Chapitre VIII
" Inspecteur, fit Magnier, la voix lasse, vous n'avez nul besoin d'un cheval.
- Je le sais très bien, monsieur, opposa Javert, en tenant humblement son chapeau entre ses doigts. Ce n'est pas pour mon usage personnel, monsieur, mais monsieur le maire souhaite me voir accomplir des patrouilles dans la campagne aux alentours. Je ne peux pas assurer mon poste en ville et me trouver en même temps dans les campagnes environnantes. J'ai dû aller jusqu'à Etaples une fois."
Là, Magnier fut surpris et regarda Javert avec consternation.
" Etaples ? Mais c'est à trois heures de marche d'ici.
- Vous comprenez mon désarroi, monsieur.
- Oui, oui. Je saisis."
Magnier se frotta le menton et examina ce policier qui venait le déranger avec ses demandes de soutien logistique. Hier c'était deux gendarmes attitrés pour lui permettre de mieux assurer la loi, aujourd'hui c'était le prêt d'un cheval pour les patrouilles.
Magnier soupira et céda :
" Allez dans les écuries, inspecteur, et choisissez-vous une monture. Bien entendu, elle restera ici.
- Bien entendu, ce ne sera un emprunt que très rare et pour une durée très courte."
Le chef de la gendarmerie fit un geste indifférent, puis, pris par une idée, il lança :
" Mais vous savez monter, inspecteur ?
- Oui, monsieur."
La réponse fusa, sèche et brutale.
Javert avait appris à monter au bagne. Tout le monde oubliait qu'il avait été un adjudant dans les garde-chiourmes du midi.
Gageons qu'il allait leur montrer ses capacités d'ici peu.
Un bel étalon. Entier ! Un Navarrin qui n'aurait pas dépareillé dans la Grande Armée. Nerveux et athlétique.
Javert le choisit en conséquence de cause, sachant ce qu'il voulait en faire.
Le gendarme qui l'accompagna aux écuries le prévint, la voix méprisante :
" Il est nerveux et vicieux. Personne ne le monte, le capitaine parle même de s'en débarrasser ! Vous devriez prendre une autre bête, inspecteur."
Le dédain était si vif mais Javert ne le releva pas.
Il sortit la bête de sa stalle, elle piaffait déjà et renâclait, prête à ruer.
Il apprécia d'autant plus la perversion.
" Nous sommes faits pour nous entendre."
L'étalon se cabra et le gendarme se recula prudemment. Javert maintint la bride d'une main ferme.
" Il s'appelle Gymont, annonça le gendarme, vexé d'avoir eu un mouvement de peur devant le policier.
- Et moi Javert."
Et l'inspecteur se mit à rire tandis que l'animal poussait son hennissement de défi.
Ils formaient une belle peinture.
L'homme en uniforme de police, chapeau sur la tête et sabre au côté, assis, le dos bien droit, sur un étalon de couleur sombre. Robe noire et crins clairs.
Une belle peinture.
Au premier abord.
Car après, on se reculait devant la vigueur du cheval. Tenu de main de maître, il s'efforçait de se révolter.
Cela se voyait dans ses sabots trop haut levés, dans sa façon de baisser la tête brusquement ou de se jeter de côté de tout son poids.
Mais l'homme tenait bon.
Javert s'entraîna à chevaucher l'étalon quelque temps dans la campagne.
Il fallait retrouver ses capacités en équitation et mâter cette bête de muscle et de défi.
Oui, ils étaient faits pour s'entendre.
Puis, après quelques heures de galop et de dressage, l'inspecteur décida de ramener le cheval à son écurie.
Le piège était prêt.
Il fallait juste trouver le bon jour...
Et pour cela, il fallait simplement attendre le bon vouloir de monsieur le maire...
**********************
Monsieur Delapasture de Verchocq était un homme si facile à suivre.
Il était précis, constant et réglé comme une pendule.
Donc, il envoya Javert se charger des problèmes de voisinage, de voirie et enfin, il le chargea de patrouiller dans la campagne. Javert aidait le garde champêtre et se sentait si loin de son travail de police.
Les pluies abîmaient les terres et les récoltes présageaient d'une catastrophe.
" Vous avez un cheval maintenant, inspecteur ?, demanda le maire, indifférent.
- Oui, monsieur le maire. J'ai pris la liberté d'en demander un auprès de M. Magnier.
- Vous avez bien fait. Ainsi, vous gagnerez du temps, il faut faire le tour des remparts aussi. Cette pluie peut avoir endommagé des fondations.
- Très bien, monsieur le maire."
Javert était heureux.
Il s'en alla à la caserne, pris ce Gymont dont personne ne voulait et fit le tour de la ville assis sur la selle.
Mais maintenant, il le tenait et pouvait en faire ce qu'il souhaitait.
Un adjudant-garde.
Un gitan.
Comment les gens pensaient que les gitans se déplaçaient ?
Javert avait appris à monter dès l'âge de trois ans.
Le tour de ville terminé, l'inspecteur sourit et poussa son cheval au trot.
Depuis la promenade des remparts, il se dirigea vers l'usine de M. Madeleine. Il savait l'homme présent.
Il avait vérifié.
Comme il le faisait toujours.
Et d'une forte claque sur la croupe, il fit passer son cheval au galop pour entrer dans la cour de l'usine.
Sachant fort bien qu'un cheval aussi nerveux et vif que le sien n'allait pas supporter le bruit et la foule.
Ce qui arriva.
Il suffit de simplement forcer le cheval à s'approcher trop près d'un groupe d'hommes, manipulant des coffres en parlant bruyamment.
Les ouvriers, inquiets, se reculèrent et laissèrent tomber les malles à terre, il y eut des choses qui se brisèrent, des mouvements de foule et des cris.
Effrayé, l'étalon se cabra et plusieurs hurlements de peur s'élevèrent parmi les ouvriers.
Javert essaya de ne pas retenir le cheval. Il claqua inutilement de la langue, excitant d'autant plus Gymont, et attendit que monsieur Madeleine vienne à son secours.
Ou celui du cheval.
Madeleine, en effet, avait entendu le vacarme dans la cour. Mais au lieu d'accourir comme l'avait prévu l'inspecteur, observait la scène depuis une fenêtre ouverte au premier étage.
Il fronçait les sourcils et il avait croisé les bras sur sa poitrine pendant qu'il mâchait calmement, en attendant que Javert réagisse. Contrarié, mais l'air aussi quelque peu étonné.
À ce point, Duhamel se pencha auprès de lui à la fenêtre, le visage congestionné et gesticulant comme un possédé.
Madeleine échangea quelques mots avec son caissier, plaça la pomme qu'il croquait dans la main du petit homme puis se mit enfin en branle.
Le silence tomba petit à petit dans la cour alors que, dans le lointain, des hommes avaient commencé à faire discrètement signe à ceux qui se trouvaient encore dans la cour pour les engager à retourner dans les ateliers.
Gymont avait repris de l'élan et campait sur ses pattes arrière sans que son cavalier ne fasse rien pour l'en empêcher ; l'étalon s'était approché sensiblement de l'atelier des femmes pour échapper au vacarme qui n'avait pas tout à fait cessé dans la remise.
Pendant que le cheval hennissait, maintenant victorieux d'avoir imposé son refus, Javert surveillait ses mouvements avec attention mais sans s'interposer.
Il n'accorda pas d'importance à la fenêtre qui s'ouvrait dans l'atelier des femmes, presque à la hauteur de l'un des étriers.
Silence.
Gymont triomphait et Javert attendait.
Juste au moment où le cheval amorçait sa descente, fatigué de tenir son équilibre, un homme en gilet jaillit par la fenêtre comme un boulet de canon puis, dès que les sabots du cheval touchèrent le sol, il enlaça l'encolure de l'animal.
Effrayé, l'étalon essaya de reprendre son élan afin de se cabrer encore, mais les bras de l'homme, tendus et épais comme des troncs d'arbre sous le tissu blanc de sa chemise, le forcèrent à maintenir la tête baissée.
Gymont hennit encore, apeuré cette fois.
Mais déjà l'homme, qui n'était autre que Madeleine, avait arraché les rênes des doigts de Javert d'une main rapide et puissante, et dirigeait le cheval en arrière à petits pas tout en lui chuchotant près de la tête, d'une voix si douce que l'inspecteur ne parvint pas à entendre un seul mot de ce qu'il disait.
Madeleine accorda à Gymont tout le temps dont il eut besoin pour se calmer avant de le solliciter pour qu'il s'approche du mur, se pliant ainsi à sa volonté. Le manufacturier cessa alors de flatter le chanfrein du cheval pour lui prodiguer de longues caresses sur la gorge.
Les yeux brûlants de colère, il rendit les rênes à Javert.
" Si vous ne savez pas mont...," commença l'industriel.
Puis il se tut ; il serrait les lèvres et les poings jusqu'à ce qu'ils perdent leur couleur. Alors, prenant une profonde inspiration, il pencha la tête pour se forcer à regarder Javert dans les yeux.
" Je pense, inspecteur, que vous pourriez envisager de changer le mors de votre monture pour un plus doux et placé plus haut. Je crois qu'il a la bouche sensible."
Sans ajouter un mot, Madeleine tira d'un geste machinal sur ses manches et retourna à l'intérieur de son usine d'un pas plus vif qu'à son habitude.
La voix de l'inspecteur, aucunement essoufflée ou énervée, retentit :
" Merci, monsieur Madeleine. Je suppose que vous avez raison. Je n'ai pas vérifié le mors."
Madeleine, qui passait la veste que Duhamel lui avait apportée, ne se donna pas la peine de répondre.
Lorsque son caissier lui rendit aussi sa pomme, il la lança à l'inspecteur.
" Tenez, vous pourrez récompenser votre étalon si vous parvenez à quitter l'usine sans incident, déclara-t-il avant de regagner son bureau.
- On voit bien que vous étiez un ancien garçon d'écurie."
Madeleine se retourna lentement. Toute trace de bienveillance avait disparu de son visage.
" C'est exactement ce que je pensais vous avoir dit."
Preuve donc que Madeleine n'avait pas menti.
Il connaissait les chevaux en effet.
Et Javert se félicita d'avoir réussi à forcer Madeleine à réagir aussi vite.
Ainsi, l'homme était habile et rapide.
Il n'avait cette attitude posée et calme qu'en surface.
Un bel exploit !
Puis, avant de quitter la cour, juste pour le plaisir, juste pour les yeux de Madeleine, Javert fit piaffer son cheval avant d'exécuter une splendide pirouette à main droite.
Le cheval obéit magnifiquement bien à la main de l'inspecteur, malgré toute sa nervosité et son insoumission.
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Le second courrier de Digne mit moins de temps à arriver.
Mais il énerva d'autant plus l'inspecteur.
Javert reçut une fin de non-recevoir.
Mlle Baptistine lui envoya une lettre d'une terrible longueur. Elle raconta les débuts de son frère en tant que simple prêtre. Elle lui répéta les mêmes mots mais elle ajouta toutefois qu'elle ne vivait pas encore auprès de son frère à cette période de sa vie.
Il aurait pu avoir un garçon d'écurie, le saint homme accueillait tout le monde et aidait tout le monde, apportant espoir et sérénité à tout un chacun.
Puis, elle pria l'inspecteur de la laisser en paix.
Cette demande fut suivie d'une lettre, très formelle et assez procédurière, de la part de la police de Digne et demandant à l'inspecteur des explications sur cette enquête concernant monseigneur Myriel.
Cette courte missive se terminait sur la menace voilée de prévenir Paris de l'insistance de l'inspecteur de Montreuil.
L'inspecteur passa sa journée à marcher, patrouiller et aboyer sur les enfants en maraude.
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Après...les semaines passèrent...
La seule chose utile que Javert réussit à faire...fut de sauver Gymont de l'abattoir.
L'étalon avait été dangereux. La gendarmerie décida de s'en débarrasser et le maire donna son accord.
Oui, c'était la faute de l'inspecteur et Javert se rebella contre cette décision inique.
L'inspecteur dut prouver devant la caserne dans son entier qu'il savait tenir un cheval.
Gymont était traité comme l'était l'inspecteur.
Sauvage, vicieux, violent, l'étalon était voué à l'ostracisme. Personne ne voulait le monter.
L'inspecteur vint frapper du poing sur le bureau du chef de la gendarmerie et exigea que le cheval soit épargné.
Magnier ne daigna même pas accorder un regard au policier, il lui dit simplement :
" Parce que vous croyez que vous êtes capable de le tenir maintenant, inspecteur ?"
Javert s'énerva.
Il sortit en trombe du bureau de Magnier et bouscula des officiers pour accéder aux écuries.
Le gendarme qui l'avait accompagné la première fois lui adressa un sourire méprisant.
Puis, d'un geste sûr, Javert sortit l'étalon de sa stalle puis de l'écurie.
Gymont était déjà en train d'hennir et de piaffer.
Il le prépara à la monte à cru, juste avec la bride, négligeant la selle. Il jeta sur le sol son chapeau et il claqua le ventre du cheval d'un bon coup de talon.
Quelques minutes et ce fut un spectacle !
Javert monta l'étalon en pleine cour de la caserne. Il le poussa au galop, il le fit sauter des barrières et il le fit cabrer devant les gendarmes.
Le maintenant ainsi pendant de longues minutes.
Le faisant marcher porté de cette manière.
Parmi le public qui regardait le cheval fou depuis l'entrée de la caserne se trouvait monsieur Madeleine.
Son caissier lui avait raconté que le capitaine Magnier avait décidé de sacrifier la bête, et bien que l'industriel n'ait aucune utilité pour l'animal ni de temps à lui consacrer, il avait décidé de faire une offre pour éviter que le superbe étalon ne finisse en ragoût.
Il regardait maintenant le spectacle d'un coin discret et s'émerveillait.
S'il avait eu le moindre doute que l'inspecteur Javert s'était joué de lui dans l'usine, il était désormais oublié.
Ce cheval et son cavalier étaient faits pour se comprendre.
Ensemble, ils étaient force et puissance à peine contenues. Ils étaient ensemble la vitalité sans contraintes, incapables de se plier pour longtemps à une volonté quelconque et le faisant néanmoins.
C'était splendide de voir le tandem interagir, bien que leurs manoeuvres ne fussent pas dépourvues de ce genre de danger qui provoque des frissons dans le dos.
Avec un sourire, Madeleine en vint à penser que cavalier et cheval partageaient même leurs fâcheux défauts, et que si quelqu'un prenait le temps et la peine de leur apprendre le contre-productif de leur attitude, l'équipe serait redoutable comme peu d'autres qu'il ait connu.
Pourtant, ils étaient déjà plus beaux à voir que toutes les reproductions des tableaux de ce fameux David, tant aimé de Napoléon et des demi-soldes, que Madeleine ait pu voir.
Le manufacturier jeta un regard dans la direction du capitaine Magnier qui suivait, comme en transe, les évolutions de Javert.
Après le cabrer, l'inspecteur fit virevolter le cheval. Une véritable danse.
Javert avait appris cela de son oncle.
Danser avec les chevaux.
Il ne l'avait jamais fait, cela faisait trop ressortir le gitan en lui, les souvenirs de férias et de courses aux taureaux revenaient en boucle dans son esprit.
Son oncle l'entraînant à courir devant les taureaux et à danser avec les petits chevaux camarguais.
Des souvenirs d'une vie passée, effacés par le bagne et la dévotion à la Loi.
Javert utilisa la bride pour claquer le cheval et l'étalon poussa son hennissement de défi.
Et l'inspecteur le força à prendre le galop pour foncer sur les quelques gendarmes venus assister à sa déconfiture.
Il y avait aussi des habitants.
Javert n'en avait cure.
Il voulait montrer à tous ce que le cheval valait. Et lui aussi.
Magnier était mal à l'aise. De nombreuses personnes se reculaient, inquiètes de revoir la même scène qu'à l'usine se réitérer.
Le chef de la gendarmerie allait les imiter.
Lorsque Javert fit s'arrêter le cheval.
Juste devant lui. A quelques pas.
Un regard brûlant et des cheveux détachés.
Il était parfaitement accordé aux yeux fous du cheval et à ses crins volant dans le vent.
Magnier soutint le regard du policier et acquiesça.
Le cheval fut sauvé et conservé à l'écurie.
A l'usage de l'inspecteur.
Et chacun put voir la colère qui portait autant l'homme que l'animal.
Dans les mouvements saccadés.
Dans les claquements de langue et les hennissements stridents.
Mais il y avait une certaine complicité également.
Javert passa une heure à nettoyer le cheval et à se charger de sa stalle.
Classé comme dangereux et lunatique, personne ne venait plus s'occuper de lui.
Javert avait déposé son uniforme et remonté ses manches.
Il s'en voulait amèrement d'avoir joué ainsi.
Surtout pour ce retentissant échec.
Il se mit à bouchonner le cheval en nage, s'efforçant de calmer sa colère.
Le cheval était déjà bien assez nerveux comme cela.
Il ne fut pas surpris d'entendre peu après le pas irrégulier de Madeleine dans l'écurie, car il savait que le capitaine Magnier était un homme adroit lorsqu'il était question d'accorder des privilèges.
" Vous rendez un piètre service à cet animal," dit Madeleine, en posant ses avant-bras sur la porte de l'étal.
Le policier essaya de garder son calme mais le cheval frappa de son sabot contre le bois de sa stalle, montrant par là qu'il était aussi nerveux que l'homme.
" Et pourquoi donc ?, claqua Javert.
- Parce qu'en encourageant ses vices, vous lui faites oublier les bonnes attitudes qu'on a dû lui apprendre pendant sa jeunesse. Inspecteur, vos démonstrations ne font que susciter la peur des gens à l'égard de ce pauvre cheval."
Javert se retourna et foudroya du regard M. Madeleine, détestant son sourire bienveillant et ses manières douces.
" Je vous remercie de vos conseils éclairés, monsieur, asséna froidement Javert.
- Ah ! Mais je vous en prie !," dit Madeleine sur le point de repartir.
Gymont souffla et sa grosse tête chevaline se posa contre le torse de M. Madeleine. L'animal, intelligent, devait sentir la pomme que l'industriel avait dans sa poche.
" Vous pouvez le corrompre, fit Javert, moins durement. Les chevaux ne sont pas difficiles, il est tellement simple de s'en faire aimer."
L'inspecteur cessa de bouchonner Gymont, il n'arrivait à rien de toute façon, sinon à exciter l'étalon.
Gymont n'avait pas besoin de ça.
Javert regarda ses mains, agacé de les voir encore trembler sous le coup de la colère.
Avec un calme étudié, Madeleine sortit un canif de sa poche et coupa un morceau de pomme. Il le tint dans sa paume, mais hors de portée de l'étalon.
Gymont, qui était maintenant appuyé sur son épaule, hennit et commençait à secouer la tête lorsque Madeleine leva un bras et lui fit signe de reculer.
Le cheval piaffa. L'industriel tint bon.
Il persévéra jusqu'à ce que l'animal amorce sa retraite d'un pas lent et réticent. Ce ne fut qu'alors que Madeleine lui tendit la main qui contenait le morceau de pomme.
" Cet animal vous respecte : il sait bien qui est le plus fort. Mais il ne vous fait pas confiance, inspecteur.
- Il n'est pas le seul, rétorqua la voix méprisante de Javert. Il a la vie sauve et c'est ce qui compte."
Javert glissa sa main le long de l'encolure et annonça, posément :
" Je n'ai pas les moyens d'entretenir un cheval et Magnier ne va pas entretenir un cheval à ne rien faire. J'ai comme l'impression que ce n'est qu'un sursis."
Les doigts se perdirent dans la crinière et Javert regarda Madeleine en souriant, sans plaisir :
" Vous avez été garçon d'écurie, ici ou là... La belle affaire..."
Javert cessa sa caresse et quitta brusquement la stalle, se retrouvant face à Madeleine.
" Je reviendrai demain et encore après-demain. Je vais essayer de lui trouver une place. Un étalon entier qu'on ne peut pas monter sans danger ! Il suffit de savoir le manier ! Il n'a peut-être pas confiance en moi mais merde ! Je lui ai sauvé la vie !
- Je suis d'accord avec vous, inspecteur : Magnier lui a accordé un sursis, mais c'est tout. Quand il n'y aura plus personne capable de monter cet animal, ce sera l'abattoir. Cependant, on ne peut pas s'attendre à ce qu'un étalon soit enfermé dans une boîte à regarder le mur à longueur de journée sous prétexte que personne ne veut le faire travailler. C'est cruel et c'est stupide."
Surpris de trouver un allié en la personne de M. Madeleine, Javert se posa et croisa ses bras devant lui.
Il lui semblait qu'une sorte d'accord lui était présenté.
" Et vous proposez quoi ?, demanda le policier.
- Il y a un terrain derrière l'usine affecté à la prochaine extension des ateliers. Ce n'est pas grand chose, mais cela pourrait suffire à l'animal pour se défouler. Vous y serez les bienvenus. Qui sait ? On pourrait peut-être faire en sorte que l'étalon se calme un peu. Je pourrais passer quelque temps avec lui le dimanche après la messe. Ce serait un début en attendant que vous trouviez quelque chose de mieux."
L'inspecteur surpris, secoua la tête et se mit à rire :
" Vous vous proposez pour m'apprendre à monter ? Ou pour apprendre à Gymont la soumission ?"
Les yeux brillèrent d'espièglerie, Javert se sentait mieux tout à coup.
Le rire avait attiré la large tête du cheval qui se posa sur l'épaule du policier, cherchant à capturer ses longues mèches de cheveux, collées de sueur. Javert chassa nonchalamment la bouche du cheval d'une petite claque sans dureté.
L'étalon était apaisé maintenant et écoutait sans comprendre ces deux humains parler devant lui.
" Vous n'avez qu'à venir pour le savoir, répondit Madeleine avec un demi-sourire tandis qu'il tendait le reste de la pomme au policier.
- Vous savez quoi M. Madeleine ? Je pense en effet que je vais abandonner ma permanence du dimanche pour venir perturber la sérénité du vôtre ! Vous aurez d'autres tours à me montrer ? J'ai rarement vu un homme calmer un cheval aussi rapidement que vous."
Javert tendit la pomme au cheval qui la saisit d'une bouche gourmande.
" Je suis curieux de savoir ce que vous pouvez m'enseigner, monsieur. Ou à lui."
Plus posé, le policier regardait l'industriel.
Sans qu'aucune trace de colère ne persiste dans le gris si clair de ses yeux.
***************************
Javert n'avait pas menti.
Le dimanche suivant, la messe à peine terminée, il se trouvait à cheval devant la porte de l'usine.
Dans un costume civil.
Ravi de passer du temps avec M. Madeleine...et ainsi de pouvoir interroger sans en avoir l'air cet étrange personnage.
L'industriel vérifiait son fusil dans la cour déserte de son usine, comme s'il s'apprêtait à entreprendre une partie de chasse.
" Ha ! Vous avez décidé de venir. Bien, bien. Le bout de terrain est là derrière, vous ne pouvez pas le manquer. Otez la selle à Gymont pendant que je cherche une corde, si cela ne vous dérange pas."
Javert descendit lestement du cheval et fit la moue :
" Une corde ? Vous voulez l'entraver ?
- Mais non, voyons. Mais il ne peut pas passer la journée à faire ses quatre volontés. Je vais le faire travailler en main, cela le changera."
Javert sourit, taquin.
" Vraiment ? Vous allez lui apprendre à vous obéir ? Sans le frapper ni l'entraver ? Je n'ai jamais connu de manière de soumettre sans violence. Ce cheval a été mal dressé."
Puis, comme si l'idée lui venait tout à coup..., Javert se précipita sur la selle et ouvrit une gibecière.
Il en sortit un long fouet et le tendit avec un sourire candide :
" Vous savez vous en servir ?"
Lentement, Javert déroula le fouet qui se retrouva sur le sol, long et sombre, tel un serpent au repos...
Et tel l'animal, mortel si on savait s'en servir.
Madeleine blêmit ; il réussit à arrêter à mi-chemin la main qui avait jailli pour arracher le fouet des doigts de l'ancien garde-chiourme.
Soudain conscient de ce qu'il allait faire, il tourna le dos à l'inspecteur et finit de désharnacher l'animal.
Javert sourit, amusé de cette réaction, mais ne souhaitait plus tirer de conclusions hâtives. Il laissa le fouet tomber sur le sol et s'approcha de M. Madeleine.
" Pas de fouet. A votre guise. Mais comment allez-vous dresser un animal rétif sans moyen de coercition ? Pas de mors, pas de fouet, pas de cravache... Vous m'impressionnez ! Je n'ai connu pour ma part que le fouet et la martingale.
- Vous oubliez que Gymont est déjà dressé. Ce n'est pas en le maltraitant que vous lui ferez abandonner ses mauvaises habitudes.
- Il a été mal dressé. On peut s'en faire obéir, mais je ne le tiens pas par la douceur, monsieur. Je pensais que vous vouliez revoir les bases avec lui. Le manège, la longe... et corrigez chacune de ses mauvaises attitudes.
- Si fait, mais je n'ai pas besoin d'un fouet pour cela. Et un cavalier aussi expérimenté que vous ne le devrait pas plus," répondit Madeleine, les mâchoires encore serrées.
Javert se mit à ricaner et opposa :
" La maltraitance ? Nous avons dressé ainsi les chevaux, que ce soit dans le Midi ou dans l'Arsenal de Toulon. Je n'ai jamais vu d'autres manières de faire.
- C'est à se demander qui était l'animal alors," riposta Madeleine en libérant Gymont de son mors.
Plus sérieusement, Javert ajouta :
" J'ai connu cela aussi en tant qu'enfant, remarquez. Allez, monsieur Madeleine, faites votre Rousseau !
- Vous m'en voyez désolé, inspecteur. Et pourtant, cela explique bien de choses. Rousseau dites-vous ? Ce n'est pas lui qui a inventé le sens commun."
Madeleine se détourna pour donner une claque sur la croupe à l'étalon.
Le cheval entreprit de sauter, hennir et courir en rond en secouant sa crinière avec majesté.
C'était vraiment un animal magnifique.
Après quelques minutes, il se roula par terre sur le dos satisfait de pouvoir s'adonner à ses jeux, de se mouvoir en liberté sous les yeux des deux hommes sans qu'aucun ne s'interpose.
Madeleine souriait.
" Un bel animal, remarqua le policier, avec le même sourire doux que M. Madeleine. Figurez-vous qu'ils voulaient s'en débarrasser avant que je me charge de prouver sa dangerosité à tous. Si j'avais su..."
Javert secoua la tête, mécontent de lui-même.
" Assurons-nous que plus personne ne doute de lui, donc," répondit l'industriel, s'approchant lentement de Gymont.
Un claquement de langue et l'animal se releva, se dépoussiérant mais parfaitement calme.
Madeleine atteignit le centre du terrain et, à l'aide de la corde, sollicita l'étalon pour le faire marcher en rond autour de lui.
Javert resta au côté de Madeleine et le regarda faire.
" Je m'incline. Vous allez l'avoir à l'usure. Je n'ai pas cette patience."
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Ce petit entraînement eut lieu irrégulièrement mais cela permit de prouver à tous que le cheval avait de la valeur.
Et ainsi que l'inspecteur en avait aussi.
Surtout aux yeux de Madeleine, qui ne manquait pas de s'arrêter en pleine rue lorsqu'il rencontrait l'inspecteur pour contempler, sans dissimuler sa satisfaction, la beauté exceptionnelle du tableau que formaient le cheval et son cavalier.
Cela ne passa pas inaperçu dans la ville.
Il ne fut plus question de se débarrasser de l'étalon.
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