Chapitre XXIV
" Et Fanny a dit oui !, lança pour la troisième fois Moreau. Vous vous rendez compte, inspecteur ?
- Oui, Moreau, répondit Javert, la voix lasse.
- Elle a dit oui ! Mon Dieu ! Je suis le plus heureux des hommes !
- Certainement," approuva Javert.
Le policier se frotta les yeux, sentant poindre une terrible migraine.
" Elle a dit oui ! ELLE A DIT OUI !
- Pourrais-je avoir un café, monsieur le futur marié ?, demanda Javert.
- Oui ! UN FUTUR MARIÉ !"
Moreau se leva et marcha dans le commissariat, ne préparant rien et continuant à parler de sa future épouse.
Javert se dit que la matinée allait être très longue.
Le maire cligna des yeux à plusieurs reprises devant l'exubérant secrétaire Moreau.
" Mais pourquoi se presser ? Ne vaudrait-il pas mieux attendre que tout soit ficelé ? Oui, vous avez votre salaire, mais... Où allez-vous habiter ? Les gens qui se marient ont pour habitude d'avoir des enfants, vous savez ?
- Bien sûr que je le sais ! Entre vous et moi, Père Madeleine, c'est l'une des raisons de se dépêcher !
- Ah ! Eh bien... dans ce cas, nous publierons les bans comme vous le souhaitez tous les deux. Dans un mois, vous serez libres de vous marier," répondit le maire en secouant la tête avec impatience.
Ces jeunes ! Comme s'ils ne pouvaient pas se passer l'un de l'autre un seul jour de plus !
" Encore une chose, monsieur le maire... On m'a dit que tous les actes de l'état civil sont signés par votre adjoint.
- Oui, c'est vrai. Je ne vous apprends rien, Moreau, nous nous partageons les tâches parce que je n'ai pas le temps de remplir toutes mes fonctions.
- Mais... ferez-vous une exception pour officier à notre mariage ?"
Sans perdre le sourire, Madeleine déposa lentement la plume qu'il avait tenue à la main.
Ce n'était pas par hasard que son adjoint était chargé d'enregistrer tous les actes de l'état civil, bien au contraire.
Madeleine pouvait signer des devis, des factures et des arrêtés municipaux qui seraient invalidés s'il venait à être démasqué. De tels méfaits ne feraient qu'ajouter des années supplémentaires à sa peine aux galères.
Mais faire des inscriptions à l'état civil ?
Que l'identité, l'état civil ou même le décès d'une personne soient compromis parce que sa signature était une fraude ?
C'était une question tout à fait différente.
" Oui, Moreau... Je vais faire une exception," mentit le maire.
Et le soir-même, toute la ville était informée de la bonne nouvelle.
Moreau courut chercher tous ses amis.
Il les invita tous dans le café principal de la place du marché.
L'inspecteur Javert se tenait dans l'ombre et observait toute cette agitation.
Il n'avait jamais connu cela. L'amitié et la solidarité.
Ou alors, il y avait si longtemps.
Le temps de quelques semaines avec Gilles...
Le policier eut envie d'entrer dans le café de toute sa violence et d'imposer le silence.
Pour chasser tout le monde et retrouver le calme...
Une voix vint chasser ces sombres pensées.
" Il est si jeune, souffla monsieur Madeleine.
- Elle aussi. Je ne comprends pas que monsieur Vermandois ait donné son accord, ajouta Javert, la voix plus dure qu'à son habitude.
- Peut-être parce qu'ils s'aiment ?"
Javert se tourna vers le maire et le foudroya du regard.
" Peut-être... Bonne nuit, monsieur le maire.
- Bonne nuit, Javert."
***********************
Le mariage de Moreau, un événement imprévu, changea la donne.
Madeleine était alors occupé à préparer son voyage à Grenoble, une expédition qu'il prévoyait longue et difficile à souhait.
Il laissa tout tomber.
Après bien des réflexions, il finit par écrire à son agent commercial à Arras pour lui demander de dépêcher un de ses hommes dans la région afin de localiser le jeune Gervais et lui proposer du travail comme musicien à Montreuil.
Si le garçon était bien celui qui avait croisé Jean Valjean par le passé, le voyage ne lui poserait pas de problème.
Surtout s'il le faisait dans une diligence et aux frais de Madeleine.
C'était la moindre des choses.
Après, tout deviendrait plus compliqué.
Lui offrir un emploi ? Oui, en tant que musicien pour un mariage. Même si cela signifiait que Madeleine organisait un bal en l'honneur des jeunes mariés.
Mais ensuite ?
Lui proposer un emploi dans son usine ? À un musicien de rue ?
Il pourrait aimer l'idée... Mais il pourrait aussi préférer suivre sa vocation.
Dans ce cas, Madeleine lui faciliterait les choses dans la mesure du possible.
La situation ne tournerait pas mal tant que le jeune Gervais ne reconnaîtrait pas Jean Valjean en Madeleine.
Tant que Jean Valjean ne décide pas de commettre l'imprudence de lui dévoiler son identité en demandant son pardon...
Tant que Javert ne se pose pas de questions sur l'origine de ce musicien inconnu de la ville.
Les impondérables à envisager étaient trop nombreux.
Madeleine préférait se remettre entre les mains de Dieu tout en faisant ce qu'il savait être juste.
Puis prier...
*************************
Le mois de juillet ne passait pas assez vite.
Non, pas aux yeux de Javert.
Pas au regard de sa santé mentale.
Moreau le rendait fou !
Positivement.
Et Gymont devenait la seule échappatoire de l'inspecteur.
Jamais l'inspecteur n'avait autant galopé dans la campagne. On commençait à ne plus avoir peur du grand étalon...ou de son cavalier...
La Cavée Saint-Firmin était en plein travaux.
Javert les surveillait et galopait, il galopait et surveillait les travaux.
Pour ne plus côtoyer le secrétaire de mairie.
Moreau ne parlait que de son mariage, de sa future épouse. Javert savait maintenant comment les deux jeunes gens s'étaient rencontrés, quels seraient les prénoms de leurs douze enfants et quel cadeau le jeune marié comptait offrir à son épouse.
" Un magnifique service à thé en porcelaine d'Arras. Du bleu d'Arras ! Elle sera heureuse. Vous ne croyez pas ?
- Ho si, répondait Javert, fatigué d'entendre les mêmes histoires. Surtout s'il y a du café dedans."
Cela faisait rire Moreau et désespérait Javert.
L'inspecteur surveillait aussi le quartier des Moulins, se souvenant de l'année précédente et du souci de l'eau stagnante.
Il prit les devants, n'attendant pas les ordres de monsieur le maire.
On nettoya, on entretint les berges, on répara les puits et on organisa l'approvisionnement en eau potable...
L'inspecteur Javert devenait une figure incontournable du quartier des Moulins.
Il ne faisait plus vraiment peur...
Il se rendait indispensable.
Mais il évitait comme la peste la mairie et le poste de police... au moins pendant les moments où ce bavard de Moreau y était...
Les relations n'étaient pas très bonnes d'ailleurs entre monsieur le maire et son chef de la police.
Monsieur Madeleine expliqua plusieurs fois à l'inspecteur que sa présence au poste de police était obligatoire et qu'on ne le payait pas à galoper dans la campagne.
Javert ne pouvait pas s'expliquer.
Mais ses yeux brillants de colère parlaient pour lui.
**********************************
Après juillet, vint août.
Le mois se passa sans que l'inspecteur ou le maire n'osent évoquer le rendez-vous pris pour voir les étoiles.
Et si cela ne tenait qu'à Javert, la bouteille de vin aurait pu se transformer en vinaigre sans qu'il n'en parle au maire.
Cependant, une lettre de la part de Vidocq vint changer la donne.
Javert la décacheta fébrilement et aussitôt il courut jusqu'à la mairie.
Moreau, pour une fois silencieux, le regarda partir, surpris.
Gymont avait-il eu un malaise ?
L'inspecteur fit les cent pas devant le bureau de monsieur le maire. Il était impatient.
Monsieur Madeleine recevait un je-ne-sais-qui venu quémander je-ne-sais-quoi.
Enfin, la porte s'ouvrit et Javert laissa sortir l'homme qui se perdait en remerciements auprès de monsieur Madeleine.
Enfin, monsieur le maire vit son chef de la police.
Il en fut étonné.
" Inspecteur ?
- Puis-je vous voir maintenant, monsieur ? C'est important !"
Le maire regardait Javert puis acquiesça. Il s'écarta et laissa entrer le policier, notant avec stupeur son aspect échevelé.
L'inspecteur n'avait ni son chapeau ni sa canne.
" Que se passe-t-il Javert ?, fit le maire, légèrement inquiet.
- Ils l'ont eu, monsieur !"
Javert fit apparaître son sourire de fauve, heureux et horrible.
" Ils ont eu quoi ? Je ne comprends rien !"
Javert plaça la lettre de Vidocq dans les mains du maire et sans réfléchir les serra avec effusion.
" Le meurtrier de Mme Mollard ! Grâce à vos bijoux !"
Et Javert riait, tandis que le maire comprenait enfin.
" Vous voulez dire que l'assassin a été arrêté ?
- Oui ! Dieu oui ! Cet escarpe va être marié à la Veuve et Mme Mollard sera vengée."
Monsieur Madeleine ne pensait pas ainsi, il ne considérait pas la peine de mort comme un châtiment juste ou même utile. Sinon, le crime aurait disparu de la surface du monde. Mais il était content de savoir qu'un dangereux criminel avait été arrêté. Surtout aux souvenirs des blessures terribles que la malheureuse madame Mollard avait subie.
" Mais pourquoi dites-vous "grâce à mes bijoux", inspecteur ?"
Javert lâcha enfin les mains de monsieur le maire.
Il s'assit tout contre le bord du bureau de monsieur Madeleine et expliqua posément :
" Sous le lit de la victime, il y avait de la poussière. Ce qui est normal vu que madame Mollard était infirme. Mais j'ai vu la trace d'une petite boîte. J'ai pensé à des habits, seulement c'était une trop petite boîte pour cela."
Monsieur Madeleine dévorait Javert des yeux, cela faisait longtemps qu'il ne l'avait pas vu aussi animé et le policier jouait un peu les cabotins. Penchant la tête avec affectation, faisant des effets de mains, brossant ses favoris en souriant.
Il était magnifique ; Madeleine lui sourit avec entrain puis le laissa continuer.
" Au départ, je ne pensais pas à des bijoux. Je dois vous l'avouer. Cachés ainsi sous le lit, c'était une absurdité. Mais la victime était impotente. Donc...
- Mme Mollard cachait ses bijoux sous son lit ?!
- Avec son argent, certainement. Elle ne quittait que rarement son lit et assurait une surveillance sans faille sur ses maigres biens. Mais contre des assassins...
- Mon Dieu...
- Bref, c'était bien des bijoux. Et en sachant le succès de vos bijoux, il était évident que Mme Mollard devait en avoir quelques-uns."
Monsieur Madeleine était impressionné.
Il s'assit à côté de Javert sur le bureau et l'écoutait parler.
" Donc, il y avait plusieurs pistes à suivre... Celle des tueurs, bien entendu, et celle des bijoux. Vu la qualité de vos chapelets, même en jais artificiel, j'étais sûr de retrouver leur trace."
L'inspecteur s'excitait en parlant, il claqua son poing dans sa paume et asséna :
" Et avec les bijoux, il suffisait de suivre la piste pour retrouver notre tueur."
Javert était content, il murmura doucement :
" J'aurai aimé être celui qui lui glissa les poucettes mais Vidocq a bien travaillé."
Le policier souriait, plus sereinement.
Puis monsieur Madeleine remarqua l'heure du déjeuner assez proche et proposa tout naturellement :
" Voulez-vous déjeuner avec moi Javert ? Ainsi vous me raconterez les péripéties de cette affaire. Qu'en dites-vous ?"
Une petite hésitation puis Javert accepta.
" Très bien, monsieur. Je vais avoir le plaisir de vous gâcher votre repas en vous parlant de crime, de meurtre et de guillotine.
- Ce sera un réel plaisir !
- Cela vous changera du mariage de Moreau, se moqua Javert.
- Ne m'en parlez pas, inspecteur ! J'en ai des migraines !"
Les deux hommes rirent.
Et cédant à une pulsion qu'il avait été pénible de réprimer si longtemps, le maire saisit son inspecteur par le coude pour le conduire à la porte.
Si sa main pressait un peu plus fort qu'il n'était nécessaire, si l'un de ses doigts glissait à la recherche des formes que Madeleine n'avait pu qu'imaginer sous l'uniforme, Javert ne sembla pas le remarquer.
A l'auberge, on observa le maire et son chef de la police avec étonnement. Il y avait longtemps que les deux hommes ne s'étaient pas permis un repas en compagnie.
Le maire, profitant de l'attitude conciliante de son compagnon, commanda du vin et de la viande de qualité.
Javert bavardait toujours...mais le discours avait dévié...
Javert ne parlait plus de l'enquête, il évoquait Paris...
Et monsieur Madeleine l'écoutait tout en lui versant du vin.
" Avez-vous déjà vu Paris, monsieur ?
- Oui, Javert.
- Suis-je bête !, s'écria le policier. Evidemment, lors de votre dépôt de brevet et de votre prix. Monsieur Madeleine et son jais artificiel !
- Je n'ai pas été récompensé pour le jais artificiel mais pour le procédé de collage à la cire.
- Je ne suis pas savant, mais je dois admettre que vos breloques sont jolies.
- Les avez-vous déjà regardées de près mes breloques ?, s'amusa M. Madeleine.
- Par la force des choses, mais je ne les ai pas...
- Tenez ! Examinez, inspecteur !"
Le maire tendit une bague, joliment sertie de jais artificiel. Une bague d'homme avec une pierre de jais noir artificiel montée sur de l'argent. On pouvait la prendre pour de l'onyx tant le travail était fin et délicat.
Javert regarda et murmura :
" Jolie breloque, en effet. Une jolie pièce à conviction."
Le policier rendit la bague et sourit :
" Elle est très belle. Pour un homme de qualité, elle ferait merveille. Tenez, proposez-la à monsieur Callard ! Ou à M. Bamatabois !"
Puis claquant des doigts, Javert ajouta en souriant :
" Ou à Moreau, tiens ! Cela lui fera une merveilleuse alliance !"
Madeleine baissa les yeux sur la bague et la fit tourner entre ses doigts. Il l'avait dessinée et montée presque en entier.
Pourquoi la proposer à des hommes qui n'étaient rien pour lui ?
En ce qui concernait Jean Valjean, sa bague avait déjà son propriétaire. Il lui fallait maintenant trouver une chance de la lui faire parvenir.
" J'y songerai, Javert."
Javert était prudent, mais l'alcool, le soleil, la joie de voir une affaire avancer enfin...lui faisaient baisser sa garde.
Il regardait M. Madeleine et se perdait dans ses yeux bleus.
Vidocq ne l'avait pas reconnu. Peut-être faisait-il fausse route en effet ?
Un criminel...certes...un ancien Chouan...bien entendu...mais pas un forçat...
Cela le rassura et Javert se mit à sourire.
" Croyez-vous que les étoiles seraient au rendez-vous ce soir ?, demanda le maire, répondant à ce sourire sans dureté.
- A cette époque ? Je peux vous montrer les Perséides...
- Qu'est-ce ?
- Une pluie d'étoiles filantes..."
La réponse impressionna le maire qui rétorqua, amusé :
" Vous savez vous vendre, inspecteur.
- N'est-ce-pas ? Je pourrai amener le vin...
- J'apporterai du pain... Boire sans manger...
- Nous ne risquons pas de perdre la tête, monsieur le maire."
Cela sonna comme une mise en garde.
Mais M. Madeleine se contenta de répondre par un sourire trop incertain.
Le déjeuner dura plus longtemps que de coutume.
Les deux hommes restèrent attablés en silence, profitant de la fraîcheur et de l'ombre du café.
Il y avait longtemps qu'ils n'avaient pas été si proches l'un de l'autre, sans se déchirer.
Ce fut appréciable.
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L'après-midi passa comme un battement de cils.
Moreau fut aussi surpris de voir le sourire réjoui de l'inspecteur que de voir son pendant sur le visage de monsieur le maire.
Et il n'osa pas parler de son sempiternel mariage.
" Vous êtes bien joyeux, Père Madeleine.
- Je ne dirai pas que je suis joyeux, mais je suis satisfait.
- Satisfait ?
- L'assassin de Mme Mollard a été arrêté à Paris."
Répétant quasiment les mêmes mots que l'inspecteur, M. Madeleine raconta comment l'enquête s'était terminée sur l'arrestation du tueur.
" Et les autres ?, demanda Moreau. Ils étaient trois !
- L'enquête est en cours.
- Bah ! Faisons confiance à notre inspecteur et à ses amis parisiens. Ils ont l'air d'être habiles.
- Oui, ils le sont."
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Le soir arriva.
Javert avait repris un peu ses esprits durant l'après-midi et regrettait d'avoir accepté le rendez-vous sous les étoiles avec le maire.
Il se promit d'être prudent.
Quoi qu'il se passe, il ne ferait jamais le premier pas et resterait sur ses gardes.
Et pourtant c'était une belle nuit...
Le banc était là.
Les étoiles étincelaient.
La chaleur du jour, si lourde, avait diminué.
Il était tard et nul passant ne se faisait entendre.
Bien évidemment, toute la ville devait savoir que monsieur le maire et son chef de la police avaient rendez-vous sous les étoiles.
Ils auraient dû prendre un chaperon, s'amusa Javert.
L'inspecteur s'assit et s'affaira à déboucher la bouteille.
Du Clos de Vougeot ! Un vin cher que jamais il n'aurait pu se permettre avec son salaire de policier.
Le vin sentait bon en effet, une odeur lourde et fruitée.
" Nous aurions dû le faire décanter, souffla M. Madeleine.
- Je n'y ai pas pensé."
Madeleine s'assit lourdement près de Javert après avoir déposé un panier sur le sol. Un rire amusé se fit entendre dans l'air nocturne.
" Votre portière ? Ou il s'agit de Mme Monge ?
- Ma portière. Elle a eu peur que nous ayons faim."
Le rire fut partagé. Encore. Cela devenait si facile de rire ensemble et de se détendre.
" Moreau devrait l'embaucher pour préparer le repas de noces, lança le policier. Plutôt que de demander aux mères de cuisiner pour la famille.
- Je suis d'accord avec vous, Javert. Ma portière cuisine à merveille."
Le silence revint. Si apaisant après les journées de bavardage et la gestion des soucis d'eau du quartier des Moulins.
Chacun des hommes en profitait.
" Alors ces étoiles ?, demanda doucement le maire.
- D'abord je vous interroge, monsieur ! Pouvez-vous me retrouver Persée ?
- Il suffit de...retrouver l'Étoile du Diable."
La main de M. Madeleine était chaude lorsqu'elle saisit celle de l'inspecteur, et son contact eut un effet électrique. Javert laissa capturer ses doigts tandis que le maire cherchait à se repérer dans le ciel.
" Mon Dieu, il y avait une femme enchaînée et une baleine...et..."
Mais le maire était perdu devant l'immensité du ciel et l'infinité d'étoiles.
Javert serra les doigts de M. Madeleine et d'une voix soyeuse, il souffla :
" Partez de Cassiopée et de sa forme en "W"..."
Et la magie opéra à nouveau.
Javert indiqua les personnages du mythe de Persée et d'Andromède. Puis il abandonna les doigts de M. Madeleine dans la constellation de Persée.
Une première étoile filante fit haleter les deux hommes.
" Vous avez vu Javert ?
- Nous sommes un peu trop vieux pour faire un vœu mais c'est la coutume.
- Que désireriez-vous ?
- Il y a de nombreuses choses que je désirerai, monsieur. Il vaut mieux ne rien souhaiter."
Javert se mit à rire, tandis qu'une autre étoile filante passait. Le policier saisit la bouteille et allait boire au goulot.
Mais Madeleine arrêta son geste.
" Ma portière m'a donné des verres !
- Non ? Nous allons nous saouler avec de la vaisselle ?
- Javert ! Nous n'allons pas nous saouler.
- Je n'espère pas, sinon je serai obligé de nous mettre au mitard.
- Cela ferait mauvais genre !"
Madeleine fouilla dans le panier et en sortit deux verres. Javert servit précautionneusement le vin.
Et ce fut un plaisir de boire en regardant les étoiles filantes...
Puis, les deux hommes partagèrent du pain avec du pâté...tout en discutant naturellement des affaires de la commune.
Enfin !
Cela faisait longtemps pour cela aussi.
" Je ne dis pas que les travaux de drainage sont inutiles, monsieur le maire. Je me charge des soucis du quartier des Moulins en ce moment mais je pense qu'ils sont trop chers pour notre commune.
- Et si nous avons des subventions ?"
Javert se mit à rire et sa main se posa sur l'épaule de M. Madeleine, elle glissa doucement sur le bras et le policier s'écria :
" Jamais Paris ne paiera pour de tels travaux !
- Si nous avions un bon dossier, nous pourrions obtenir gain de cause !"
La critique était perceptible et Javert l'accepta.
" Je sais, monsieur le maire. Je ne fus pas...efficace. Vous me l'avez demandé il y a déjà quelque temps."
Javert se tut.
Puis il reprit avec brutalité :
" Demain, vous aurez ce fichu dossier et vous pourrez l'envoyer à Paris. Nous serons dans les temps. Je visiterai le quartier des Moulins et prendrai des notes. Voulez-vous aussi des témoignages des habitants ?
- Merci, inspecteur."
La voix chaleureuse de M. Madeleine fit plaisir à Javert.
Il s'en voulut d'avoir oublié leur collaboration.
" Je vous demande de me pardonner, monsieur. Cette période a été...compliquée...
- Puis-je vous être utile, Javert ?"
Le rire de l'inspecteur retentit tandis qu'il répondait :
" Pas en la matière, non.
- Mais...
- Hooo ! Avez-vous vu cette magnifique étoile filante, monsieur ?
- Oui, Javert.
- Peut-être devrions-nous faire un vœu, tout compte fait ?
- Peut-être..."
Plus tard, la nuit était si profonde que les deux hommes ne se voyaient plus. Le ciel était constellé d'étoiles, la magnifique Voie Lactée se déroulait au-dessus d'eux.
La bouteille était bue et le pain mangé. Les hommes s'étaient rapprochés pour mieux chercher les étoiles.
Et Javert avait oublié toute prudence.
Il racontait maintenant les Perséides. Les enfants de Persée et d'Andromède furent très nombreux mais leurs vies furent courtes et cela plongea leurs parents dans la tristesse...
Les dieux décidèrent de laisser vivre à jamais dans les étoiles les enfants en compagnie de leurs parents.
C'était rare de voir des familles réunies dans le ciel...ou dans la vie...
" Et si nous essayons de déchiffrer votre carte du ciel ?," proposa le policier, n'aimant pas la tournure de la conversation.
La famille n'était jamais un bon sujet.
Monsieur le maire fouilla dans son panier tandis que la lumière apparaissait, venant de la lampe-sourde de l'inspecteur.
Les deux hommes furent éblouis.
Ils se regardèrent en face, comme deux hiboux. Et furent pris par un fou-rire.
" Très bien, j'admets ma bêtise. Nous étudierons votre carte dans votre bureau la prochaine fois," s'écria Javert en refermant la lampe.
L'obscurité retomba mais le mal était fait. Les deux hommes étaient aveugles.
" Je ne vois plus rien, souffla monsieur Madeleine.
- Attendez ! Je vais..."
La main de l'inspecteur glissa sur le torse de monsieur le maire. Celui-ci gela et Javert fut tout à coup conscient de son geste déplacé.
Il se recula précipitamment.
" Pardonnez-moi, monsieur. Je...
- Tout va bien, Javert. Tenez ! Voici ma main ! Tendez-moi la vôtre !"
Monsieur Madeleine sentit les doigts de Javert frôler les siens et il ne put ignorer le tremblement qui les saisissait. Après une courte hésitation, Madeleine tenta sa chance enfin. Il captura les longs doigts de Javert pour les entrelacer aux siens. Il ne voulait surtout pas laisser de place aux malentendus.
" Calmez-vous, Javert. Je ne vais pas vous faire de mal, se moqua le maire.
- Je ne suis vraiment pas convaincu, monsieur, souffla Javert.
- Que voulez-vous dire ?
- Vous avez un tel pouvoir sur moi... Mais passons. Je vais vous parler d'Orion dans ce cas et de son Scorpion.
- Plus tard Javert ! De quel pouvoir parlez-vous ?"
Les doigts du policier glissèrent hors de la main de monsieur le maire et la voix, profonde et soyeuse de Javert retentit dans l'obscurité :
" Nous parlerons donc des étoiles plus tard, monsieur le maire. Je suis fatigué et il est tard.
- JAVERT !
- Et il y a des yeux et des oreilles dans cette ville."
Un martèlement de bottes s'éloigna du banc et monsieur Madeleine se retrouva seul.
Dans le ciel, la pluie d'étoiles filantes poursuivait son magnifique spectacle...
********************************
Arrivé dans son domicile, Javert ferma la porte à double tour. Et il put enfin respirer.
Lentement, il se déshabilla et se coucha.
Il avait voulu être prudent !
Mais M. Madeleine ne comprenait rien...ou alors...
Javert ne saisissait pas ce qui se passait et se sentait encore plus stupide que d'habitude.
M. Madeleine était un manipulateur !
Il avait été vu dans un bordel ! Merde !
Puis...plus tard, alors que le policier était étendu sans dormir, le souvenir des doigts si chauds et si doux de monsieur Madeleine eut raison de son obstination.
Ce soir, ce furent les doigts de monsieur le maire qui le caressèrent...
************************************
Le lendemain, le quartier des Moulins vit apparaître une tempête ! Une tempête qui bouleversa tout.
L'inspecteur Javert fouilla, enquêta, examina.
Il interrogea et, selon sa vieille habitude de policier, il remplit des pages de son rapport avec des témoignages.
Les habitants se montrèrent surpris et méfiants.
Il fallait dire que l'inspecteur Javert était un personnage controversé dans ce quartier. On le prenait pour un lunatique, étrange et versatile.
Souvent, le policier n'était vu que comme une nuisance. Il arrêtait les ivrognes coupables de voies de fait et les femmes coupables de prostitution illégale.
Un homme dur et cruel, l'inspecteur de police.
Parfois, il apportait de l'eau potable et se chargeait des soucis d'approvisionnement des habitants du quartier.
Un homme sévère mais juste, l'inspecteur de police.
Là, on fut étonné de le voir s'intéresser à la vie quotidienne du quartier et aux difficultés des habitants.
Un homme tellement bizarre, l'inspecteur de police.
Javert interrogea même les mères à propos des maladies de leurs enfants, l'humidité provoquait des problèmes respiratoires et les enfants morts en bas-âge étaient plus nombreux dans ce quartier que dans le reste de la ville.
Le policier n'en fut pas surpris mais il s'en voulut de l'avoir ignoré.
" Ma fille avait trois ans, monsieur l'inspecteur. Un mauvais rhume..."
" Ma femme mourut en couches. Vous savez ici..."
" J'ai perdu mon mari. Il avait attrapé une mauvaise fièvre..."
Et Javert notait.
Avec rage.
Cela devenait un nouveau cheval de bataille.
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