Chapitre XXIII

Antoine Moreau vint chercher monsieur le maire et l'inspecteur par la force des choses. La jeune génération de Montreuil adorait le Père Madeleine.

De gré ou de force, monsieur Madeleine se retrouva attablé à une table bancale, un verre de cidre devant lui et une assiette de cochonnailles à portée de main.

Les jeunes de la ville parlaient avec animation du tir au fusil de monsieur le maire.

Le maire était vraiment un homme atypique.

Il y avait une table pour les officiels, sur laquelle se trouvaient du vin de qualité et des assiettes de porcelaine avec du civet et des pommes de terre persillées.

Et l'homme, trop modeste, restait avec la populace.

Près de lui, sombre mais perdant de son air austère sous l'effet des rires et de l'ambiance de fête, l'inspecteur écoutait le récit des folies du Père Madeleine.

" Un jour, il s'est mesuré à un taureau en furie !, lança Mlle Vermandois.

- Un taureau en furie ?, répéta Javert.

- Je suis arrivé à calmer un vieil animal effrayé, c'est tout. Vous exagérez, mademoiselle. Que va penser l'inspecteur ? Que nous aimons les courses de taureaux dans le pays ?

- J'ai vu des jeunes gens dans le sud se mesurer à des taureaux...mais je ne sais pas si cela se fait dans le nord, rétorqua Javert. Même un vieil animal, je ne suis pas capable de faire cela. Vous devez être un matador exceptionnel, monsieur le maire !"

La voix profonde de l'inspecteur était joyeuse, cela changeait les choses et les piques ne faisaient plus si mal.

" Et il sait travailler la terre !, ajoutait une autre jeune fille, Mlle Boyeldieu. Je l'ai vu manipuler des charrues et mener des bœufs à la longe.

- Paysan, industriel, maire... Quel autre talent caché, monsieur Madeleine ?, sourit Javert.

- En tout cas, il a toujours aidé les gens à se comprendre, insistait Mlle Boyeldieu.

- Monsieur Madeleine sait écouter mais il ne parle pas beaucoup, asséna sentencieusement Moreau.

- Il ne parle que quand il a quelque chose à dire, peut-être ?, demanda Javert en regardant M. Madeleine.

- En fait, c'est généralement la meilleure chose à faire," répondit le maire.

Javert leva son verre pour saluer cette parole sage.

" Et vous oubliez l'incendie ?!, s'écria un jeune homme resté silencieux jusque là, le fils du pharmacien Gallet.

- Oui, oui ! J'étais tout jeune mais je me souviens, rétorqua Moreau.

- Ha l'incendie !"

Javert s'était redressé et ses yeux fixèrent Madeleine tandis que Moreau se levait, excité :

" J'ai vu Mathieu ! Il va vous raconter cela, inspecteur !"

Lentement, la main de l'inspecteur se posa sur le bras de M. Madeleine.

Ce qui pouvait être vu comme un acte amical...ou comme la volonté de clouer monsieur Madeleine à sa chaise.

Un jeune homme approcha, le visage grêlé de tâches de son, et son sourire était joyeux en voyant M. Madeleine.

" Voici le miraculé ! Je n'ai pas trouvé Gérard, il doit être au tir, présenta Moreau.

- Miraculé oui ! Antoine a raison. M. Madeleine a été un héros !"

Javert désigna la chaise et souriant gentiment, interrogea le jeune homme...comme s'il était dans son commissariat.

" Alors cet incendie ?

- Un problème de cheminée. Je n'en ai jamais rien su. Mais mon frère et moi étions dans notre chambre et lorsque le feu s'est déclaré, nous ne pouvions plus sortir de la maison.

- Donc l'incendie a eu lieu de nuit ?

- Oui, inspecteur. Père était à son poste, nous étions seuls à la maison communale. Notre mère est décédée il y a des années.

- Vers quelle heure l'incendie s'est-il déclaré ?"

La question étonna mais on ne la releva pas.

" Aucune idée. Nous étions endormis et tout à coup nous étions réveillés. Une fumée épaisse était dans la maison. On toussait.

- Mon Dieu !, gémit Mlle Boyaldieu. C'est de plus en plus terrible à chaque fois que tu racontes ton histoire, Mathieu.

- Mais j'avais peur, Emilie, et Gérard était si petit. Je ne pouvais pas sortir !"

Madeleine vida son verre de cidre. Il semblait bouleversé, triste tout à coup. Les souvenirs d'une épreuve douloureuse ?

- Dieu s'est montré miséricordieux envers nous tous," dit-il enfin.

Javert acquiesça et attendit patiemment que ses témoins parlent enfin. Sa main glissa sur celle du maire, avant de reprendre son verre de cidre.

" Dis à l'inspecteur ! Dis-lui comment M. Madeleine t'a sauvé !," fit une jeune fille, assise au-milieu des garçons mais Javert ne savait plus son nom.

Et là, il s'en fichait royalement.

" Figurez-vous qu'il a brisé une fenêtre !, expliqua Mathieu. M. Madeleine a escaladé la façade de la maison. Je ne sais même pas comment il a réussi ça ! Il est entré et il a pris Gérard dans ses bras et il m'a demandé de tenir ses épaules.

- Par où êtes-vous sorti ?, reprit le policier.

- La fenêtre pardi ! Tout le village en a été témoin !"

On applaudit le récit et le Père Madeleine. Javert comme les autres.

Mais il n'avait plus besoin de poser des questions.

Les jeunes se mirent à parler et évoquer leurs souvenirs...

" Je me souviens, moi, fit Mlle Vermandois. Monsieur Madeleine avait les mains noires de fumée et ensanglantées. Et monsieur Magnier se jeta sur lui en criant.

- Père a pleuré de joie, sourit tendrement le jeune Magnier.

- On vous a demandé votre nom, monsieur Madeleine, se moqua gentiment Moreau et vous aviez l'air de l'avoir oublié."

On rit, on taquinait doucement le Père Madeleine. On l'aimait tellement.

" C'est vrai : je ne comprenais même pas ce qu'on me demandait, rétorqua M. Madeleine. À ce moment-là, je n'arrivais pas encore à croire que nous étions parvenus à échapper aux flammes.

- Et vous aviez tout perdu dans l'incendie, fit la voix pleine de compassion de Mlle Boyaldieu. Plus de papiers. Pauvre M. Madeleine !

- Vous avez raison, fit la voix si sombre de Javert. Un vrai miracle !"

Et, les yeux fixant Madeleine, toujours, toujours, Javert démontra qu'il n'était pas si mauvais policier tout compte fait.

" Mon Dieu !, fit la voix de l'inspecteur, jouant à merveille le registre tragique. Et si monsieur Madeleine n'était pas arrivé cette nuit-là ?"

Le chœur des jeunes gens se fit tapageur.

" Mathieu et Gérard seraient morts...mon Dieu..."

" Nous aurions perdu des amis..."

" Ce fut un miracle que votre venue, monsieur Madeleine..."

" Oui, heureusement ! Vous aviez un grand bâton de pèlerin, je me souviens..."

" Surtout de nuit, comme ça. Si vous n'aviez pas été là."

Et au-milieu de cette volaille caquetante, une voix posa la bonne question et Javert sourit :

" D'où veniez-vous d'ailleurs M. Madeleine pour arriver si tard et sans équipage ?"

Là, le policier hocha la tête et attendit, patiemment.

Il ne savait pas mentir ?

Mais monsieur Madeleine oui.

Et chaque petit mensonge était vérifié, analysé et si possible brisé.

Le maire s'installa plus confortablement sur son tabouret, il étira un peu les jambes puis gratta son front à la recherche de ses souvenirs de façon très convaincante.

" Je ne me rappelle plus exactement. Je cherchais à me faire embaucher dans la région, donc j'avais travaillé un peu partout..."

De la musique se fit entendre tout à coup et brisa la conversation.

Moreau saisit la main de sa fiancée et lui demanda d'accepter de danser.

Mlle Boyaldieu se retrouva entourée de deux soupirants.

En quelques secondes, la table se vida comme si les jeunes gens s'étaient métamorphosés en moineaux et avaient pris leur envol.

Javert était dépité.

Mais cela fut pire par la suite.

Alors que le policier ne voulait pas laisser filer une telle occasion d'interroger le Père Madeleine, le maire posa sa main sur son bras.

" On vous demande, je crois, inspecteur."

Javert tourna la tête et aperçut madame Monge, tout sourire, postée à quelques pas de la table.

" Quoi ?, fit Javert.

- Faites la danser, inspecteur. La pauvre femme n'osera jamais vous inviter.

- Mais non ?! Mais...

- Venez madame, lança le maire, bienveillant. Notre chef de la police est un grand timide, mais il voudrait beaucoup danser avec vous.

- C'est vrai, inspecteur ? Ben ça alors ! Faut pas hésiter à demander."

Javert resta quelques secondes interloqué.

Puis il se leva et réussit à garder un sourire gauche sur son visage.

" Je n'oserai jamais, madame."

Et il réussit l'exploit de conserver son sourire toute la danse.

Et aussi celle d'après.

Et celle d'après.

Qui aurait cru que l'inspecteur de police allait faire danser des dames ? Javert se promit de coincer Madeleine et d'avoir une conversation sur lui.

Sérieuse.

Et intense.

" Vous ne souriez plus, inspecteur ?," s'inquiéta sa nouvelle cavalière.

Une ouvrière dont Javert ne connaissait rien.

" Si fait, madame. Je cherche mes pas.

- Suivez les miens."

Ce fut ce que fit le policier. Il n'avait même pas envie d'interroger, il essayait de ne pas se ridiculiser, se souvenant difficilement des pas que sa mère lui avait enseigné. Il y avait des années. Les pas du quadrille.

Il devenait clair que la performance du sévère inspecteur encourageait ces dames ; alors qu'elles vérifiaient ses compétences et que, en secret, certaines établissaient des tours pour prendre la relève, d'autres osèrent l'impensable et approchèrent le maire.

" Père Madeleine, serez-vous le premier maire à ne pas célébrer notre Saint Patron par une danse ?, dit la veuve Flahaut, respectable quinquagénaire à charge de la maison de poste depuis le décès de son mari.

- Ce n'est pas une bonne idée, mesdames.

- Je vois bien ce qui se passe, se moqua la Flahaut. Le bon vieux Père Madeleine veut se faire prier, maintenant encore plus que d'habitude ! N'est-ce pas, monsieur le maire ?"

Les femmes rirent en chœur et le maire blêmit.

Non, ce n'était pas le cas : le pouvoir ne lui était pas monté à la tête. Il restait toujours le même !

Madeleine regarda autour de lui. Les notables dansaient au loin, entre eux, comme de bien entendu. Hors d'atteinte.

Seul le vieux Bamatabois, qui devisait avec l'abbé, semblait échapper au vacarme général.

Madeleine soupira. Il devrait pouvoir se refuser à cette sorte de manège. Il le devrait. Mais il lui semblait impardonnable de repousser la pauvre femme, qui certainement avait dû faire un effort surhumain pour oser l'approcher, et dont le sourire devenait de plus en plus hésitant.

Madeleine secoua la tête et se leva.

" Vous savez danser, monsieur ?, demanda la veuve en s'accrochant à son bras.

- Pas vraiment. Non...

- C'est simple, faites ce que je fais.

- Ah ! Ainsi dit, cela semble facile."

Ce ne l'était pas. Dès que Madeleine approcha du groupe de danseurs, une foule de têtes se tourna vers lui pour lui sourire ; cela le mit franchement mal à l'aise.

L'on entama une danse traditionnelle du coin en l'honneur du maire. Alors la petite main potelée de sa compagne saisit le bout de ses doigts pour guider sa paume vers la taille rondelette.

L'on entreprit de tourner en rond à petits pas...

La main de la femme était moite dans la sienne ; l'odeur de sa sueur était aussi piquante que celle des oignons... Puis elle fronçait les sourcils à chaque fois que Madeleine s'arrêtait, incapable de prédire le pas suivant.

Après que le petit cercle que formaient tous les couples ait fait un tour complet, il fallait faire quatre petits sauts avec les pieds joints. Madeleine s'en souvint.

Il pria le pardon de Dieu avec une totale sincérité... Puis sauta sur le pied de la veuve Flahaut pour ensuite se défaire en excuses.

" Veuillez croire que je suis désolé, madame.

- Vous avez de grands pieds, Père Madeleine. Et maladroits aussi.

- Je vous avais dit que ce n'était pas une bonne idée..."

La femme s'éloignait en boitillant et la société perdit tout intérêt pour monsieur le maire.

Enfin, c'était parfait. Malgré la mauvaise conscience qui lui restait.

C'était un mal nécessaire.

Il se rendit à l'endroit où Bamatabois et l'abbé discutaient des fonds de la paroisse.

On n'attendait rien de lui, seulement qu'il écoute.

Cela lui sembla un havre de paix.

****************************

Le soir arriva enfin.

Les étoiles illuminaient le ciel et la musique continuait sur la place du marché.

Javert avait récupéré la bouteille de vin et était allé s'asseoir sur le fameux banc. Loin de la fête et plus tranquille pour pouvoir respirer.

Le nez levé vers le ciel, le chef de la police sentait la fatigue peser dans ses os.

" Alors ces danses ?, fit la voix amusée de M. Madeleine.

- Je n'aurai jamais cru que cela serait si épuisant. Plus qu'une patrouille."

M. Madeleine s'assit à côté de l'inspecteur.

" Ne m'en parlez pas !"

Les deux hommes rirent.

" Et ces étoiles ?, demanda le maire.

- Je vais commencer par une petite question, monsieur Madeleine.

- Si c'est au sujet du livre de mythologie, je suis désolé de vous décevoir : je n'ai pas encore eu l'occasion de le lire.

- Pourquoi avoir accepté ce poste de maire ?"

Madeleine s'éclaircit la gorge. Il avait espéré que Javert lui accorderait une trêve ; il se demandait à présent ce qui avait bien pu l'amener à croire une pareille chose.

L'inspecteur le surveillait, mesurant chaque réaction. Incapable de lâcher prise. Que répondre ? Seules quelques-unes de ses raisons étaient avouables.

" Je voulais me rendre utile et je me suis laissé convaincre que j'étais capable de le faire. Il est clair que je me suis trompé."

Javert soupira et s'expliqua :

" Lorsque je vous ai vu accepter le fusil, je ne pensais pas à mal. Je ne sais pas si vous allez me croire mais je m'attendais simplement à vous voir tirer. Sûr de vous comme dans la forêt. Je n'ai pas aimé ce que j'ai vu.

- Et qu'avez-vous vu ?, s'enquit Madeleine, franchement surpris.

- Une victime ! Ce n'est pas la première fois que je vois quelqu'un avoir peur de moi, mais je n'avais jamais vu quelqu'un avoir autant peur des autres. Ou alors des victimes de violences de la part des autres. Et c'est exactement ce que j'ai vu en vous !"

Madeleine sentit qu'une boule de plomb prenait forme dans son estomac. Lourde et dure, elle irradiait du froid qui paralysait sa poitrine. Donc Javert était capable de le lire... Et maintenant il avait la preuve.

" Je n'ai pas peur des autres ! Je..."

Javert attendit mais il était fatigué de jouer pour ce jour.

" On peut avoir peur d'une foule, c'est légitime. Les foules peuvent être impressionnantes, surtout lorsqu'il s'agit de gens en colère. Mais je n'ai pas aimé vous voir craindre ces jeunes gens.

- Les craindre ?, répondit le maire, toujours haletant. Je ne les craignais pas, inspecteur, seulement leur enthousiasme me gênait. Je...n'ai pas eu peur..."

Le sourire de Javert se fit petit et moqueur :

" Certainement, monsieur. Je dois m'être trompé. Mais le fait est que j'ai voulu vous protéger d'eux. Ce qui fut une réaction stupide de ma part."

Quelques secondes puis Javert reprit, n'en démordant pas :

" Je ne comprends pas pourquoi vous avez accepté d'être maire ! Vous ne pouvez plus être seul, caché dans votre usine. Je ne sais pas ce qui vous est arrivé par le passé mais je souhaiterai que vous n'ayez pas si peur.

- C'est vrai que mon usine me manque. Mes livres, surtout. Mais ne vous inquiétez pas pour moi, inspecteur, je m'y habituerai. En outre, plaisanta Madeleine, je ne connais aucun maire qui soit jamais mort de peur."

Javert regarda monsieur Madeleine en face et affirma sérieusement :

" Je vais vous faire une confidence : vous êtes un excellent maire ! Ne les laissez pas vous convaincre du contraire !"

Javert secoua la tête et ajouta, sèchement :

" Mais pourquoi diable m'avoir collé dans les pattes de Mme Monge ?

- Cela dit, vous avez bien dansé," conclut Madeleine.

Un reniflement particulièrement inesthétique répondit à cette question et Javert rétorqua :

" Vous non. Mon Dieu ! Je devrai vous apprendre à danser, monsieur. C'est honteux de ne pas être capable de bouger sans écraser des pieds.

- Je suis maladroit," reconnut Madeleine.

Puis les deux hommes se regardèrent et éclatèrent de rire. Un fou-rire nerveux qui les laissa essoufflés.

" VOUS L'AVEZ FAIT EXPRÈS !?, s'écria Javert. Merde Madeleine ! J'ai fait l'effort de danser, moi !

- Je peux difficilement me flatter d'être aussi dévoué que vous, Javert.

- Je vous l'ai dit que vous étiez un bon menteur.

- Et je ne l'ai jamais nié, n'est-ce pas ?

- Monsieur Madeleine, le maire de Montreuil-sur-Mer... Parfois je me demande si derrière tout ceci... Enfin. Vous ne l'avez jamais nié. Vous avez vraiment affronté un taureau en furie ?

- J'ai été paysan la plupart de ma vie. Calmer les taureaux, les chevaux, les mules, faisait partie de mon travail. Ce n'est pas aussi exceptionnel que ces jeunes plaisantins ont voulu faire croire au citadin fraîchement arrivé de Paris.

- J'ai vu comment vous avez affronté Gymont, se moqua gentiment Javert. Du grand art !"

Le policier souriait et regardait M. Madeleine, sans honte.

" Encore une exagération. Gymont est un excellent animal et il était clair qu'il obéirait si on lui donnait les bons signaux. Il n'y a jamais eu de danger.

- Vous croyez ? Non... Je me suis mal fait comprendre de Gymont..."

Le sourire s'accentua et les dents apparurent. Peu à peu le sourire de fauve de l'inspecteur déforma ses traits.

" Il y avait du danger, voyons. Sinon... À quoi aurait rimé toute cette mascarade ?

- Je me le demande encore," sourit à son tour Madeleine.

Et le rire revint. Libérateur.

Javert se laissa tomber le dos en arrière sur le dossier du banc et lança :

" Il est possible que je me sois laissé aller. Mes origines gitanes peut-être... Mais vous avez admirablement dominé la situation, monsieur.

- Vous savez, Javert, vous commencez à me casser les pieds avec vos histoires de gitans. Je comprends que cela vous arrange... Mais, en ce qui me concerne, il n'y a pas de différence entre hommes. Pas de ce genre, en tout cas."

Là, le rire s'éteignit.

Puis la voix, étonnée et profonde de l'inspecteur retentit :

" Je vous remercie de penser cela, monsieur. Vous êtes bien le premier. Peut-être ai-je pris l'habitude de m'en moquer avant qu'on me le jette en plein visage. Merci."

Madeleine secoua la tête. Il était triste de se faire remercier pour avoir dit à un homme qu'il était l'égal des autres enfants du Seigneur.

Mais Javert avait raison, et les préjugés marquaient trop profondément des vies comme les leurs.

Il y eut un nouveau silence, apaisant, que Javert ne put s'empêcher de briser en jetant :

" En tout cas, il faudra que vous me montriez comment vous faites ! Parfois il y a des chevaux affolés dans les rues de votre ville, monsieur, et je n'ai pas le don de les calmer. Je calme les hommes mais pas les bêtes. Je ne suis qu'un citadin !

- Javert, Javert, Javert..."

Madeleine hocha la tête avec dépit.

Et les deux hommes rirent à nouveau de concert.

Monsieur le maire commençait enfin à se détendre, tout comme Javert semblait l'être. En le voyant si content de soi, l'ancien forçat se prit à souhaiter que toutes les demandes de Javert soient aussi faciles à satisfaire. Et ses questions aussi inoffensives.

Javert s'assit confortablement sur le banc et tendit la bouteille encore fermée à monsieur Madeleine :

" Tenez votre prix ! Je n'ai pas vraiment envie de boire, j'ai déjà bu trop de cidre.

- Gardez-la, Javert. Pour notre rendez-vous avec les étoiles du mois d'août ?

- Nous la boirons ensemble dans ce cas," approuva l'inspecteur en reprenant la bouteille.

Puis la voix plus douce, Javert commença à parler :

" Bien. Alors ces étoiles ! Vous connaissez l'Etoile du Nord, monsieur, mais connaissez-vous la Croix du Nord ?

- Non.

- Donnez-moi votre main et apprenez ! Cela vous sera utile pour vous diriger dans la nuit. Vu que nous n'avons pas encore d'éclairage public... Le citadin que je suis ne pourrait survivre sans ses repères célestes."

Et cela ressembla à cette autre nuit.

Deux mains entremêlées et Javert désigna des étoiles. Elles formaient une croix et en les suivant on voyait apparaître la constellation du Cygne.

" Il y a bien un cygne dans le Ciel, s'amusa M. Madeleine.

- Oui."

On riait non loin d'eux, la fête battait son plein sur la place et Javert relâcha doucement les doigts de M. Madeleine.

Après tout, il y avait des passants, des témoins et la remarque de Fauchelevent pouvait être le signe de certaines rumeurs que Javert craignait de voir renaître.

Car là, même M. Chabouillet ne pourrait pas sauver son poste une deuxième fois.

Le silence retomba et les deux hommes respirèrent doucement.

Profitant d'une pause dans leur lutte...

Et en plus de tout cela, Javert ne se sentait pas sûr de lui-même.

******************************

Après la fête de mai, le commissariat devint un lieu très calme...et d'un ennui mortel.

Plus d'affaires d'envergure et les hommes avaient du travail.

A l'usine, aux champs... Le printemps s'avançait, on devait préparer l'été...

Javert essayait de ne pas mourir d'ennui.

Monsieur Madeleine n'avait plus lancé de grandes croisades.

Quelque part, cela manquait à l'inspecteur.

Les usines textiles recrutaient, les artisans travaillaient la dentelle, les femmes se tuaient à la tâche...

Fantine la première.

Javert la croisait de temps en temps. Maigre et maladive, elle semblait un fantôme que seule la pensée de son enfant tenait éveillée.

Le policier la croisait et lui donnait une pièce d'argent...pour s'entendre dire que rien ne se passait à l'usine. Et que M. Madeleine ne faisait rien d'anormal...

Javert aurait pu s'en passer.

Mais vu le regard illuminé que la malheureuse posait sur lui, il était visible qu'elle n'aurait pas pu.

" Vous devriez partir à Paris, Fantine, proposait le policier.

- Pour y faire quoi ?, demandait l'ouvrière en frottant ses mains abîmées. Pute ?"

Javert serra les mâchoires et asséna durement :

" Travailler honnêtement à Paris est possible ! Il suffit de chercher !"

Elle riait.

Mais son rire était devenu si amer qu'il n'avait plus rien d'un rire.

L'inspecteur voyait cette vie partir en lambeaux et détournait le regard.

Posée sur une étagère du commissariat, la bouteille, toujours joliment enrubannée, prenait la poussière et rappelait à l'inspecteur la chaleur des doigts de monsieur le maire.

Il en oubliait l'existence de la pauvre femme...

***************************

Pour Madeleine, cependant, les jours passaient si vite.

Les saisons où il prenait le temps de commencer sa routine chaque matin étaient définitivement derrière lui ; les années où il s'attardait à découvrir de nouveaux mondes et à les apprendre étaient révolues.

Ses nuits, en revanche, devenaient de plus en plus chaotiques.

Le sommeil qui le fuyait toujours arrivait tard et mal, et était sans cesse rempli de rêves qui le troublaient.

Un émoi silencieux et dur agitait lentement ses pensées.

Soudain, il n'était plus aussi paisible de rester seul et isolé dans sa petite chambre, surtout lorsque le repos refusait de venir.

Madeleine n'osait même pas donner un nom à l'ombre qui planait au-dessus de son lit chaque nuit dans le seul but d'enflammer son corps puis de disparaître.

Nuit après nuit, le tourment dévorait son calme et se moquait de lui sans qu'il fasse le moindre geste pour le faire cesser.

Un dimanche soir, alors que Madeleine s'était assoupi dans son bureau pour rattraper une longue nuit sans sommeil, un adolescent frappa à la porte de l'usine.

Madeleine ne le reconnut pas.

" C'est moi, Guy. Le petit ramoneur que vous avez placé comme guide chez Declercq il y a presque deux ans. Vous ne vous souvenez pas de moi, Père Madeleine ?

- Ah ! Oui, bien sûr. Mais tu es...

- Plus grand et plus fort ! Maintenant, je n'ai plus jamais faim."

Madeleine ouvrit la porte au garçon et le mena jusqu'à son bureau. Le jeune garçon, intimidé, hésita sur le seuil.

" Je suppose que tu as soif, lui dit Madeleine en souriant.

- Il fait chaud dehors, monsieur. Un peu d'eau me ferait du bien."

Le garçon saisit son verre et, plus confiant, s'assit auprès du bureau de l'industriel.

" Et comment va ton patron ? Songe-t-il toujours à se rendre à l'asile d'Arras ?

- Du tout ! Il ne voit plus rien, c'est vrai, mais nous nous débrouillons bien : il suffit de laisser les choses au même endroit tout le temps et de lui dégager le chemin parmi les meubles et alors il n'a même pas l'air d'être aveugle.

- Vous semblez bien accordés les deux...

- Ce n'était pas si difficile. En plus, quand la récolte a été vendue, le Père Declercq a engagé un vieux manœuvre qui était de passage dans la région. Le Père Champmathieu, c'est son nom, n'est pas très futé. En fait, il radote de temps à autre, mais il connaît bien le travail de la terre et j'apprends beaucoup de lui. La bru de Declercq est de retour aussi; elle abat autant de travail qu'un homme."

Madeleine sourit. Quelque chose en lui avait toujours su que Declercq trouverait la force de pardonner la belle-fille qui, trop jeune pour s'enterrer en vie, avait abandonné les souvenirs de son défunt mari, mais aussi son beau-père, pour se rendre en ville au bras d'un militaire des forces d'occupation.

Le chagrin nous pousse parfois à faire de bien étranges choses...

" A-t-elle amené son fils avec elle ?

- C'est une fille : Céline. Une petite chose toute rose qui, à 6 ans, sait déjà s'occuper des poules et des lapins. Parce que maintenant, nous avons aussi des animaux, vous savez ? Céline est si douce et gaie qu'elle a amadoué le père Declercq."

Le petit garçon fit une pause et ses yeux se voilèrent, comme perdus dans quelque rêverie.

" Un jour, elle sera une belle fille.

- Pourquoi se presser, Guy ?"

Maintenant, ce fut au petit garçon de sourire, espiègle alors qu'il haussait les épaules.

" Je suis venu vous dire quelque chose d'important, Père Madeleine.

- Ah !

- Vous vous souvenez du ramoneur que vous cherchiez, Petit Gervais ? Un des garçons de la bande dit qu'il a été vu à Grenoble.

- Ha !"

Madeleine cessa de respirer. Il voulait apaiser le martèlement assourdissant dans ses oreilles.

" Ton compagnon l'a-t-il vu ?

- Ce n'est pas si simple, Père Madeleine. L'année dernière, la bande de Rigoulet est descendue à Paris ; là, ils ont logé avec d'autres bandes, comme c'est la coutume. Un de mes camarades d'Estrée a mentionné que je cherchais Gervais, car je l'avais chargé de le faire... Et puis...

- Je vois, je vois... Mais cette information est-elle fiable ?

- Je ne sais pas, monsieur. Mais c'est bien la première fois que nous entendons parler de Petit Gervais depuis... combien d'années ?

- Sept.

- Sept ans, oui. Maintenant, Gervais est un homme. Une espèce de musicien de rue qui joue de la vielle à roue avec un petit singe assis sur son épaule. Il ne devrait pas être difficile à retrouver, même dans une grande ville."

Valjean reposa la tête sur ses poings. Il revivait ce soir, ce terrible coucher de soleil sur la route de Digne qui lui avait montré à quel point il était misérable, et tremblait.

Non, Gervais ne pouvait pas encore être un homme. C'était impossible. Ou pas ?

Il pouvait à peine avoir dix-sept ans, au mieux. Oui, un homme. Madeleine se rappela que, bien que ses cheveux fussent sombres, le soleil leur arrachait des reflets dorés.

Mais son visage d'enfant s'était effacé de sa mémoire au fil du temps.

Le maire porta une main à son gousset pour récupérer deux louis d'or qu'il offrit au petit Guy.

" Non, Père Madeleine... je n'ai plus besoin de votre argent, dit le garçon en montrant ses paumes ouvertes.

- Je sais, Guy. Ce n'est pas pour toi, mais pour ta mère. Tu le lui donneras pour moi la prochaine fois que tu iras la visiter à Estrée. Ah ! Et Guy... C'est très important que tu ne parles de ceci à personne, tu comprends ?

- Comme toujours, Père Madeleine... Ai-je déjà parlé ?"

Et pourtant, l'ombre de l'inspecteur Javert pesait dans la pièce...

Cette nuit-là fut éprouvante pour Madeleine; elle fut cauchemardesque comme d'autres l'avaient difficilement été auparavant.

Dans une autre vie, il avait volé un garçon de dix ans. Sans raison ; presque par inadvertance, il l'avait privé de ce qui aurait bien pu représenter une semaine de son misérable salaire...

Pourquoi ? Juste comme ça !

Et il lui avait fallu trop de temps pour réaliser ce qu'il avait fait...

Il avait alors pleuré ; il avait supplié un abbé apeuré de le ramener à la prison où il appartenait...

Cela remontait à de nombreuses années auparavant ; néanmoins, la culpabilité le hantait encore.

Féroce et violente.

Mais parcourir toute la France à la recherche d'un spectre ? Poursuivre un témoignage qui ressemblait à un conte pour enfants ? S'agenouiller devant ce jeune homme pour lui demander pardon et risquer d'être dénoncé ?

Il y avait des choses qui n'étaient tout simplement plus possibles.

Grenoble était à une semaine de route...

Et Javert était toujours à l'affût.

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