Chapitre XX

La scène était irréelle.

L'inspecteur Javert avait l'impression d'avoir trop bu.

On l'avait frappé fort, certes, mais il avait connu pire. Et pourtant...

Voir Madeleine aussi attentionné, sentir ses doigts parcourir sa peau blessée, des caresses douces dans ses favoris emmêlés par le sang...

Tout cela le troublait et le rendait confus.

Le policier ne savait plus vraiment comment il devait réagir.

Et le ciel agit à sa place. Il entendit la prière de l'inspecteur. La plus raisonnable.

Le médecin vint enfin donner des nouvelles.

Il sursauta en voyant l'inspecteur de police, aussi amoché, se faire nettoyer le visage par monsieur le maire.

" Mais on ne m'a pas dit que vous étiez blessé, inspecteur ?!

- Je vais bien, se contenta de répondre Javert.

- On va voir cela. En tout cas, monsieur Hannequin a eu de la chance. Si la septicémie est évitée, il survivra. Un coup de couteau mais qui a frappé l'os de la hanche et non un organe. Nous le gardons en observation, puis il pourra rentrer chez lui pour sa convalescence."

Javert se secouait enfin pour répondre :

" Je suis soulagé."

Le médecin se plaça devant le chef de la police et à son tour fit manœuvrer la tête afin de l'ausculter.

" Je vais recoudre votre arcade sourcilière. Cela vous fera une cicatrice, je le crains.

- Une de plus.

- Laudanum ?

- Je vous en prie, monsieur. Soyons sérieux.

- A votre aise."

Mais le médecin vit clairement l'inconfort du policier.

" Votre nuque vous fait mal ?"

Javert hésita avant d'avouer :

" Une vraie torture."

Les doigts auscultèrent la nuque et le docteur fit la grimace.

" Une compresse froide et du repos. Trois ou quatre jours au moins. Si vous avez des maux de tête ou des vomissements, vous revenez me consulter."

Le sourire ironique du policier agaça le médecin qui conclut :

" Je ferai un rapport pour le maire."

S'en suivit une discussion assez houleuse...

Madeleine attendait assis à la même place lorsque Javert revint vers lui, pâle et en sueur, mais en conservant de la dignité dans sa démarche.

" Est-ce que cela ira, inspecteur ?

- Figurez-vous qu'on voulait me garder en observation pour cette nuit ? J'ai dû me fâcher.

- Je vous raccompagne chez vous, et ainsi nous aurons l'occasion de parler.

- Mais...vous avez...vous n'êtes pas..."

Javert se frotta les yeux avec force avant de répondre clairement :

" Très bien, monsieur le maire."

La nuit était sur le point de tomber à nouveau et les passants se faisaient rares. Les deux hommes, mais surtout Madeleine, appréciaient le calme relatif après toute une journée de bouleversements.

" C'est aussi du côté de la Ville-Basse, n'est-ce pas ?"

Javert avait envie de frapper Madeleine. A lui poser des questions quand il était ainsi.

Incapable de penser.

Incapable d'oublier la douceur des doigts qui l'avaient manipulé ou la beauté des yeux qui l'avaient regardé avec tant d'attention.

Incapable d'annihiler la douleur qui l'élançait.

L'inspecteur voulait se réfugier dans son meublé et se reprendre.

Javert finit par acquiescer.

En silence, le chemin se fit court ; même si cela lui pesait, Javert regretta à leur arrivée de perdre le contact de la main puissante qui l'avait stabilisé depuis qu'ils avaient quitté l'hôtel-dieu.

" J'ai pu voir Hannequin un moment pendant qu'on vous soignait, dit Madeleine. Il était conscient, mais fortement drogué. J'ai parlé à son infirmier, un brave homme avec beaucoup d'expérience... J'ai pensé que vous aimeriez le savoir. Je lui rendrai visite demain pour savoir ce dont il a besoin.

- Merci, monsieur le maire.

- Javert... Puis-je vous faire confiance pour vous reposer pendant quelques jours ? Ou du moins pour ne pas sortir en patrouille ?"

C'était là, à nouveau et Javert se sentait paniquer.

Il n'avait jamais eu peur de M. Madeleine ou de l'homme qu'il était en réalité. Un criminel sans nul doute.

Ce temps était terminé.

Le policier avait peur maintenant.

Le maire s'approchait de lui, le regardant de ses damnés yeux bleus, si beaux et si doux. L'inquiétude les marquait.

L'inquiétude pour lui ? A part Gilles, personne ne s'était inquiété pour lui.

Javert était un outil, une fonction, un uniforme.

" N'est-ce-pas Javert ?, reprit le maire.

- Oui, monsieur," déglutit l'inspecteur.

Et Javert disparut dans son immeuble dont il referma la porte précipitamment devant le maire.

Accusation de corruption et rumeurs malignes concernant sa vie privée.

Javert se laissa glisser sur le sol, là devant la porte.

Il était anéanti.

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A partir de ce jour, quelque chose changea progressivement chez Madeleine.

Car, bien qu'il ait pris soin de ne pas aborder le sujet, l'embarras de l'inspecteur ne lui avait guère échappé.

Comme il avait du mal à comprendre les faits et gestes dont il avait été témoin, il avait fini par tout mettre sur le compte des circonstances, qui avaient été difficiles pour l'inspecteur mais qui l'avaient aussi profondément bouleversé lui-même.

Mais les mains du policier continuaient de trembler en sa présence ; qui plus est, Madeleine fut frappé par le malaise croissant qui s'installait entre eux lorsque leurs regards se rencontraient et que, certains jours, Javert semblait incapable de gérer.

Invariablement, ces moments fugaces se traduisaient par des changements de sujet abrupts ou par un court adieu qui avait tout de la dérobade.

Ce n'était point cohérent avec le penchant de l'inspecteur pour ces jeux de mots, de questions et de réponses tortueux, qui avaient eu jusqu'à présent le pouvoir de faire dresser sur sa tête les cheveux du maire.

Javert perdit de son mordant ; Madeleine, en revanche, comprit après ce jour tragique non seulement l'utilité indéniable du policier, mais aussi le danger qui

l'entourait constamment et qui, dans une large mesure, était une conséquence directe de son dévouement et de son efficacité.

L'inspecteur avait des ennemis à l'intérieur de la ville, mais aussi en dehors, et il fallait s'attendre à ce que leur nombre augmente. Le fait que ses enquêtes principales n'aient pas abouti n'aidait pas la situation.

Ainsi, Madeleine finit par mettre en place un discret réseau de contacts qui lui permettait d'être au courant en quelques minutes de tous les événements turbulents qui se déroulaient dans sa ville.

Nombreux étaient ceux qui étaient contents de l'aider : enfants, ménagères, mendiants. Ils le faisaient non seulement par loyauté ou par intérêt, mais aussi parce que, un tueur étant en liberté, la peur menaçait de prendre le dessus dans les rues.

Monsieur Madeleine était allé encore plus loin : là où il avait auparavant fait confiance à Moreau pour s'assurer que Javert rentrait chez lui en toute sécurité, il opta pour apprendre, lors de leurs réunions quotidiennes, à traquer les petits gestes, le moindre indice susceptible de révéler le malaise ou la distraction de son inspecteur qui avaient failli leur coûter si cher... La présence de cette tristesse inexplicable, qu'il était parfois capable de lire sur son visage, finit par ne plus avoir de secret pour lui.

À cette époque, le maire avait également commencé à faire coïncider ses tournées de charité avec la fin des patrouilles de l'inspecteur sans que personne ne semble le remarquer.

Si on lui avait demandé quelles étaient ses raisons d'agir de la sorte, Madeleine n'aurait pas su répondre : pour une fois, il se contentait de suivre ses instincts, même s'ils lui demeuraient incompréhensibles.

Ce fut au cours de ces semaines que le maire présenta au conseil municipal son projet pour assainir le quartier des Moulins.

A la réflexion, il apparut clairement que le drainage du quartier laisserait les voisins sans ressources, car ils dépendaient de la Canche pour faire tourner leurs modestes industries.

Mais rien n'empêchait le drainage du marécage adjacent, une propriété communale en désuétude, pour construire des habitations à faible loyer dont les revenus d'exploitation reviendraient aux caisses municipales.

Après une session tendue où ne manquèrent pas les avis exaltés et même quelques moqueries, le projet fut rejeté d'emblée.

" Le problème, comme toujours monsieur le maire, est que vous n'avez pas les fonds nécessaires", lui dit le député local cet après-midi là.

L'homme, bien conscient de son importance, prétendait depuis des mois être le principal soutien de Madeleine au sein de l'équipe municipale.

Il avait pris pour habitude d'envahir le bureau du maire après les réunions, comme il le faisait avec Delapasture de Verchocq. Là, ignorant les regards agacés du nouveau maire, il s'installait dans le fauteuil à oreilles, croisait les jambes et laissait son chapeau en équilibre sur son genou pointu.

Il bavardait et bavardait pendant que Madeleine, lésinant sur l'attention qu'il lui portait, retournait à ses tas de documents.

" Évidemment, votre objectif serait plus facile à atteindre si vous bénéficiez du soutien nécessaire, poursuivit le député.

- Bien entendu.

- Aujourd'hui nous sommes samedi. Des personnes que vous pourriez être intéressé de rencontrer se réunissent ce soir... Et puisque je suis ici, je pourrais vous les présenter.

- Je connais les salons de la ville, monsieur Callard."

Monsieur le député Callard pouffa de rire avant de se lever.

" Vous avez omis de dire que vous n'êtes pas le moins du monde intéressé. Bon, c'est compréhensible... Mais qui vous parle de Montreuil ? Je parle d'Abbeville ! Il est temps que vous élargissiez vos horizons, mon bon Madeleine."

**********************************************

Le reste de la semaine se déroula vite, comme toujours que l'industriel pouvait se permettre de laisser un peu de côté la mairie pour retourner à ses affaires. Lorsque samedi arriva, Madeleine ne se sentait pas davantage disposée à se rendre à son rendez-vous qu'à se faire arracher une dent.

Le voyage à Abbeville aurait été plus court si Callard n'avait pas insisté pour que Madeleine prenne le temps de revêtir son plus beau costume pour l'occasion. Au début, le trajet avait été intéressant car le député, en plus d'instruire Madeleine sur les usages du salon où ils allaient se rendre, lui avait parlé des notables qui s'y étaient donnés rendez-vous ce jour-là.

Des hommes politiques, bien entendu, mais aussi des magistrats et des banquiers. Ils venaient de la ville, d'Amiens et aussi d'Arras... il y avait même un comte en route pour Paris. A la liste de noms prestigieux, Callard ajoutait des notes sur leurs affaires et leurs intérêts et ne ménageait pas ses conseils sur les interlocuteurs à contacter pour soutenir les projets dans leur petite ville.

Le voyage aurait été plus agréable s'ils n'avaient pas dû s'arrêter en chemin pour chercher une jeune dame qui n'était évidemment pas madame la député.

Madeleine, fort gêné, fit semblant de s'endormir dès que le frou-frou de ses volumineux jupons envahirent l'habitacle de la voiture.

" C'est ça, ton fameux Madeleine, Mo-mo ? Il a l'air de rien du tout, dit la jeune femme d'une voix nasillarde.

- Chut, Choupette ! Tu vas l'effaroucher... Après tout le travail que je me suis donné pour le convaincre de venir..."

Madeleine, qui avait à peine salué la dame avec la courtoisie requise, était passé de l'indignation du premier instant à ressentir une profonde compassion pour madame la député.

L'ancien forçat n'avait jamais aimé les trahisons.

" Et il est aussi riche qu'on le dit, Mo-mo ?, chuchota la fille au bout d'un moment.

- Je ne pense que personne ait la moindre idée du montant de sa fortune, ma Choupette.

- Je n'arrive pas à croire qu'il soit encore célibataire.

- Il est peut-être veuf, mais personne ne le sait davantage."

Il fut question de beaucoup de Choupette et de beaucoup de Mo-mo pendant le reste du trajet ; de gloussements et de tissus qui faisaient du bruit lorsqu'ils se frottaient les uns aux autres. À la tombée de la nuit, il fut également question de sons particuliers que Madeleine préférait interpréter comme des baisers moins discrets que le couple ne l'avait prévu.

S'ils n'avaient pas été au beau milieu de nulle part, Madeleine serait descendu de voiture sans la moindre hésitation.

Puis ce qui devait arriver arriva : dès que Mo-mo laissa échapper le premier ronflement, un pied enveloppé en soie se fraya un chemin à travers les jupons puis dans la jambe gauche du pantalon de Madeleine.

La malchance voulut que le pied s'arrête pour caresser sa cheville, là où les chaînes du bagne avaient laissé leur marque. L'ancien bagnard avait tellement sursauté que, oubliant le peu d'espace qui le séparait du couple, il s'était remué si brusquement qu'il avait fini par envoyer un formidable coup de pied à la jeune femme sans le vouloir.

A ce moment précis, Choupette lui retira la parole. Il fallut tous les petits soins de Mo-Mo pour arriver à la calmer...

******************************************************

Madeleine se présenta à la réunion arborant une réticence flagrante.

Callard lui avait parlé d'une sorte de lieu de rencontre où des hommes puissants pouvaient discuter à l'aise autour d'un dîner et d'un verre d'alcool.

Mais il avait commencé à soupçonner qu'on l'avait attiré avec des tromperies dans une sorte de bordel de la périphérie.

Un établissement haut de gamme, comme en témoignaient les tapis épais qui recouvraient quasiment tout le sol ciré et brillant comme un miroir ; un paradis d'imitation enveloppé dans du papier peint bleu ciel où les filigranes d'argent s'entrelaçaient pour former des motifs fantaisistes.

Au fond de la demeure, une dame âgée présidait un salon luxueux parsemé de petits meubles ornés de dorures ou d'incrustations d'ivoire ; elle s'entourait de fauteuils où il aurait été possible de dormir du sommeil des justes.

Parmi ces merveilles, une multitude d'hommes d'âge mûr buvaient, riaient et fumaient tout en exhibant leur conquête d'une nuit, ou lorsque la vanité n'avait plus de rétributions à leur offrir, se livraient à des préliminaires coquets, sinon amoureux, qui souillaient des gorges et des encolures, des bras et des cuisses outrageusement frais et beaux.

Madeleine se maudit pour sa naïveté.

" Nous avons enfin le plaisir de vous compter parmi nous, monsieur le maire : cela fait des mois que j'entends parler de vous. Soyez le bienvenu."

L'hôtesse, cette même dame qui avait conservé le port d'une reine malgré son âge, avait abandonné le reste des invités à leurs discussions pour se rendre auprès de la cheminée où Madeleine, tournant le dos à la pièce, contemplait les flammes et aussi la possibilité de partir sans faire ses adieux.

" Je vous remercie, Madame Dulong de Rosnay.

- Mais...?

- Plaît-il ?

- Je pense que vous semblez aussi heureux d'être parmi nous que vous le seriez d'assister à un enterrement, M. Madeleine. Ai-je tort ?

- Non."

La vieille femme laissa échapper un rire cristallin qui fit scintiller à la lueur des bougies les aiguilles d'argent qui retenaient son chignon.

" Ne nous jugez pas aussi durement, monsieur le maire. Nous sommes tous des pécheurs, mais la plupart d'entre nous le déplorons.

- Et pourtant, vous persévérez.

- Parce que nous sommes humains, monsieur. Ne croyez pas que notre repentir soit moins sincère pour autant.

- Vraiment !"

La femme lui saisit le bras et, avec une délicate insistance, exhorta le maire à se retourner et à regagner le salon.

" Le meilleur Pinet pour notre invité, Amédée", dit Mme Dulong de Rosnay au serveur qui arriva à un signe discret de sa maîtresse.

Madeleine, déchiré entre la nécessité de rentabiliser son séjour et la profonde répugnance que toute cette situation lui causait, commença à transpirer.

" Donc, mon cher ami, vous vous pensez parmi des prostituées. Mo-mo ne vous a-t-il pas expliqué ce que nous faisons ici ?

- Il m'a dit que cet endroit est une sorte de lieu de rencontre pour les hommes d'affaires.

- Et aussi pour leurs partenaires... Il a dû oublier de mentionner le sujet. Cela expliquerait pourquoi vous venez seul.

- J'étais censé apporter une...

- Votre épouse ! Ou alors quiconque partage votre couche. Nous ne jugeons pas... Cela, ainsi que la discrétion, sont à peu près les seules règles de la maison. Je sais que ce n'est pas fréquent de nos jours, mais cela l'était lorsque j'étais jeune... Il fut un temps où les femmes étaient autorisées à parler, et même à penser. Parfois, nous pouvions même choisir nos amants, tout comme les hommes."

Madeleine secoua la tête en signe de mécontentement.

" Voulez-vous dire que ces dames sont les épouses de...

- Juste une ou deux, ne vous laissez pas tromper. Beaucoup d'entre elles sont les maîtresses en titre de mes invités ; d'autres sont des demi-mondaines qui se font entretenir... Mais je ne participe pas à ce genre d'activités.

- Je ne comprends pas, madame.

- Je vends de l'illusion au prix de l'or, monsieur le maire. Je propose ma maison à mes amis... pour qu'ils puissent se rencontrer dans un endroit où ils n'ont pas besoin de se cacher. Ma maison est un endroit où l'on appelle les choses par leur nom, mais elle est aussi conçue pour éveiller les sens et attiser les passions. Tout le reste dépend de mes hôtes."

Et en effet, Madame Dulong de Rosnay guida Madeleine vers un groupe d'hommes qui discutaient avec véhémence, en toute impunité, de la tiédeur des efforts déployés jusqu'alors pour retrouver le Dauphin, héritier légitime du trône et supposé mort dans la prison du Temple. Louis XVII restait le roi que beaucoup d'entre eux pleuraient toujours...

Le maire de Montreuil dut résister à la tentation de rester bouche bée devant eux.

Quelques mètres plus loin, une dame vieillissante avait attaqué une mélodie complexe au clavecin que deux autre femmes s'évertuaient à chanter avec une fortune inégale, tandis que le reste des dames riaient avec une touche d'effronterie qui ne semblait déranger personne.

Madeleine fut présenté au maire d'Amiens, puis au maire d'Abbeville. Un député de la Somme lui parla d'un projet promu par un collègue de l'Aisne qui visait à drainer les marais insalubres, comme ceux qui abondaient dans la Souche.

La question suivante que posa le maire de Montreuil fut pour savoir s'il était possible que sa communauté puisse bénéficier des crédits alloués au projet et dans quelles conditions. Un magistrat d'Arras eut la gentillesse de lui expliquer la procédure au cours du dîner.

Le dîner fut une affaire compliquée : des délices spectaculaires où il était difficile de planter la fourchette.

Madeleine se contenta d'un peu de pâté truffé en croûte et préféra à l'oie et au faisan, l'aile d'un poulet qu'avec prétention la maîtresse de maison appelait "Poularde à la Montmorency."

Alors qu'ils savouraient un dessert absolument notable à base de glace et de vanille, Madame Dulong de Rosnay relança la conversation.

" Quelles nouvelles de l'héritier de la banque Mesnières ?

- Je crains que nous ne devions nous contenter de pleurer la perte du père : le fils est perdu pour nous.

- Comment cela, mon cher Lambert ? Je l'ai trouvé charmant lorsque son père me l'a présenté.

- Oui, charmant... C'est exactement le terme. Le problème est qu'il se sert de ses charmes pour séduire ceux de son sexe. La semaine dernière, un de mes amis s'est plaint d'avoir dû mettre fin à ses assiduités à la dure."

Le dénommé Lambert, jeune notaire encore en formation au sein de l'important cabinet de son père, sourit à l'assistance avec un air de s'y connaître. L'effet ne se fit pas attendre.

" Mais ne nous laisse pas dans le doute, Lapinou, lui gronda sa compagne, exhibant avec impudence une délicieuse moue.

- Il semble que Mesnières se croit amoureux de l'ami dont je ne citerai pas le nom. Il est pathétique à voir ! Le pauvre homme tremble de tout son corps et babille dès qu'il est en présence de mon ami... L'autre jour, Mesnières a osé lui demander ouvertement un rendez-vous... en tête à tête.

- Et que s'est-il passé ?, dit une jeune dame à sa gauche.

- Que mon ami lui a cassé le nez, quoi d'autre ?

- Votre ami a eu tort," interrompit gravement l'hôtesse.

Madame Dulong de Rosnay s'essuya doucement les lèvres. Son sourire bienveillant avait regagné sa place lorsqu'elle retira la serviette.

" Voyez-vous, mon cher Lambert, votre époque est riche en inventions et en progrès qui vont changer le monde. Cependant, votre génération a oublié les conquêtes de la mienne.

- Les Lumières ?"

Madame Dulong rit de bon cœur.

" Me croyez-vous si vieille, mon jeune ami ? Non, je parle de tout ce que nous avons appris après que les philosophes nous aient montré la voie. Un marquis que j'ai rencontré jadis avait dit... voyons si je m'en souviens encore : " Dans le fait, j'aime les femmes, moi, et je ne me livre à ces goûts bizarres que quand un homme aimable m'en presse. Il n'y a rien que je ne fasse alors. Je suis loin de cette morgue ridicule qui fait croire à nos jeunes freluquets qu'il faut répondre par des coups de canne à de semblables propositions ; l'homme est-il le maître de ses goûts ? Il faut plaindre ceux qui en ont de singuliers, mais ne les insulter jamais : leur tort est celui de la nature ; ils n'étaient pas plus les maîtres d'arriver au monde avec des goûts différents que nous ne le sommes de naître ou bancal ou bien fait. Un homme vous dit-il d'ailleurs une chose désagréable en vous témoignant le désir qu'il a de jouir de vous ? Non, sans doute ; c'est un compliment qu'il vous fait ; pourquoi donc y répondre par des injures ou des insultes ? Il n'y a que les sots qui puissent penser ainsi."

Dans le silence général, la cuillère de Madeleine tomba par terre.

" Mais je vois que je vous scandalise. Il n'y a pas de raison : je dis ouvertement que le Marquis avait tort, du moins partiellement.

- Car je trouve que les hommes invertis sont adorables, affirma Choupette en toute sincérité.

- Là n'est pas la question, ma chère. Le marquis a eu raison de dire que les particularités de ces hommes ne sont qu'un goût ou une préférence, pour ainsi dire. Mais il a ensuite gâché tout cela en assimilant ces particularités à des erreurs de la nature. À mon avis, ces préférences ne sont qu'une variation parmi d'autres. Ni plus, ni moins."

Un crescendo de murmures se répandit d'un bout à l'autre de la table.

Seul Madeleine restait muet... dans l'expectative.

L'hôtesse se leva pour appeler au calme.

" Messieurs, mesdames... Nous sommes ici entre amis... Comme c'est la norme, rien de ce que nous dirons ne quittera ces murs. Soyez honnêtes, mes amis : combien d'entre vous trouvent stimulant de contempler les attentions qu'une femme accorde à une autre dans des moments intimes ? Non, inutile de lever la main : je connais la réponse. Pourtant, la passion entre hommes vous répugne. Soit. Néanmoins, j'ai connu des histoires d'amour entre hommes qui feraient pâlir n'importe quel poète. Mais je suppose que cela est une autre histoire... Je vous demande donc, mes amis, d'être tolérants à l'égard des préférences que nous pourrions un jour accueillir parmi nous.

- C'est ça le progrès ?, demanda Lambert.

- C'est la logique des choses, lui répondit un magistrat.

- De toute façon, je ne vois pas pourquoi on en fait tout un plat. Il y a des hommes qui ne partagent pas ces goûts, mais qui ne se dégonflent pas lorsqu'il s'agit de se servir de la porte arrière d'une dame," souligna Choupette.

Un éclat de rire général salua sa remarque ; Madeleine demanda qu'on lui remplisse encore son verre d'eau.

Les conversations devinrent plus discrètes dès ce moment. Après plusieurs verres d'alcool, les couples et quelques trios se retirèrent à l'étage supérieur.

Madeleine, épuisé et à bout de nerfs, ne traîna pas en arrière.

Sa chambre était trop spacieuse pour un seul occupant ; les sols recouverts de moquette et les teintures assorties en faisaient une véritable bulle inaccessible à l'agitation qui se poursuivait dans le salon. Madeleine reconnut avec plaisir le parfum de la cire et de la lavande. Mais une odeur différente et suggestive était également présente dans l'air, peut-être en raison des produits cosmétiques étalés auprès de la psyché ?

Quelque peu agacé d'avoir à repousser les pétales de rose qui flottaient dans l'eau, l'ancien bagnard fit une toilette sommaire et se coucha.

Son lit était si grand que même Javert aurait pu s'allonger sans avoir à plier les genoux.

Madeleine sourit sans trop savoir la raison. Il se sentait bien.

Jusqu'à ce qu'il se retrouve coincé entre un matelas trop mou et une couette trop bouffante ; il grogna un coup pendant qu'il se redressait pour moucher les bougies.

Puis quelque chose d'inhabituel l'arrêta dans son élan.

Son image tout entière se reflétait sur le plafond.

Il fixa le miroir plus longtemps qu'il ne lui fallait pour comprendre son utilité.

Cela l'avait tout simplement fasciné.

Cette nuit-là, lorsqu'il réussit enfin à s'endormir, son sommeil ne fut paisible que par à-coups.

Lorsque la lune était déjà haute, un corps brun aux membres longs était venu s'enchevêtrer mystérieusement autour de son torse. Ses bras s'enroulèrent autour des ses épaules de forçat, ses mollets épousèrent tout naturellement ses cuisses. Assis à califourchon sur les hanches de Madeleine, l'apparition reposait la tête sur son épaule et se balançait si doucement ; ses cheveux noirs se déversaient sur le matelas et, en regardant le plafond, Madeleine apercevait son dos qui se tendait et ses fesses fermes qui se resserraient et ondulaient au rythme d'une cadence ancestrale.

Madeleine caressa le dos large, puissant, dans une supplication silencieuse pour qu'il se redresse.

Il chercha ses seins.

Il découvrit de minuscules tétons en érection qui se dissimulaient parmi du poil doux.

Émerveillé, il promena sa paume sur le ventre nu qui se dressait sur son corps, suivant la ligne sombre qui le guidait vers le sexe de son spectre.

Il trébucha sur sa virilité. Furieuse, larmoyante...

Un éclat gris fendit le ciel.

" Jean..."

Madeleine se réveilla au moment même où il se renversait. Son nom et son propre râle résonnaient encore dans ses oreilles.

Saisi, tremblant.

Haletant et incrédule...

Satisfait et pourtant toujours anhélant.

" Vieil imbécile, attendre d'avoir ton âge pour te mettre dans l'embarras comme le ferait un adolescent ", lança-t-il au miroir.

Puis, se levant avec prudence, il se battit encore contre les pétales de rose le temps d'effacer les traces de sa honte et de retrouver le calme qui, il le savait bien, ne reviendrait pas.

Le chemin du retour à Montreuil fut long et, en quelque sorte, difficile.

Pendant que Mo-mo et Choupette dormaient appuyés l'un contre l'autre, Madeleine réfléchissait.

C'étaient là des pensées tristes, mais elles cachaient aussi quelque peu d'espoir.

Madeleine restait troublé par son rêve de la veille. Il collait à ses os et secouait encore ses nerfs.

Il avait trop vécu pour croire encore qu'il serait dispensé de payer le tribut que tous les hommes rendent à la chasteté.

A ce stade de sa vie, il avait l'habitude de tacher les draps de temps à autre et de vivre avec, car il lui était impossible, quoi qu'en dise l'abbé, de contrôler tout ce qui se passait dans son corps pendant qu'il dormait.

Mais jamais... Jamais depuis son jeune âge il n'avait connu une telle explosion de plaisir. Il n'avait jamais cru vouloir la ressentir à nouveau... La rechercher, et le faire désespérément si nécessaire.

Son spectre, celui qui l'avait fait jouir au-delà de toute espérance, était mâle.

Il devrait apprendre à vivre avec.

Ce rêve possédait aussi sa propre voix, une voix qui avait prononcé son nom et que Madeleine avait reconnue.

Le désir avait la voix de Javert.

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