regardait, avec son sourire bienveillant habituel.

Ce sourire qui manipulait si bien les foules et que le policier avait appris à redouter.

" Vous ne vous laisserez pas convaincre de le chasser de la ville ?, demanda Javert, la voix brisée.

- Bien sûr que si, Javert. Si ce jeune homme se rend coupable d'un quelconque crime, je ne me mettrai pas en travers de votre chemin. Autrement, j'ai un contrat à honorer."

L'inspecteur Javert était tellement en colère en marchant dans les rues de la ville que tout le monde préférait s'écarter devant lui.

Quelque part, une vieille à roue jouait sa jolie mélodie et des passants applaudissaient et riaient.

Le policier laissa porter ses pas vers la Canche pour ne plus l'entendre...

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Monsieur le maire officia, comme promis, au mariage civil de Moreau et de sa Dulcinée.

La mariée était ravissante sous sa couronne de fleurs d'oranger et n'arrivait pas à cacher son sourire ému ; la voix de Moreau tremblait et son menton aussi, ce qui ne manqua pas de provoquer quelque hilarité à laquelle l'inspecteur Javert n'était pas tout à fait étranger.

La cérémonie à la mairie, comme c'est souvent le cas, fut simple. Mais elle était aussi, à sa façon, belle.

Monsieur Madeleine se racla la gorge et se mit à lire avec attention le papier posé devant lui, sur le bureau du maire.

Que son adjoint lui avait rédigé avec soin, sachant que monsieur le maire n'avait pas pour habitude de présider les mariages.

" Je suis heureux de vous accueillir, mesdames et messieurs, ce 6 septembre 1822 dans notre Hôtel de Ville de Montreuil-sur-Mer afin de célébrer l'union de Fanny Vermandois avec Antoine Moreau.

Je vais procéder à la lecture des articles relatifs aux obligations respectives des époux, stipulées dans le Code Civil. A savoir plus spécifiquement le chapitre VI.

Il faudra ensuite que les époux les signent pour montrer leur accord et ainsi sceller leur union."

Ensuite, monsieur le Maire donna une lecture solennelle des paragraphes obligatoires du chapitre VI du Code Civil, qui établissait les engagements pris par les nouveaux époux.

CHAPITREVI.desdroits et des devoirs respectifs des époux.

212.

Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance.

213.

Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari.

214.

La femme est obligée d'habiter avec le mari, et de le suivre par-tout où il juge à propos de résider : le mari est obligé de la recevoir, et de lui fournir tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, selon ses facultés et son état.

215.

La femme ne peut ester en jugement sans l'autorisation de son mari, quand même elle serait marchande publique, ou non commune, ou séparée de biens.

216.

L'autorisation du mari n'est pas nécessaire lorsque la femme est poursuivie en matière criminelle ou de police.

217.

La femme, même non commune ou séparée de biens, ne peut donner, aliéner, hypothéquer, acquérir, à titre gratuit ou onéreux, sans le concours du mari dans l'acte, ou son consentement par écrit.

Ainsi, je pense pouvoir parler au nom de vos familles, de vos amis et de tous ceux qui vous sont chers et qui sont ici aujourd'hui en vous souhaitant beaucoup de bonheur."

Monsieur Madeleine releva enfin le nez de sa feuille pour sourire à son public. Mais ce fut pour voir les gens cacher leur bouche de leur main. Sans doute car ils baillaient.

Voire même piquer du nez. Comme le faisait l'inspecteur Javert, debout dans son angle.

Brutalement, Monsieur Madeleine fit claquer son dossier sur la table.

Cela réveilla tout le monde.

Surtout l'inspecteur qui en sursauta dans son coin.

Puis, dans un élan d'éloquence sans précédent, Madeleine ajouta quelques mots de son cru:

" Ça, c'est la loi et dans votre mariage, comme dans toute autre matière, vous êtes tenus de la respecter. Mais cela ne doit point vous empêcher de bénéficier de l'expérience de ceux qui vous ont précédés sur le chemin que vous empruntez ensemble ce matin."

Le maire marqua une pause pour permettre aux mariés de se serrer les mains en se regardant dans les yeux débordants d'un enthousiasme que Madeleine comprenait mal.

Lorsqu'il se fatigua, il décida de continuer.

" Regardez autour de vous : vous verrez que les mariages heureux sont ceux qui ont trouvé la façon de s'écouter avec respect et aussi d'être tolérants dans leurs désaccords. Bien entendu, on ne parle pas de ce genre de choses ouvertement..."

Alors que Jean Valjean pensait à ses parents et à sa sœur, qui avaient été heureux en ménage aussi loin qu'il se souvienne, un petit rire se répandit parmi la poignée d'assistants.

L'inspecteur Javert baillait.

Il essayait de le cacher de son mieux, fermant la bouche et détournant le regard vers le mur de la salle.

La salle communale de la mairie était sobrement décorée.

Impossible de faire mine de s'intéresser aux sculptures des différents saints comme à l'église...

Il venait de se faire surprendre par le maire, il ne voulait plus faillir.

Javert se redressa, remettant de la raideur dans ses épaules et porta son regard sur M. Madeleine, ceint de son écharpe de maire au niveau de la taille.

Joli costume, avec des broderies sur les manches.

Tout cela faisait ressortir la finesse de monsieur Madeleine et la carrure de ses épaules.

Soudainement, la cérémonie prit un intérêt profond pour l'inspecteur...qui ne quitta plus du regard monsieur le maire...

Madeleine, à ce point, semblait avoir oublié la société pour s'adresser uniquement à Moreau et à sa Fanny. Il avait baissé la voix pour leur exprimer ses meilleurs vœux et, avec un sourire qui n'était pas aussi effacé qu'à l'ordinaire, il leur dirigea ses derniers mots :

" On parle à ces occasions d'amour et de bonheur : je dois vous parler de quelque chose de plus concret : la volonté de rester ensemble qui rendra tout le reste possible. N'oubliez jamais le sentiment qui vous pousse à vous unir aujourd'hui et tout ira pour le mieux. Et maintenant, trêve de discours. Signez le registre car monsieur l'abbé doit déjà vous attendre..."

***************************

L'inspecteur Javert fut le dernier à quitter la salle principale de la mairie. Il s'inclina devant le maire.

Il avait remarqué le bras en écharpe.

Ce qui avait empêché monsieur Madeleine de signer de son nom le registre d'État-civil. Ce fut le rôle de son adjoint le plus proche, monsieur Vanderkoeven.

Il se demanda ce que le maire avait bien pu faire pour se blesser ainsi.

Et le policier suivit la noce.

Il était là pour représenter l'Autorité. Il s'attendait à s'ennuyer à mourir à l'église...

Dieu merci.

Personne ne le regardait.

Peut-être pourrait-il dormir contre un des piliers...

Monsieur le maire avait bien fait les choses.

Un repas était prévu par la noce. Un simple déjeuner regroupant les deux familles fut organisé dans la cour de la ferme des Vermandois, les parents de la mariée.

Quelque chose de simple et de beau.

Une jolie fête.

Mais monsieur le maire avait voulu quelque chose de plus personnel pour son secrétaire.

Il y avait donc bien un repas champêtre et, grâce à monsieur Madeleine, de la musique.

Le jeune joueur de vielle à roues s'occupait de la musique. Son singe attirait les enfants et l'ambiance était festive.

L'inspecteur était présent.

Il était encore surpris d'être là. Mais sous le coup de la joie, le jeune marié avait entraîné l'inspecteur de police à participer au repas de noce.

Et Javert avait accepté.

Non pas par amitié pour Moreau...mais parce qu'il était malgré tout le supérieur de ce jeune homme...et pour suivre Monsieur Madeleine...

Javert ne savait plus vraiment s'il était venu se perdre dans cette noce campagnarde pour sa sempiternelle enquête ou pour le beau costume de monsieur le maire...

Javert but un large verre de vin pour essayer de trouver une réponse acceptable à cette question.

Sur une table étaient déposés plusieurs plats de porcelaine, magnifiquement décorés. Un civet de lapin aux nouilles, du canard rôti aux petits pois et divers gâteaux côtoyaient des fruits de saison...

Le clou du repas résidait dans un magnifique cuissot de chevreuil mariné au miel.

Et les femmes de la famille servaient les hommes.

Puis les femmes mangeaient.

Et les enfants attendaient leur tour, tout en regardant le singe faire ses pitreries.

Monsieur le maire félicitait les jeunes mariés.

Javert perdait sa capacité de surveillance.

Une femme en costume traditionnel, avec sa haute coiffure plissée et son fichu brodé, vint lui apporter une assiette bien remplie et parler de Moreau... Manifestement, c'était la mère du jeune secrétaire et elle voulait en entendre le panégyrique.

Javert n'arriva plus à regarder Madeleine.

Le chef de la police se plia au jeu et fit la liste des qualités de son secrétaire.

La femme lui souriait, heureuse.

Elle lui servit une deuxième assiette et veilla à ce que l'inspecteur ne manque ni de vin, ni de café.

Ni de gâteaux.

Ni de danseuses...

Javert se dit qu'il aurait dû se mordre la langue.

Il ne put à aucun moment s'approcher de Madeleine.

Il déposa son bicorne sur sa chaise pour danser plus facilement...

Un long après-midi...

Le policier s'efforça de sourire, de se montrer agréable... Il se savait ni avenant, ni sympathique.

Dieu sait à quel point il faisait des efforts !

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Alors que les réjouissances générales se poursuivaient autour des tables et que la musique appelait énergiquement petits et grands, Madeleine parvint à s'éclipser.

Durant tout le repas, la mère de la mariée, Mme Vermandois, s'était chargée de lui, comme d'un enfant.

Elle lui avait servi son assiette, elle avait choisi les morceaux les plus fins de chaque plat, elle lui avait découpé sa viande.

M. Madeleine était mortifié.

Il expliqua qu'il était blessé mais pas totalement handicapé. On ne voulut rien savoir.

Dieu merci ! Mme Vermandois abandonna le maire lorsque les danses commencèrent.

Et Madeleine s'enfuit.

Il lui suffit d'aller à la rencontre des doyens des deux familles qui, appuyés sur leurs cannes, suivaient les évolutions des danseurs en se souvenant de ceux qui étaient absents à présent mais qui s'étaient distingués dans tel ou tel domaine un demi-siècle plus tôt. De belles femmes, des hommes courageux et des célébrations colossales traversaient leurs souvenirs et les dispersaient au cours d'une conversation dans laquelle on se limitait à espérer que le maire écoute et acquiesce.

Ce qu'il trouvait reposant s'était vite avéré à la fois utile et amusant.

Car il trouvait amusant de voir les invités danser, mais surtout de regarder l'inspecteur Javert.

Avec sa prestance habituelle et dansant au rythme enjoué qu'imposait la musique de Gervais, Javert se distinguait de la foule par son style et son habileté bien cultivées ; au bout de quelques danses, son savoir-faire était devenu le point d'attention de nombreux regards.

Quelques-unes de ces dames étaient des connaisseuses, comme Madeleine put le constater grâce aux commentaires qui lui parvenaient de temps à autre.

Malheureusement, la question importante à l'extrême que le maire devait résoudre l'après-midi même lui interdisait de jouir du spectacle autant qu'il l'aurait souhaité.

Madeleine, qui n'avait jamais perdu de vue son objectif, avait fait en sorte que Gervais puisse le voir clairement tout au long des réjouissances des dernières heures et avait étudié ses réactions avec discrétion.

Rien dans le garçon ne permettait de penser qu'il avait reconnu en Madeleine le galérien en haillons qui l'avait volé sur la route de Digne sept ans auparavant, alors qu'il était encore enfant...

Les nombreuses craintes qu'il avait éprouvées au cours de la semaine dernière s'estompaient quelque peu sous l'effet de la célébration et de l'insouciance générale qu'elle provoquait, mais qui ne devait durer que quelques heures de plus. Cela suffisait à rendre Madeleine légèrement plus optimiste...

Le maire surveillait le garçon depuis son arrivée en ville, veillant toujours à ne pas se faire remarquer.

Ainsi, il s'était assuré que Gervais était bien reçu dans la chambre d'hôtes qu'il avait louée pour lui et que ses repas lui étaient servis régulièrement. A présent, il constatait aussi que le tailleur lui avait fourni le costume, modeste mais digne, que Madeleine avait payé d'avance pour le jeune homme.

Lorsque, après un long moment de musique et de danse, les invités sont retournés aux tables pour se désaltérer et reprendre leur souffle, Madame Moreau proposa au musicien un pichet de vin et une belle portion de chevreuil.

Le jeune Gervais laissa son petit singe en liberté afin qu'il puisse continuer à ravir les enfants et s'assit à manger sur le premier tabouret qu'il trouva libre.

Profitant du fait que Javert était entouré de ses admiratrices et de l'autre côté de la cour, Madeleine approcha le musicien.

" Vous avez du succès auprès du public, dit-il au garçon.

- C'est parce qu'ils ont envie de s'amuser, il ne faut pas se faire trop d'illusions, monsieur.

- Je ne comprends pas pourquoi vous dites ça... Je pense que votre performance est méritoire," affirma le maire.

Mais Gervais s'était rempli la bouche comme seuls les gens qui ne mangent pas à leur faim le font et, au lieu de répondre, il s'est contenté de secouer la tête. Madeleine attendit patiemment qu'il pousse la viande qu'il venait d'ingérer avec une longue gorgée de vin.

" Je suis un musicien de rue qui joue à l'oreille... En fait, je ne comprends pas encore pourquoi j'ai été engagé pour ce mariage."

Madeleine se saisit d'un tabouret vide pour s'asseoir à ses côtés et lui sourit pour l'encourager de continuer à parler.

Ce n'était pas difficile, car le garçon semblait heureux d'avoir attiré l'attention de cet homme élégant qu'il avait vu porter une écharpe de maire.

" Dans le temps, je chantais très bien ; je vous assure que cela aurait suffi à donner du spectacle."

Le visage du jeune homme s'illumina d'un sourire rêveur.

" Oui, j'aurais aimé me produire dans les théâtres, mais ce ne sera plus possible.

- Pourquoi avez-vous arrêté de chanter, si je peux me permettre de vous demander ?

- J'étais ramoneur quand j'étais enfant... La suie a fini par me faire mal à la poitrine et maintenant je n'ai plus de souffle pour chanter. En fait, tout travail m'épuise ; alors je suis encore heureux de pouvoir gagner mon pain avec ma vielle à roue et mon petit singe."

Gervais prit une lampée de vin, quelque peu surpris de constater la tristesse sur le visage de son interlocuteur.

Madeleine regardait ses chaussures.

Il se disait que le moment terrible était enfin arrivé et qu'il ne pouvait plus repousser de prendre la décision qui allait changer le reste de leurs vies.

Son instinct et son cœur lourd de culpabilité le poussaient à implorer la clémence de l'enfant à qui il avait fait tant de mal lorsqu'il n'était guère plus qu'un fauve fraîchement libéré du bagne.

Payer sa dette envers lui, même si pour cela il devait retourner aux galères...

Mais sa tête lui assurait que se retrouver en prison n'améliorerait pas le sort du garçon.

Apprendre à vivre sans pardon... Mais à rester vivant et utile !

Ce dilemme depuis près d'un mois le déchirait.

Comment faire ?

" Je ne connais pas grand-chose à la musique, mais je suis convaincu qu'avec les moyens, vous pourriez devenir un bon interprète de vielle à roue."

Gervais haussa les épaules. Son sourire sarcastique cachait probablement une grande dose de désespoir.

" Voilà quelque chose que nous ne saurons pas davantage. Il faut des années pour maîtriser les coups de poignet et les techniques complexes de tour d'archer et d'arrêt... Cela ne peut être enseigné que par des maîtres. Sans parler du temps qu'il faut pour apprendre à lire la musique. Comment jouer du Vivaldi sans savoir lire la musique ? Sans avoir de bonnes chanterelles et bourdons dans la vielle à roue ?

- Tout cela doit coûter cher, je suppose," dit pensivement Madeleine.

Cette fois, Gervais rit bien volontiers.

" C'est cher, oui. De plus, il est difficile de se faire accepter des maîtres...

- Supposons qu'il y ait un investisseur... un amateur de musique prêt à payer vos études... disons pendant... cinq ans ? Accepteriez-vous son aide ?"

L'éclat de rire de Gervais fit tourner bien des têtes.

Il attira, comme de bien entendu, l'attention de Javert, qui plissa les yeux pour étudier le jeune homme.

Madeleine se surprit à craindre les questions qu'il devinait dans ce regard...

" Et où se trouverait ce mécène si généreux ?

- Vous l'avez devant vous. Je vous propose cinq années d'études payées dans la meilleure école que vous puissiez trouver. Et un petit pécule pour vos frais."

Gervais arrêta d'essuyer les larmes que son rire avait fait couler et ploya sous une quinte de toux. Il se tint là quelques minutes, la bouche ouverte pour retrouver son souffle et peut-être aussi à cause de l'incrédulité.

Puis, plus serein, il toisa Madeleine l'air méfiant.

" Que demandez-vous en retour ?

- J'aimerais que vous me teniez présent dans vos prières, si vous le pouvez. Je m'appelle Madeleine."

Le garçon prit quelques instants avant de serrer la main ouverte que Jean Valjean lui tendait. Puis, toujours étonné, de sourire... Tout comme lorsqu'il était enfant et que le soleil arrachait des reflets dorés à ses cheveux.

" Hé, le musicien ! Tu finis de manger ou quoi," cria une voix avinée tandis que nombre d'invités se levaient, prêts à poursuivre les festivités.

Parmi eux, tenu par la main par une jeune femme impatiente de danser, l'inspecteur suivait le mouvement.

********************************

Javert était fatigué de danser.

Il ne savait plus où il en était dans ses partenaires. Il en avait soupé du quadrille. Mais il souriait toujours et ne marchait sur les pieds de personne.

Pourtant, ce n'était pas l'envie qui lui manquait.

Dès qu'il pouvait s'asseoir pour souffler, voire essayer d'atteindre monsieur le maire qu'il voyait en grande conversation avec le musicien de rue..., une femme venait gentiment lui tenir compagnie.

Jamais cela ne lui était arrivé !

Il en était ébloui et se sentait intimidé.

Sa mère en aurait bien ri.

" Ainsi vous êtes inspecteur de police ?, commençait invariablement ces conversations polies.

- Oui, madame."

Et Javert rêvait de claquer sa matraque sur la table tout en alignant ses menottes et ses poucettes pour montrer ce que signifiait être un inspecteur de police.

" Et vous arrêtez les gens ?

- Oui, madame."

Javert entendait le rire du musicien, dont il ignorait le nom, et s'efforçait de répondre gentiment.

" Seulement ceux qui ont commis un délit, madame."

On frémissait et on lui souriait.

Devant Javert, sur la table, s'alignaient des petits bonhommes confectionnés en mie de pain qui formaient une troupe de soldats en action. Le policier voulait ainsi calmer ses nerfs mis à rude épreuve.

Puis la mère de Moreau, cette chère femme, qui avait si bien veillé à son bien-être, lui offrit une occasion rêvée d'échapper à cet Enfer.

Elle lui avait demandé une danse et le policier avait accepté.

N'était-il pas l'un des rares célibataires de la noce ?

Et il connaissait sa place.

Ainsi, la vieille femme dansait avec l'inspecteur, souriant de toutes ses dents, pas trop gâtées, et regardait la foule.

Se laissant tournoyer et manipuler sans prendre garde à son partenaire.

" Mon Dieu ! Vous avez vi monsieu ? Ch'étoait hontabe ! Un tel homne ! Pas capabe de danseu ! [Vous avez vu monsieur ? C'était honteux ! Un tel homme ! Pas capable de danser !] "

Javert regarda à son tour et aperçut monsieur Madeleine danser maladroitement. Il marchait pour la troisième fois sur les pieds de sa partenaire.

Qui hurlait de douleur.

Le policier lutta contre l'envie de lever les yeux en l'air.

Mais la mère Moreau n'eut pas tant d'indulgence.

" Quel malapatte ! Allez donc lui apprindre à guincher ! [Quel maladroit ! Allez donc lui apprendre à danser !] "

Javert sourit cruellement et obéit en s'inclinant avec déférence.

" Cho m'y forait rudemint plaisi ! [Cela me ferait rudement plaisir !] ," assura le policier en s'exprimant dans le patois picard.

Et la vieille femme lui rendit son sourire.

Javert se recula et s'approcha de Madeleine, conscient des regards qui se fixèrent sur son dos. Il savait déjà que Mme Moreau devait être en train d'expliquer la démarche du policier.

Et tout le monde allait sourire, prêt à se moquer.

Mais l'inspecteur ne voulait pas humilier monsieur Madeleine, juste le forcer à bien danser.

Et qui sait ?

Le perturber un peu !

" M'accorderez-vous cette danse, monsieur ?, fit Javert, poliment, en s'inclinant bien bas.

- Une... Une quoi ? Quoi ? Que voulez-vous Javert ?," demanda Madeleine sans pouvoir retenir son bégaiement.

La danseuse de M. Madeleine, une tante de Mlle Vermandois, s'enfuit avec joie, heureuse de voir son calvaire se finir.

Javert tendit la main et offrit son soutien.

" Vous êtes blessé. Laissez-moi diriger.

- Mais Javert. Ce n'est pas convenable."

Madeleine ne souriait pas.

Javert fit un pas en avant et saisit la main indemne de monsieur le maire. Doucement il entremêla les doigts et son bras vint saisir la taille de monsieur Madeleine.

" Qui parle d'être convenable ?"

Javert était tout proche et il sourit, amusé.

" L'avons-nous vraiment été une fois ?

- Toujours, inspecteur !, se défendit le maire.

- Vraiment ?"

Le sourire de l'inspecteur devint éblouissant et lentement, il fit avancer le maire. Il le força à tournoyer, toujours lentement, négligeant le rythme de la musique.

Cela devait montrer à tout le monde l'image d'un professeur de danse enseignant à son élève les pas du quadrille.

Si on ne regardait pas le sexe ou l'âge des danseurs.

Un homme de cinquante ans balancé par un homme de quarante ans.

" Ceci est la figure du Pantalon, expliqua doctoralement Javert devenu professeur. On se balance, on danse et on forme une chaîne."

Plaçant ses pieds en avant, l'inspecteur attendit patiemment...et monsieur Madeleine l'imita.

" Une autre figure est l'Été. On avance en avant de deux pas, puis on chasse à droite, on chasse à gauche...on se laisse balancer par son partenaire."

Et Javert fit balancer Madeleine, sa main serra les doigts de Madeleine et son bras vint enserrer sa taille, plus près, plus fort.

" Normalement, on danse en faisant ces figures...mais on va commencer par marcher.

- Javert, opposa faiblement le maire, essoufflé, je sais danser !

- Alors on va imaginer que je vous enseigne comment faire car Mme Moreau mère est fâchée contre vous !"

Javert sourit et Madeleine lui rendit enfin son sourire. Le maire se détendit et se laissa entraîner par son professeur.

" La Poule et la Pastourelle sont des figures assez identiques. On se place en avant, on se croise et on se décroise. On se place dos-à-dos et on tourne. Ainsi !"

Javert ne bougea pas et fit tourner le maire autour de lui.

Comme une femme autour de son danseur.

Il ne manquait que le frou-frou de la robe.

Monsieur Madeleine avait chaud tout à coup.

" Ensuite la Trénis qui est un balancé avec une chaîne. Là, il va falloir danser avec les autres, monsieur le maire. Mais vous y arriverez ! Je serai là."

Monsieur Madeleine se retrouva devant Javert et celui-ci souriait toujours.

" Il ne reste que la Galopade ! Le rond du galop ! Vous allez devoir refaire toutes les figures de balancier et de croisement...mais en dansant rapidement."

Javert fit un clin d'œil et ses doigts serrèrent fort ceux de Madeleine.

" Et changer de partenaire !

- Je ne veux pas changer de partenaire !

- Vous êtes trop bon, monsieur Madeleine ! Vous allez peut-être me préférer une de ces dames !?

- Non !"

Javert souffla :

" Votre bras est-il si douloureux ? Avez-vous besoin de garder l'attelle ?

- Oui.

- Dommage ! J'aurai aimé sentir votre bras autour de mon cou. Pour mieux vous placer et éviter vos pieds sur les miens."

Javert se mit à rire.

Madeleine l'imita et murmura :

" Je vais faire attention !

- Vous avez intérêt, monsieur. Sinon, je vous écrase les pieds aussi. Et j'ai des talons à mes bottes !"

Les deux hommes n'avaient pas cessé de se balancer et de marcher, apprenant ainsi les pas et les figures.

On n'avait pas envie de se moquer.

On voyait bien que le policier parisien avait appris à danser. Sans nul doute dans les salons parisiens.

S'ils avaient su...

Javert avait appris à danser, contraint et forcé par sa position d'adjudant dans l'Armée, même s'il ne s'agissait que des gardes-chiourmes. Et sa mère le lui avait appris.

Puis à Paris, il avait dansé...pour quelques enquêtes...

" Vous êtes prêt, monsieur ?, demanda Javert, pressant.

- Oui. Je vous suis Javert.

- Si seulement, monsieur."

Et cette fois, l'inspecteur commença à faire attention à la musique et au rythme. Et il fit bouger son partenaire avec lui.

Tenir la main, diriger, balancer...

Tournoyer et lâcher les doigts...pour mieux saisir la main quelques pas plus loin...

Le quadrille était une danse rapide.

On dansait, on sautait, on se croisait. On formait des chaînes, on créait des rondes.

Les danseurs se quittaient mais toujours ils se retrouvaient.

Pour un joli duo.

Un bras masculin glissait sur une taille féminine et on tournoyait.

Madeleine était enveloppé dans l'étreinte de Javert.

Les yeux gris, pétillants de joie, de l'inspecteur le fixaient sans ciller.

Et personne ne s'était moqué.

L'inspecteur avait remporté le pari.

Il fallut changer de partenaire pour la Galopade. Ce fut un instant un peu confus. Madeleine dansant en tant que partenaire féminin, il se retrouva face à un homme. Dieu merci ce fut le marié !

Gageons que le jeune homme avait tout fait pour qu'il en soit ainsi.

" Alors, Père Madeleine, sourit Moreau. Vous faites des progrès, il semblerait !

- En effet, répondit Madeleine. Javert est un bon professeur.

- Oui, il l'est, s'amusa Moreau. Il m'a appris à tirer !

- C'est vrai."

La danse continuait.

Moreau fut doux et gentil, il épargna à monsieur Madeleine les terribles levers de jambes que les jeunes gens multipliaient. On galopait en levant la jambe !

Javert dansait comme dans un salon.

Pas comme à la campagne.

D'ailleurs, Madeleine vit la différence lorsqu'il retrouva les mains fermes et attentionnées de l'inspecteur.

Javert le faisait danser doucement.

En rythme, rapidement et nerveusement, mais jamais brutalement.

Tout à coup, le maire comprit pourquoi Javert était si demandé par les danseuses. Il ne les secouait pas comme des ballots de foin, il les traitait avec attention.

Avec galanterie même.

La danse s'arrêta et Madeleine en fut désolé.

Javert le lâcha et s'inclina poliment.

" Vous voilà paré, monsieur le maire. Je vous prierai pour ma bonne réputation de ne plus marcher sur les pieds de ces dames.

- Peut-être me faudrait-il une deuxième leçon ?"

Javert leva les yeux et son sourire se fit plus incertain.

" Je ne suis pas sûr que cela serait sage, monsieur.

- Allons, Javert ! Seriez-vous inquiet de ne pas être convenable ?"

Le policier secoua la tête et approuva :

" En effet, nous ne sommes pas toujours respectables..."

Javert se rapprocha et Madeleine lui prit la main avec autorité :

" Maintenant, c'est moi qui dirige !

- Ha ! Je me disais aussi..."

Un rire, doux et amusé, retentit et Javert accepta de prendre la place de la danseuse.

On comprit pourquoi les deux hommes dansaient à nouveau ensemble.

L'inspecteur prenait vraiment les choses à cœur.

Et monsieur Madeleine était un bon élève.

Une nouvelle danse commença.

On ne quittait pas des yeux le maire et son chef de la police.

" Monsieur Madeleine danse mieux, mère !, lança Moreau en s'asseyant à côté de sa mère.

- Oui, fit la vieille femme en regardant les mains des deux hommes, entremêlées et leurs sourires heureux. Ils dansent très bien ensemble.

- Peut-être vont-ils pouvoir danser avec les tantes !, se demanda le marié. Tante Adeline s'ennuie ferme.

- Je ne suis pas sûre qu'ils en aient envie..., murmura la femme.

- Bon, tante Adeline n'est pas très jolie. Mais ils sont célibataires et polis, tous les deux.

- Oui. Mais ils ne le feront pas de tout cœur.

- Comment cela, mère ?"

Mais la vieille femme ne répondit pas.

Elle regardait cet improbable couple que formaient le maire et l'inspecteur...et souriait toujours...

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