Chapitre XV

Cette affaire de fausse monnaie fit l'effet d'un coup de canon dans la ville.

Chacun se réveilla en apprenant avec stupeur ce qui s'était produit la veille. L'inspecteur de police avait arrêté une bande de faux-monnayeurs. M. Martineau servait d'intermédiaire entre les trafiquants et l'usine de M. Madeleine.

M. Martineau était un des plus anciens transporteurs de la ville.

Jamais, on n'aurait pu imaginer un tel homme respectable et respecté plongé dans l'illégalité.

Javert se promit de récompenser le Père Fauchelevent, le vieillard avait aiguillonné le policier vers ce suspect tout particulièrement mais sans preuve tangible, l'inspecteur n'avait rien pu faire contre Martineau.

Un notable, une fois de plus.

Et monsieur Madeleine, le maire en personne, avait été entendu à titre de témoin !

" Vingt ans de bagne qu'il risque, jetait une voix sur le marché.

- Mon Dieu ! Et madame Martineau ?

- Je plains surtout les enfants ! Pauvres petiots ! Qu'est-ce qu'ils vont devenir ?

- Dieu seul le sait !"

" On dit que monsieur Madeleine a parlé de protéger la mère de ce pauvre Mollard !, racontait-on dans un autre étal du marché.

- C'est vraiment un brave homme que Monsieur Madeleine ! Et ?

- Et rien ! L'inspecteur a été bien cruel !

- Misère. Quelle histoire !"

" Il doit être content de lui, le gitan, osa cracher une troisième voix, perfide et venimeuse.

- Oui. Un tel homme avec un tel pouvoir ! Quel scandale !

- Figurez-vous que même monsieur le maire a demandé la clémence mais il n'a rien voulu entendre !

- Un gitan ! Et osez soupçonner monsieur Madeleine ! Notre maire ! Vous allez voir, il va mettre les choses en ordre, croyez-moi !"

Javert contemplait tout cela depuis la fenêtre de son bureau. Il les voyait, tous et toutes, parler de lui et de ce qu'il s'était passé.

Il était épuisé par sa longue nuit. Des heures à interroger, palabrer, prouver...et même se justifier. Pour finalement qu'on lui donne raison !

Monsieur l'adjoint du maire avait regardé Javert une bonne partie de la nuit, impressionné par le chef de la police. Magnier était aussi énervé de ne pas avoir été informé.

Javert n'était-il pas un chien à leur botte ?

Et cependant, l'inspecteur avait été écouté et obéi.

Monsieur Martineau et ses employés allaient être déférés devant un juge à Arras. Le convoi partirait le lendemain accompagné par le chef de la gendarmerie et le chef de la police.

Javert avait gagné !

Peut-être cette affaire serait-elle enfin la clé de la liberté ?!

Le matin-même, à peine terminé la paperasse, Javert, accompagné de ses inséparables gendarmes, avait visité la glacière de Mme Mollard pour y trouver plusieurs bourses, joliment emballées dans une caisse de l'usine.

Donc le contremaître n'avait pas menti sur ce point.

Mais pour le faux-monnayeur, Javert n'avait rien. Peut-être à Arras..., il trouverait le bout de la piste ?

Là, il avait les mains liées. Il aurait dû traiter cette affaire avec plus de discrétion et de délicatesse. Jamais l'homme de Montfermeil ne viendrait se jeter dans la gueule du loup, la rumeur allait bientôt l'informer de la capture de la bande de faux-monnayeurs.

Il fallait jouer autrement.

L'inspecteur organisait déjà les choses dans son esprit. La rapidité, seule, pouvait lui permettre de remporter la mise.

Mais, il était immensément fatigué par ses deux nuits quasiment blanches et il en oubliait de se reposer.

Moreau n'osait pas déranger l'inspecteur de police.

Javert n'avait pas dormi depuis des heures, ni bu ni mangé. Il ne tenait que par son inébranlable volonté et son orgueil tout aussi fort.

Le chef de la police regardait la place du marché et savourait sa victoire.

Même si...même s'il avait soupçonné à tort monsieur Madeleine...

Il devait faire amende honorable envers monsieur le maire.

Avant même de poursuivre l'enquête, il le devait.

" Vous devriez rentrer chez vous, inspecteur, murmura prudemment Moreau.

- J'ai une visite à rendre," répondit posément Javert.

On avait l'habitude de voir la haute silhouette vêtue de gris attendre devant la porte de l'usine de M. Madeleine mais c'était la première fois qu'on voyait le policier pénétrer aussi fermement dans les locaux.

Sans avoir été invité ou convoqué !

Javert agissait comme si les lieux lui appartenaient.

Le contremaître était absent, ce qui était normal vu qu'il dormait dans les sous-sols de la gendarmerie.

Le secrétaire de M. Madeleine, M. Duhamel, vint accueillir Javert, le front soucieux et le regard inquiet.

" Vous désirez, inspecteur ?

- Je souhaiterai parler à votre directeur.

- C'est que monsieur Madeleine est en plein travail, il faudrait prévenir quand vous souhaitez..."

Un simple froncement de sourcils suffit à faire taire l'importun. M. Duhamel déglutit et indiqua le chemin du bureau de son directeur :

" Suivez-moi ! Je vais le prévenir de votre visite."

L'usine vue de nuit avait ressemblé à une grotte, plongée dans la pénombre et vaste comme une cathédrale. De jour, c'était une ruche, on travaillait, marchait, discutait, travaillait, houspillait et travaillait sans cesse.

Des surveillants passaient dans les rangs et vérifiaient le sérieux des ouvriers et ouvrières. Admirable organisation !

Cela ne déplaisait pas à l'adjudant-garde de Toulon.

M. Duhamel frappa à la porte d'un bureau vitré situé en haut d'un escalier, dominant la salle de travail.

" Veuillez pardonner mon intrusion, monsieur le maire, fit le secrétaire en entrant dans le bureau de M. Madeleine, mais monsieur l'inspecteur souhaitait vous parler. Instamment."

Madeleine releva la tête très lentement. Il fronçait les sourcils.

" Encore ?"

Que pouvait lui vouloir l'inspecteur ? Aurait-il eu raison, après tout, et Mollard l'aurait incriminé ? Si tel était le cas, bien qu'il soit innocent, Madeleine assistait sans doute à ce qui serait le début de sa fin, car une nouvelle nuit d'insomnie ne lui avait pas suffi pour trouver un moyen, au cas où il serait accusé, d'éviter qu'une enquête approfondie soit menée sur sa personne.

" Faites entrer, Duhamel et qu'on en finisse !"

C'était la première fois que M. Madeleine voyait Javert ainsi. L'inspecteur n'avait plus rien d'obséquieux ou de soumis.

Pour la première fois, ils se voyaient vraiment...d'égal à égal...

Le chef de la police de Montreuil-sur-Mer et le directeur de l'usine de verroterie.

Madeleine eut un haut-le-corps.

Il avait beau être le maire, il se voyait face à un adjoint, pas un subalterne.

Javert marcha avec fermeté jusqu'au bureau de M. Madeleine et sans attendre que Duhamel ait quitté le bureau de son patron, il lança de sa voix profonde :

" J'ai des plaintes à formuler concernant votre établissement, monsieur."

Madeleine accusa le coup et ne montra aucune émotion.

" Je vous écoute !

- La sécurité de votre établissement laisse à désirer et le personnel que vous employez n'est pas digne de confiance."

Une prise de souffle se fit entendre, M. Duhamel devait avoir blanchi sous l'accusation du policier.

" Veuillez élaborer, je vous prie," fit sèchement le directeur.

Les yeux clairs de l'inspecteur se plissèrent.

Il était loin le temps où Madeleine les avait vu briller d'espièglerie. Là, ils étaient froids et coupants comme de la glace.

" Le mieux serait que vous m'accompagniez, monsieur Madeleine, et je vais vous montrer ce qu'il faut revoir."

Une proposition mais il ne fallait pas se leurrer, il s'agissait d'un ordre.

Monsieur Madeleine ne s'y trompa pas.

Il prit le temps de ranger le dossier posé devant lui sur son bureau et se leva, lentement. Le secrétaire était resté à la porte, estomaqué devant la scène.

" Je n'en ai pas pour longtemps, Duhamel. Vous aurez vos documents signés plus tard.

- Oui, monsieur."

Puis, s'adressant au chef de la police, resté droit et impassible, les mains croisées dans le dos.

" Allons-y, inspecteur."

Javert prit la tête de l'expédition et entraîna M. Madeleine dans les recoins de sa propre usine, jusque dans l'entrepôt, près du quartier des ouvriers.

Là, le policier observa les yeux de M. Madeleine et prit une longue inspiration.

" Premièrement, il vous faut une garde pour veiller sur vos marchandises. Cela ne suffit pas que vous dormiez sur place. Je sais que vous avez des nuits courtes, monsieur le maire, que vous êtes vigilant et capable de vous défendre. Mais..."

Madeleine voulut répondre plusieurs fois mais l'inspecteur ne le laissa pas parler. Il reprit avec plus de hargne :

" Mais vous êtes imprudent ! Seriez-vous même capable de descendre avec une arme ?"

M. Madeleine se tut, dompté.

Javert eut un sourire, petit mais sans cruauté.

Et tout à coup, l'attitude du policier changea et devint plus douce.

" Je sais ! Vous êtes un homme bon, monsieur, vous avez confiance dans l'humanité.

- Pas vous ?, se permit de demander Madeleine, voyant Javert devenir plus abordable.

- Je n'ai que quarante ans, monsieur, mais j'ai l'impression que j'ai peut-être un peu plus vécu que vous."

Sur ces paroles sibyllines, le policier poursuivit sa diatribe :

" Deuxièmement, je comprends votre préoccupation quant au repos des habitants de la ville. C'est tout à votre honneur ! Mais il faut que les transports se fassent de jour, monsieur. Avec des surveillants ! Je peux même apporter mon concours en la matière ou M. Magnier si vous préférez avoir affaire à lui.

- Pourquoi de jour ?

- Pour pouvoir surveiller le chargement et le déchargement ! Ouvrir les caisses devant témoins et avoir un officier présent !"

Javert hésita mais ajouta quand même, profitant de son avantage actuel pour avouer ce qu'il pensait :

" Un officier de confiance ! Neutre et intègre !"

C'était dit.

Madeleine s'arrêta net et le dévisagea.

Puis, comme s'il avait soudain pris conscience de leur entourage, il saisit Javert par le coude et le dirigea vers un angle retiré de la pièce.

" Je veux bien croire que vous êtes l'officier approprié pour mener à bien cette tâche, mais... comment puis-je avoir confiance en votre neutralité, inspecteur ?

- Vraiment ? C'est ma neutralité qui vous tracasse ?

- Sans doute, inspecteur ! Tous les commerces de la région reçoivent et expédient régulièrement des marchandises. C'est une activité ordinaire qui doit être menée en souplesse. Or, vous me demandez d'entraver ces opérations... systématiquement. J'admets que mon chiffre d'affaires est plus élevé que celui de mes voisins et que cela risque de me causer des problèmes comme ceux que je viens d'avoir, mais tout de même !"

Javert resta sans voix. Il ne comprenait pas où était le problème.

" Vous ne voulez pas que quelqu'un mette le nez dans vos affaires ?"

Monsieur Madeleine secoua la tête et expliqua :

" Ce n'est pas le problème. Je ne peux pas empêcher le transport de se faire. Il n'empêche que nous pouvons trouver un moyen. Supposons que je vous informe sur la circulation des marchandises et que je vous garantis le libre accès à l'usine. Le jour ou la nuit. N'importe quel jour de la semaine. Vous pourrez effectuer autant de visites inopinées que vous le jugerez nécessaire sans pour autant retarder les envois.

- Me laisser libre accès à vos locaux ? Vous n'y pensez pas, monsieur ! Ce serait parfait pour pouvoir m'accuser de..."

Le mot fut difficile à dire mais Javert le fit courageusement, le menton levé et les yeux brillants de colère :

" Corruption. Vous devez être présent. Si ce n'est vous, M. Magnier. Mais il faut quelqu'un pour..."

Nouvel arrêt et nouvelle admission.

" Me surveiller."

Javert dut respirer. Il n'était plus libre, comme autrefois, d'agir à son idée.

Madeleine suivait avec étonnement les émotions qui, l'une après l'autre et avec violence, se rendaient lisibles sur le visage de l'inspecteur. Un officier corrompu ? Cela pourrait en effet être le cas. Mais alors, qui cherchait à se racheter. Car il lui aurait été aisé de prendre part dans le trafic : fermer les yeux et encaisser... Rien de plus simple ! Or, il ne l'avait pas fait.

L'ancien forçat, banni à vie pour une erreur de jeunesse, se demanda en toute conscience s'il était juste qu'un homme soit privé de seconde chance sous prétexte qu'il était policier.

" Cela va de soi, inspecteur. J'ai dit que je vous donnerais libre accès à l'usine, pas que j'allais vous remettre la clé."

Javert ne dit rien.

Il était défait.

Le coup avait porté.

Monsieur Madeleine, si naïf, si candide, offrait le libre-accès dans son usine à un policier... C'était impensable...

Naïf...ou manipulateur et foncièrement intelligent ?

Javert n'oubliait pas que quelqu'un lui avait envoyé le rapport sur sa mise en accusation. Il avait conservé avec un air de défi ce rapport honni sur son propre bureau.

Afin de montrer à tout le monde qu'il n'était pas facilement effrayé et qu'il n'avait cure des menaces.

Mais le fait demeurait que quelqu'un avait voulu le soumettre en lui rappelant sa mise à pied.

Permettre à un homme accusé de corruption d'avoir accès à des secrets de fabrication ou des trésors facilement revendables...c'était aussi lui tendre un piège.

Javert songea à la femme de Potiphar dans l'Ancien Testament et secoua la tête...

Il était trop fatigué pour trancher aujourd'hui, entre la naïveté ou la duplicité. Il voulait en finir et, peut-être, s'étendre quelques heures pour un repos bien mérité.

Sans répondre, Javert poursuivit sa route, suivi par l'industriel.

On avançait dans l'entrepôt puis dans l'usine dans son entier.

Là, Javert savait qu'il allait faire du mal.

Qu'il allait être cruel.

Mais il n'en eut cure.

" Troisièmement ?, demanda M. Madeleine, sachant que les mises en garde du policier n'étaient pas terminées.

- Vous faites confiance trop facilement, monsieur le maire. Je sais ! L'homme est foncièrement bon, n'est-ce-pas ? Il mérite le pardon et la confiance. Ce n'est pas ainsi que je vois les choses !

- Que voulez-vous dire, inspecteur ?

- Revoyez votre personnel ! Il y a des gens qui vous trahissent pour de l'argent et qui ne méritent pas votre confiance.

- Mon Dieu ! Comment cela ?"

Javert sourit. Ils étaient arrivés jusqu'à la salle des fours. Le policier découvrait l'intérieur de cette grande et impressionnante usine.

Il devait se l'avouer. Cet homme qu'il savait être un ancien criminel, certainement un homme mauvais, avait le sens des affaires.

C'était une belle usine !

Les fours étaient imposants et on travaillait le verre avec soin. Du verre noir fondu en pâte malléable et transformé en billes de verre. Le jais artificiel de Monsieur Madeleine. Ensuite on faisait fondre la gomme laque avec la térébenthine et le tour était joué.

Façonner des bijoux, ciseler des bracelets, monter des chapelets...

" Comment pensez-vous que j'ai appris le jour et l'heure de l'échange des marchandises ?," avoua Javert.

C'était amusant.

Compter le temps que prenait M. Madeleine à tirer ses propres conclusions, mais cela ne manquait pas. Les yeux bleus, si bleus de l'industriel s'éclairaient et la révélation se faisait enfin.

Il lui fallait juste quelques secondes.

Et Javert ne pouvait s'empêcher de penser : " là, tu as enfin compris..."

" Quelqu'un vous a informé ?!, souffla M. Madeleine.

- Revoyez vos dossiers sur le personnel, convoquez-les et interrogez-les ! Vous ne pouvez pas vous permettre de garder des gens qui ne vous respectent pas, monsieur. Et ne soyez pas doux avec les femmes, monsieur le maire."

Un dernier regard avant d'enfoncer le clou.

" Les femmes trahissent aussi bien que les hommes. Songez à Dalila."

Peut-être Fantine échapperait-elle à la purge ?

Si personne ne découvre l'existence de son enfant caché.

" Pourquoi me le dire ?

- Parce que..."

L'inspecteur laissa ses yeux glisser sur les ouvriers, suant sous la chaleur des fours, et il se souvenait des ouvrières entrevues, peinant à glisser les perles sur les colliers... Il faisait chaud, si chaud dans cet atelier que l'inspecteur sentait sa tête tourner.

Il n'avait pas mangé ni bu depuis des heures, en fait il n'avait rien pris depuis le déjeuner de la veille.

" Disons que je voudrais voir jusqu'où vous pouvez aller," réussit-il à ajouter.

Monsieur Madeleine regardait Javert et Javert regardait monsieur Madeleine.

" Et maintenant, inspecteur ?

- Maintenant, je voudrais que vous me parliez de votre société de transport postée à Arras. Je..."

La chaleur des fours était étouffante.

Javert regrettait son chapeau et son uniforme si épais. Il retira d'un geste nerveux le bicorne et glissa sa main sur son front, surpris d'y sentir tant de sueur.

" Je pars demain à Arras pour escorter les prévenus mais je voudrais...

- Javert ? Vous allez bien ?

- Un peu d'air frais me..."

Javert se maudit.

Il avait connu la chaleur de Toulon, il n'allait pas flancher dans la chaleur des fours. Peut-être s'il avait un verre d'eau ?

Une main saisit son bras et l'entraîna dans une autre salle, plus fraîche.

" Depuis quand n'avez-vous pas bu ?

- Aucune importance, répondit plus clairement l'inspecteur. Alors votre transporteur ?

- J'ai son dossier dans mon bureau."

Cela devait se lire sur son visage et l'inspecteur s'en voulut. Retourner dans la fournaise et traverser l'usine, jouer son rôle impassible et marcher fermement au-milieu de la cohue. C'était au-dessus de ses forces.

" Peut-être l'apporterais-je dans le vôtre, proposa M. Madeleine, compréhensif. Une fois que vous aurez bu et mangé.

- Méfiez-vous, monsieur le maire. Vous accordez votre confiance si facilement..."

Même à moi.

Javert avait beau lutter, il ferma ses yeux et se sentit perdre connaissance.

Ridicule au possible.

La dernière chose qu'il entendit fut son nom répété avec angoisse. Et tout devint noir.

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Les voix étaient gênantes et cela agaçait Javert.

Il voulut les chasser mais fut surpris de ne pas pouvoir bouger.

Il s'affola.

" Chut !, fit une voix féminine qu'il ne reconnut pas. On va être raisonnable pour une fois !

- Qui..."

Javert ouvrit les yeux et vit...le regard bienveillant de Soeur Perpétue posé sur lui.

" Là, là. On est réveillé !

- Ne me racontez surtout pas !," jeta Javert en refermant les yeux avec hargne.

Le son de sa propre voix rauque lui déplut souverainement. La religieuse gloussa :

" Je n'oserai pas !"

Un temps silencieux, la nonne apporta de l'eau fraîche au policier. Javert reconnut les lieux, il était installé dans un lit, au petit hôpital de Monsieur Madeleine. Celui qui ne fonctionnait que par la charité de l'industriel et l'aide des religieuses de la ville.

Javert soupira de dépit :

" C'est si mauvais que cela ?

- Voyons ! Par où commencer ? Votre évanouissement chez M. Madeleine ou votre transport à-travers l'usine dans les bras de ce dernier ?

- Epargnez-moi !, gémit Javert.

- Le médecin est venu et a prescrit des fortifiants.

- Le médecin ?!"

Javert ferma les yeux et se concentra sur sa respiration, il était passablement énervé.

Il avait voulu montrer à monsieur Madeleine sa force et son autorité...et voilà le résultat.

Il se retrouvait à profiter de la charité de ce dernier.

On lui avait retiré ses bottes et sa veste d'uniforme mais pour le reste, il portait encore son pantalon. Une maigre consolation.

" Vous nous avez tous inquiété, monsieur.

- J'imagine bien, ricana amèrement l'inspecteur.

- Monsieur Madeleine n'a quitté votre chevet que contraint d'aller à son bureau.

- M. Madeleine est venu à mon chevet ?

- Il en a chassé M. Moreau."

Javert écoutait la religieuse, au comble de la surprise.

" Pensez donc ! Vous êtes resté évanoui deux heures !!! Le médecin vous a ensuite donné un sédatif. Vous divaguiez.

- Je m'en excuse, grogna Javert.

- Il faudra le dire à M. Madeleine ! Et à votre secrétaire ! Même monsieur de Saint-Alban a fait demander de vos nouvelles.

- Donc toute la ville sait mon évanouissement ?, interrogea le policier, agacé.

- Mme Saillier a fait porter du vin et une brioche pour vous et Mme Monge vous a fait un gâteau.

- Misère..."

La religieuse se mit à rire et prit le poignet de Javert afin d'en vérifier le pouls.

" Depuis combien de temps n'aviez-vous pas mangé ?

- Pas de sermon, je vous en prie, ma sœur. J'étais sur une affaire et j'ai oublié.

- Oublié ?, répéta Soeur Perpétue en reniflant sans élégance. Comment peut-on oublier cela ?"

Javert n'allait pas répondre et se préparait à fermer les yeux pour retrouver le calme lorsqu'une idée terrible le prit.

" Quel jour sommes-nous ? Je dois aller à Arras !"

La religieuse soupira et le poussa à se recoucher.

Elle le retint comme un enfant désobéissant et sa lèvre eut une moue réprobatrice.

" Je dois convoyer les prévenus à Arras !, souffla Javert.

- Et bien vous irez à Arras demain, homme obstiné ! Mais le médecin a demandé à ce que vous soyez accompagné.

- Je ne suis pas un enfant !, se défendit le policier.

- Monsieur Madeleine se chargera de vous accompagner."

Javert gémit en fermant les yeux.

Les choses pouvaient-elles être pires ?

Le policier eut sa réponse lorsque devant la tenture qui entourait son lit et le protégeait des regards inopportuns, la religieuse le regarda, curieuse et attentionnée :

" Qui est Gilles ?"

Javert respira, lentement, profondément, avant de répondre :

" Un ami disparu."

La religieuse hocha la tête avant de partir.

Et Javert se laissa retomber sur le lit.

Son cœur battait la chamade et il se sentait nauséeux.

Gilles ? Il ne lui en aurait pas voulu s'il s'était entendu appeler "ami", non ?

La journée se terminait enfin lorsque l'inspecteur sortit de son lit.

La nonne n'avait pas menti. Sur une table, à proximité de sa place, se trouvait un panier dans lequel il y avait une des brioches de madame Saillier et du vin.

Javert mangea, ne préférant plus penser à l'accusation de corruption ou de pots-de-vin.

Il s'était assez ridiculisé pour ce jour.

Une religieuse, inconnue pour le policier, lui apporta de l'eau et lui fit un sermon sur l'ivrognerie.

Avec dépit, Javert vit disparaître la bouteille de vin, remplacée par un pichet d'eau.

Au temps pour madame Saillier...

Le gâteau était de trop, Javert l'abandonna aux bons soins des sœurs. Il y avait peu de malades à l'hôpital de M. Madeleine, mais l'inspecteur n'ignorait pas que Genlain était quelque part.

Le gâteau pouvait lui apporter un peu de baume au cœur. L'homme était enfermé, loin de sa famille.

Depuis le temps que monsieur Madeleine et les religieuses essayaient de le guérir de son ivrognerie.

Il ne restait plus à l'inspecteur qu'à attendre jusqu'à la visite du soir que le médecin lui permette de rentrer chez lui.

Javert pouvait se montrer patient.

Soeur Simplice accourut avant même que Madeleine n'ait fini de gratter à la porte vitrée.

" Ah ! Ce n'est que moi, ma sœur. Je suis venu m'intéresser aux malades.

- M. Genlain vient de s'endormir. Dieu sait qu'il en a besoin pour se rétablir," dit la religieuse en le précédant dans le couloir central de la salle.

Elle se rendit auprès d'un lit et commença à soulever les teintures avec d'infinies précautions. Madeleine put regarder l'homme inconscient qui se trouvait là.

Naguère, ce pauvre homme émacié avait été un colosse blagueur et criard. Un collègue qui, lorsque Madeleine venait d'arriver en ville, l'avait accueilli sans réserve ; ce fut de la main de Genlain que Madeleine avait fait les premiers pas dans un monde qu'il avait cessé de connaître depuis longtemps...

" Le docteur a-t-il déjà reçu des nouvelles de son correspondant à Paris ?

- Pas encore, Monsieur Madeleine.

- Bien. Prions pour que la lettre n'arrive pas trop tard... Et laissons-le se reposer."

La religieuse, petite femme au visage terne, le précèda encore dans le couloir.

" Nous avons cependant de bonnes nouvelles de l'inspecteur.

- Ah ! Il se sent déjà mieux ?

- Je dirais qu'il est impatient de nous quitter," sourit la femme.

En effet, Javert était assis sur son lit, les chevilles croisées et la mine renfrognée.

Fait notable, il conservait son pantalon et ses bas en grosse laine grise malgré la chaleur ambiante et l'inconfort qu'ils ne devaient pas manquer de lui causer ; sa maigreur mal cachée sous une vieille chemise ne fit que le rendre plus redoutable lorsque son regard scintilla en apercevant Madeleine.

La maigreur d'un loup.

Rapide, l'industriel leva une main apaisante pour arrêter le chapelet de protestations qu'il devinait coincées dans sa gorge.

" Tout d'abord, comprenez que vous êtes ici parce que c'était l'option la plus commode. Et puis... sachez que l'hôpital accepte des dons même s'il ne facture pas le séjour."

Cela n'empêcha pas Javert de fulminer.

" Il semblerait que des remerciements soient de mise. Alors merci, monsieur le maire."

Madeleine répondit d'un simple hochement de tête, l'air distrait alors qu'il cherchait une chaise et se laissait tomber lourdement.

" Disons que je vous rembourse ce que vous avez si obligeamment fait pour moi."

Cela fit sourire Javert, mais sans aucune joie.

Le policier était agacé.

" Quand puis-je partir ? Sérieusement ? Je dois retourner à mon poste et voir si M. Magnier a avancé dans les dépositions. Je n'ai pas de temps à perdre avec...tout ceci !"

- Je comprends, inspecteur. Ceci n'est pas une prison et personne ne vous empêchera de partir... Cependant, moi... et d'autres comme moi... seraient plus rassurés si vous attendiez la visite du docteur et acceptiez ses conseils. Un peu de prudence ne vous fera pas de mal.

- Par Dieu ! Madeleine ! Ce ne fut qu'un malaise dû à une série de stupidités. La chaleur n'a rien arrangé. Je vais bien. Ho et puis merde !"

Javert se leva et prestement remit son uniforme.

Il en était à fermer la boucle de son col de cuir lorsqu'il sentit un nouveau vacillement.

Machinalement, sa main se porta à sa tête.

" Il faut juste que je mange. Et pas que de la brioche !"

L'industriel réprima son élan de le secourir. Il l'aurait fait pour n'importe quel homme... Il y avait quelque chose qui l'empêchait de le faire pour celui-ci.

" Vous n'êtes pas le seul à avoir pris de mauvaises décisions ces derniers temps, si cela peut vous consoler. Allons manger un morceau, donc.

- Je suis libre de partir ?," demanda Javert attentivement en regardant l'industriel.

Et ce qui aurait pu passer pour de l'humour fut vu comme une vérité.

" Bien entendu, inspecteur, affirma M. Madeleine.

- Alors, je veux bien manger avec vous. Connaissez-vous l'auberge de la rue du Clape-en-Bas ? On y sert des soupes et du pain de qualité.

- Allons-y alors. Mais je vous prierai de marcher doucement... La journée a été longue et je n'ai pas de temps à consacrer aux remontrances du docteur."

Javert fit trois pas vacillants et sa canne lui servit de soutien. Cela le fit sourire. Amèrement.

" Pour moi aussi."

Il n'avait jamais été habituel de voir Madeleine attablé en ville ; cela était devenu rare depuis qu'il s'était installé à son compte. Le voir souper en compagnie du chef de la police relevait de l'inouï.

Mais il était vrai que la cuisine de "La Belle de Troyes" dégageait des odeurs alléchantes qui auraient empêché tout autre homme de regretter sa décision.

Madeleine, mal à son aise, commanda un vin épais puis en vida deux verres avant de cesser de feindre qu'il ne regardait pas autour de lui comme une perdrix dans un champ de blé.

Après, il fut capable d'entamer sa soupe.

L'inspecteur commanda un repas revigorant et il ne lui suffit que de commencer à manger, enfin, pour retrouver des couleurs.

Il laissa ses regards se poser sur les quelques clients attablés, faisant mine de ne pas les voir.

" Je suis un jobard, je l'admets. Je suis resté trop longtemps à mon poste. Les deux dernières nuits ont été mouvementées. J'ai même passé des heures au pied de votre usine. Je n'ai pas mangé depuis..."

Le policier compta puis annonça en secouant la tête, dépité :

" Le déjeuner de la veille. Je ne me savais pas si fragile ! J'ai vieilli !"

Un homme affamé qui avouait avoir quarante ans et qui se considérait déjà vieux ! Non pas affaibli, mais vieux ! La boutade fit sourire Madeleine, qui n'osa pas réfuter un argument aussi farfelu.

Il lui sembla tout à coup qu'il devenait plus facile d'avaler sa soupe, même refroidie. Tout en mangeant, il considéra que le souper risquait d'être bien peu de chose pour un homme à jeun depuis la veille.

Il commanda donc un plat de fromages que le maître de maison posa entre les convives et qu'il accompagna d'une belle miche de pain.

" Dieu ! Voilà ce qu'il fallait ! Et pour faire passer cela..."

Javert se tourna vers l'aubergiste et d'une voix autoritaire commanda encore du vin.

D'un geste qui n'admettait pas de réplique, le policier servit un large verre à l'industriel.

" Bon. Maintenant dites-moi ce que vous pensez de ce qui vient de se passer, monsieur le maire. De la fausse-monnaie ! Je n'ai vu cela qu'une fois dans ma carrière.

- Je suis ravi que vos efforts aient porté leurs fruits, inspecteur. Mais comprenez que la situation est fort malheureuse en ce qui me regarde."

L'industriel marqua une pause pour recueillir ses pensées. Cela ne semblait pas lui être facile.

" Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Pourtant, tous les signes étaient là ! Combien de fois Mollard s'est-il porté volontaire pour faire des doubles quarts ? Il ne ménageait jamais ses efforts, surtout de nuit... Je le pensais entreprenant. Puis il a commencé à porter une attention toute particulière aux expéditions... Cela ne m'a pas autrement étonné, car je le croyais dévoué. Je me suis même laissé convaincre de modérer la confiance que je portais à Genlain, mon responsable d'entrepôt. L'on m'a dit que tout le monde savait que Mollard vivait au-dessus de ses moyens. Pas moi ! J'aurais dû l'en empêcher !"

Cela fit rire Javert qui cacha sa bouche derrière ses doigts.

" Vous voyez qu'espionner ses voisins est utile, monsieur Madeleine et écouter la rumeur peut se révéler...intéressant..."

Madeleine secoua la tête avec résignation.

" Il s'est perdu pour les beaux yeux de la fille d'un notaire ! Cela me dépasse."

Avec un sourire moqueur, le policier regarda l'industriel et souffla :

" La cupidité humaine n'a pas de limite, monsieur le maire. J'ai connu des hommes prêts à en tuer d'autres pour leur voler le peu qu'ils possédaient. Des gens prostituant leurs enfants. Des..."

Javert serra les dents et cracha avec amertume :

" Des supérieurs abusant de la confiance de leur subalterne pour le pousser à la faute. Votre homme a été...imprudent...mais il n'a pas fait tant de mal. S'il se montre arrangeant, je m'efforcerai d'obtenir une remise de peine pour lui. Il est jeune et stupide, ce n'est pas un crime."

L'industriel acquiesça gravement. Il avait cessé de pincer le pain pour accorder toute son attention à son vis-à-vis. Javert lui semblait, en effet, vieux. Peut-être usé par tout ce qu'il avait vu... comme lui-même.

" Je vous en suis reconnaissant, inspecteur. Je recommanderai encore à Mollard de vous apporter toute son aide, mais c'est tout ce que je peux faire. Le reste dépendra de lui et du juge instructeur.

- On va réussir à le sortir de là, votre gamin, M. Madeleine. Parlez-lui et il ne fera pas vingt ans. Un bon avocat peut faire des merveilles et ce n'est pas lui que je veux."

Le sourire s'était évanoui.

Javert vida un dernier verre et posa le tout sur la table.

" Un homme vient prendre les bourses. C'est lui que je veux. Et aussi, ceux d'Arras. Votre môme est un imbécile qui a mordu à l'hameçon. Bien conseillé et bien affranchi, il évitera le Pré. Le robin l'enverra juste en tôle."

Le vin poussait-il Javert à parler en argot ou était-ce fait exprès ?

Le policier pouvait jouer les ivrognes, ses yeux démentaient cette volonté. Javert dardait ses yeux clairs sur M. Madeleine.

Interloqué, Madeleine porta le verre à ses lèvres et le vida d'un trait. Il ne parvenait plus à soutenir ce regard véhément dont l'intensité rappelait à la mémoire de vieilles façons apprises au bagne.

Du vu et du vécu qui ne manqueraient pas d'horrifier un honnête homme.

Il feignit de plier sa serviette pour dissimuler qu'il baissait la tête en signe de soumission.

Javert apprécia le silence puis avec un air désolé qui ne lui allait pas du tout, il se reprit :

" Pardonnez-moi, monsieur Madeleine, j'oublie mes manières. Je voulais dire qu'avec un bon avocat, Mollard n'ira pas au bagne mais juste en prison. Sur l'accusation de complicité... Il fera sept ans. Dix ans si le juge se montre retors."

Et Javert retrouva son sourire amical.

Seulement, il ne se reflétait pas dans ses yeux gris si clairs.

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