Chapitre V

Suite à la veillée de la paroisse, la relation entre l'inspecteur Javert et monsieur Madeleine évolua catégoriquement. Ce qui jusque-là n'était que de la curiosité bien digne d'un policier s'ennuyant à mourir dans un poste de province devint une volonté sourde de trouver la faille.

La faille dans le personnage si respecté et si respectable de monsieur Madeleine !

Et dans cette lutte, le Père Fauchelevent eut une nouvelle utilité pour l'inspecteur : il lui fournit sa première véritable arme contre M. Madeleine.

Une nouvelle rencontre inopinée eut lieu entre le transporteur et le policier. On était prudent maintenant, on ne se rencontrait plus pour boire un verre, on se saluait de loin.

Le Père Fauchelevent vérifiait le harnachement de son cheval lorsqu'il jeta le bonjour à l'inspecteur de police.

Poliment, Javert s'approcha du vieillard, appréciant à sa juste valeur le recul des passants devant lui.

On ne se moquait plus du gitan, maintenant, on craignait le policier.

" Comment vous portez-vous Fauchelevent ?, demanda l'inspecteur en examinant d'un œil de connaisseur les jambes du cheval du transporteur.

- Vous a-t-on parlé des cambriolages nocturnes, inspecteur ?"

Javert gela dans son mouvement mais cela ne dura qu'un battement de cil. Il se reprit et poursuivit l'examen du cheval.

" Des cambriolages ?

- Allez voir la veuve Mureau, inspecteur."

Un simple hochement de tête et le policier retourna à sa patrouille, non sans avoir lancé d'une voix qui portait :

" Prenez garde au chargement, Fauchelevent, il est mal réparti. Le poids porte sur le côté gauche et déséquilibre le cheval. Il risque de s'effondrer.

- Bah !, fit le transporteur, indifférent. Bayard connaît son métier, tout comme moi.

- Alors évitez la Cavée Saint-Firmin ou vous risquez de ne plus avoir de métier. Ni vous, ni lui."

Sans répondre, le Père Fauchelevent fouetta son cheval et la charrette partit au pas.

L'inspecteur, quant à lui, fila voir la veuve Mureau.

Il ne fallut que la présence, pleine d'autorité, de l'inspecteur pour que la vieille femme, livide de peur, avoue ce qu'il s'était passé la nuit dernière.

" Un cambriolage, inspecteur. Je ne sais pas.

- A-t-on forcé la porte, oui ou non ?, claqua le policier en examinant la serrure, manifestement abîmée.

- Oui, admit la femme, apeurée.

- Donc c'est un cambriolage !, rétorqua Javert en se frottant les mains, tout heureux de cette affaire.

- Mais inspecteur, rien n'a été volé !, opposa faiblement la malheureuse.

- Et alors ?, jeta durement Javert. Forcer la porte est déjà un délit.

- Mais, mais je ne veux pas que celui qui a fait cela soit condamné !"

L'inspecteur Javert disposait de plusieurs armes à son usage. Des armes réglementaires, bien entendu. Pistolet, épée, gourdin, poucettes... Mais, tout aussi terribles, il disposait d'armes fournies par la nature.

Il lui suffisait de se pencher de toute sa hauteur, de darder ses yeux gris si clairs et de croiser ses longs bras devant lui pour provoquer la peur.

Ajouté à cela son sourire de fauve, perdu dans ses favoris si touffus, et vous aviez une vision cauchemardesque.

" Tiens donc ? Pour quelle raison ? Seriez-vous complice ? La complicité est un crime, punissable et méprisable."

Les larmes jaillirent naturellement et la vieille femme glissa sa main dans la poche de son tablier. Elle en sortit deux jolis louis d'or que le policier examina avec soin. Néanmoins surpris par le tournant pris par cette affaire.

" Conte-moi ta fable la femme ! Cela me semble passionnant au possible."

Par Dieu, ce fut passionnant en effet !

Et il n'était pas utile d'être grand clerc pour comprendre de qui il s'agissait...mais l'inspecteur avait juste besoin d'organiser un joli petit piège.

La vieille femme n'aima pas du tout le sourire cruel qui saisit le chef de la police alors qu'il quittait son logement. Et elle prévint aussitôt sa voisine.

Par diverses bouches, par des moyens détournés, l'inspecteur découvrit plusieurs lieux cambriolés. Des maisons pauvres et délabrées, des familles en difficulté, des malheureux vivant de la charité et de la compassion.

Des fainéants et des inutiles.

Quelques questions bien posées, quelques démonstrations de force et on chanta tous la même chanson au chef de la police.

Une porte forcée, de l'argent laissé en dédommagement et aucune trace du cambrioleur.

On osa même parler de magie et de lutin au policier.

Javert fut près de gifler les insolents qui le prirent ainsi pour un imbécile.

Mais lorsqu'il posséda la déposition d'une dizaine de "témoins", Javert demanda à rencontrer le chef de la gendarmerie. L'inspecteur avait besoin de soutien logistique.

M. Magnier en tomba des nues en entendant le rapport du policier puis sa demande de l'aider à organiser une souricière.

" Mais à quoi bon, inspecteur ?, s'étonna le gendarme. Ce voleur me semble un bienfaiteur.

- Un bienfaiteur qui force des maisons et ne laisse pas son nom ? Qui pénètre par effraction chez les gens ?, s'échauffa le policier.

- Vous prenez cela trop à coeur, inspecteur. Il commet des effractions, certes, mais pour la bonne cause. La charité est une...

- La loi est claire, monsieur. Je vais envoyer un rapport à Paris pour expliquer cette affaire et la manière qu'on emploie en ville pour y mettre fin. Je suis sûr qu'on appréciera."

Javert montrait les dents.

Magnier n'ignorait pas la protection dont bénéficiait le policier à Paris. Le secrétaire du préfet de police en personne protégeait l'inspecteur.

Des gens hauts placés se tenaient derrière le gitan promu policier.

Il fallait jeter du lest et cesser de le traiter comme un indésirable.

" Expliquez-moi exactement votre plan, Javert et je verrai ce que je peux faire pour vous," jeta froidement M. Magnier.

Cela ne plut pas à Javert qui aurait préféré régler les choses à sa façon.

Il voulait de la discrétion, deux ou trois gendarmes à ses ordres et le voleur aurait été capturé.

Il aurait voulu garder son plan pour lui.

Faisant preuve de bonne grâce, sachant à quel point il dépendait de la bonne volonté du chef de la gendarmerie, Javert accepta de coopérer.

Mal lui en prit.

Les cambriolages cessèrent comme par magie.

Et les murs du petit poste de police de Montreuil résonnèrent des cris de rage de l'inspecteur en chef.

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La voix qui bafouillait depuis un bon moment se fit plus distincte et aussi plus gênante. Madeleine haussa un sourcil à l'attention de son caissier et, en l'absence de toute réaction, se leva pour regarder par la fenêtre.

Il vit un petit homme en pousser un autre. Il vit également un troisième homme qui montrait ses paumes ouvertes à l'agresseur et lui parlait doucement. Sans doute pour le calmer. Ce fut inutile, car le petit homme entreprit de lui lancer des insultes mal articulées.

" Tiens ! On dirait Genlain !, dit finalement Madeleine.

- C'est possible, monsieur. Il est plutôt agité ces temps-ci.

- Et comment se fait-il ?"

Le caissier, prudent comme le serpent du Nouveau Testament, se leva pour regarder à souhait la querelle avant de donner sa réponse. Genlain venait de tomber par terre et ne parvenait plus à se relever. Tout déni de la situation venant de Duhamel aurait été inutile.

" Il semble avoir un peu levé le coude.

- Un peu ? Je crois bien ! Cet homme est saoul comme la bourrique à Robespierre ! Mais cela ne me dit pas la raison de tout ce tapage.

- Il doit vouloir partir et le contremaître l'en empêche.

- Mais c'est ridicule. Je ne veux point de lui dans les ateliers avant qu'il ait fini de cuver son vin... Et reçu une bonne réprimande. Retenez ses gages de la journée et laissez-le partir."

Duhamel entama sa danse si particulière, celle qu'il oubliait de contrôler lorsqu'il avait quelque chose à dire et n'osait pas. Madeleine fronça les sourcils. Alors que le caissier choisit de relever ses lunettes à plusieurs reprises plutôt que de parler, l'industriel finit par lui adresser un signe impatient de la main.

" Ce n'est pas si simple, monsieur Madeleine.

- Ah ! Et pourquoi donc ?

- L'inspecteur Javert met aux arrêts tous ceux qu'il retrouve ivres.

- Vous plaisantez ? Il arrête même ceux qui ne font pas de tapage ? Que dit monsieur le maire ?

- Le maire le laisse faire... Il dit que cela l'occupe.

- Impensable ! "

Madeleine prit appui sur son bureau et croisa les bras sur sa poitrine ; il riva ses yeux au plancher pour ne pas effrayer Duhamel.

Il lui fallait réfléchir vite.

Il connaissait Genlain et sa famille depuis des années. Ce fut auprès de Genlain qu'il avait appris les rudiments du métier ; il fut un temps où son épouse insistait pour que le dimanche, il s'asseye à leur table.

Même à l'époque, l'homme affectionnait la bouteille ; mais cela ne l'empêchait pourtant pas d'aller travailler tous les jours. Deux enfants dépendaient encore de lui, et ils seraient en difficulté si Genlain venait à perdre son emploi ou à se retrouver en prison.

D'autre part...

Il était difficile d'oublier les hommes qui arrivaient au bagne en tremblant. Ces forçats ne mendiaient pas de la nourriture, mais un verre d'alcool ; il demeurait impossible de ne pas se souvenir qu'ils étaient capables de faire l'impensable pour se procurer à boire : mentir, trafiquer, voler, se vendre ou vendre autrui... Tuer si l'occasion se présentait ou alors se laisser mourir, noyés dans l'alcool, lorsque leur penchant devenait trop difficile à subir. Nul châtiment, nulle bastonnade ne parvenaient à venir à bout de leur soif.

Cependant, les Argousins avaient trouvé un expédient dont ils se servaient plus souvent que ne le prévoyait le règlement : mettre ces fauteurs de troubles au cachot puis les laisser crier jusqu'à ce que le poison quitte leur sang.

Lorsqu'ils retournaient à l'emprisonnement ordinaire, ils replongeaient aussi dans l'alcool.

Mais il y avait des exceptions, et Madeleine en avait vu quelques-unes.

Vaudrait-il la peine d'essayer ? Cette solution barbare impliquait un genre de souffrance que Madeleine ne parvenait pas à imaginer, mais était aussi la seule à sa connaissance.

Il pouvait donner l'ordre d'emmener Genlain à l'infirmerie et, une fois sur place, le faire soigner jusqu'à ce qu'il recouvre ses esprits. Ou alors un peu plus longtemps, car Genlain avait besoin de temps, mais...

Que se passerait-il si Javert apprenait que Madeleine l'avait forcé à demeurer à l'infirmerie ?

Qu'il l'accuserait d'avoir retenu indûment une personne.

Un crime qui lui vaudrait encore la peine des fers...

Il n'était guère nécessaire d'être très imaginatif pour se représenter le sourire carnassier de l'inspecteur lorsqu'il parviendrait, à la grande fin, à passer les menottes autour de ses poignets.

Parce que là était le but : Javert ne renoncerait point à le harceler jusqu'à le voir derrière les barreaux.

À moins que...

" Dites-moi, Duhamel : est-ce que vous avez des nouvelles sur les cambriolages qui ont lieu dans la ville ?

- Qu'ils n'existaient que dans l'imagination du chef de la police. À part cela, rien.

- Ce n'était donc qu'une rumeur ?

- Non, monsieur Madeleine. Quelqu'un s'amusait à pénétrer par effraction dans les maisons, c'est clair. Mais apparemment, au lieu de voler, il laissait de l'argent aux occupants. Toujours de pauvres gens en difficulté, comme de bien entendu. Quoi qu'il en soit, le malin qui a commis ces..."méfaits" doit être un homme avisé et a décidé de rester tranquille. Il a dû avoir vent des agissements de la police, qui ne cesse de le talonner, à ce qu'on raconte.

- Encore ? Puisque le voleur a cessé d'agir et qu'il ne semble y avoir aucune plainte, comment justifier une poursuite alors ?

- De cela, je ne sais rien, monsieur. Je sais seulement que le chien de boucher, lorsqu'il mord, n'a pas pour habitude de relâcher sa proie."

Pensif, Madeleine adressa un sourire distrait à son caissier. L'homme avait raison.

Il devenait impératif de prendre des mesures pour se protéger. Fabriquer un passé crédible ; gérer son temps avec encore plus de prudence qu'il n'en employait déjà...

Et accepter la volonté de Dieu car, après tout, son salut demeurait entre les mains du Tout Puissant.

A moins que...

A moins que, si nécessaire, Madeleine ne trouve le moyen de faire pression sur le chef de la police.

A moins qu'il ne se décide à accomplir un acte, en toute probabilité infâme, capable de garantir le destin des centaines de personnes dont l'industriel avait la charge. Ce serait en définitive une solution désespérée à laquelle Madeleine n'aurait recours qu'en cas d'extrême nécessité.

Mais quoi ?

" On dirait que Genlain s'agite à nouveau, monsieur."

Marquant une pause pour reprendre son souffle, Madeleine contourna son bureau puis s'assit tranquillement. L'air songeur, comme il lui arrivait souvent, il croisa les mains sous son menton et, avec quelque lassitude, s'adressa à son caissier :

" Envoyez chercher madame Genlain et faites-lui signer une décharge, car je vais demander que son mari soit admis au dispensaire de gré ou de force. Ah ! Et procurez-vous le meilleur praticien de la ville."

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Javert entendit parler de cette affaire le lendemain et ne trouva qu'une remarque à faire à son secrétaire.

" On ne soigne pas un ivrogne en le mettant au dispensaire.

- Comment fait-on, monsieur ?, demanda Moreau, curieux.

- On les enferme dans un cachot et on les colle au pain sec et à l'eau. L'alcool quitte le sang et il ne suffit que de quelques jours de ce régime pour calmer l'ivrognerie.

- C'est peut-être ce que fait M. Madeleine...

- Le dispensaire est un cachot ?, se moqua Javert.

- Non, mais on peut y garder des gens sous surveillance et leur donner le minimum à manger."

Javert médita cette réponse, pas si stupide du tout et, pour la première fois, approuva M. Madeleine devant le secrétaire de mairie.

" Alors M. Madeleine a de la suite dans les idées. Si vraiment, c'est son objectif d'agir ainsi, il pourra sauver Genlain de son ivrognerie."

Ce fut tout.

Javert demanda un café chaud que Moreau lui servit avec plaisir.

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Noël ! Les cloches sonnaient la messe.

L'inspecteur vérifia sa tenue. La journée avait été dure, Javert était fatigué. Les fêtes étaient des moments difficiles, surtout pour la police.

On l'avait convoqué plusieurs fois, dans différents lieux de la ville.

Violences conjugales, bagarres au café...et pour finir, une tentative de suicide... Le policier pouvait même porter plainte pour agression envers sa personne.

L'homme qui avait clairement tenté de se tuer en se jetant stupidement dans la Canche glacée à cette époque de l'année n'avait pas apprécié que l'inspecteur l'empêche de sauter.

Javert avait été appelé en catastrophe par un groupe d'habitants affolés. L'inspecteur n'avait pas perdu de temps, il avait couru avec eux jusqu'à la Canche. Si loin dans la Ville-Basse.

Il arriva en nage pour apercevoir un attroupement au bord de l'eau.

Un homme se tenait en équilibre précaire sur la roue d'un moulin.

Javert n'hésita qu'une fraction de seconde, puis, il s'approcha et commença à escalader la roue de bois.

L'homme lui criait de ne pas s'approcher.

Javert songeait qu'il aurait dû abandonner son manteau sur le sol car dans l'eau, il aurait du mal à nager.

Enfin, les deux hommes se rejoignirent sur le sommet instable du moulin, des planches assez droites permirent de se tenir debout.

Javert se fit humble et demanda une explication.

Cela ne suffit pas. Javert dut s'approcher pour retenir l'imbécile de sauter et ce dernier le frappa plusieurs fois au visage ; jusqu'à ce que le policier en eut assez et se fasse un malin plaisir de l'assommer d'un coup de poing bien placé.

Descendre du moulin en portant un homme assommé dans ses bras fut un joli exploit.

Javert dut se retenir plusieurs fois de ne pas jeter le corps à la rivière.

L'homme dormait maintenant à l'hôpital, étroitement surveillé par les religieuses. C'était un malheureux, il avait perdu sa femme depuis peu. Le suicide n'étant pas illégal, le policier se montra magnanime.

Il ne retint l'incident que pour le raconter à monsieur le maire. Nul doute que cela allait le faire rire.

Et Javert arborait dorénavant un magnifique oeil au beurre noir.

La messe fut difficile à suivre. Se lever, s'asseoir, bredouiller des réponses en latin... Chanter fut au-dessus de ses forces et l'inspecteur laissa pencher sa tête en avant.

La migraine lui vrillait les tempes.

Fatigue, douleur, nervosité.

Il se redressa et s'efforça de n'en rien montrer.

L'Ave Regina Caelorum résonnait sous les voûtes de l'abbatiale Saint-Saulve et c'était magnifique.

Quelques bancs à sa gauche se tenait Madeleine.

L'homme suivait la messe avec attention, sans toutefois décoller les lèvres. Les formules traditionnelles ne semblaient pas lui convenir vraiment.

Son attitude de recueillement, voire d'humilité, était très réussie.

Oui, Madeleine savait tromper son monde...

Ce ne fut que lors de la troisième admonestation enlevée du prêtre que l'inspecteur détecta enfin la présence de M. Madeleine. L'homme était recueilli, les mains tenant son missel et la tête humblement baissée...

Et le reste de la cérémonie disparut pour l'inspecteur.

Javert se concentra sur la silhouette avant de détailler ses mains. Deux mains, larges et fortes, aux doigts épais. Des mains de travailleur manuel et cependant...la douceur en émanait lorsque Madeleine tournait les pages.

Javert cherchait, cherchait à se souvenir et rien ne venait.

M. Madeleine se levait, comme tout le monde, pour saluer la divinité naissante et baissait les yeux, si respectueux.

C'était là ! Dans cette façon de baisser la tête, dans cette manière de garder les yeux obstinément sur le sol...comme s'il avait honte de regarder les gens en face.

La pose soumise de M. Madeleine ne faisait qu'éveiller de vieux souvenirs en Javert. Des souvenirs qu'il ne parvenait toujours pas à placer, mais qui finissaient par devenir inquiétants.

L'abbé s'en donna à cœur joie pendant le sermon. Il fut question d'amour fraternel qui préservait de la luxure... ou quelque chose dans le genre.

Un sujet pittoresque pour la messe de minuit.

Mais l'effet parmi les fidèles fut écrasant. Javert put constater que les coups de coudes en douce devenaient nombreux dès que le curé abordait les dangers de la fornication dont prévenait Saint Paul; quelques joues rougirent à la mention des tentations d'Onan, et deux ou trois bouches demeurèrent béantes lorsque le bon curé menaça les adultérins des flammes de l'enfer.

Cela fit sourire le policier qui regretta aussitôt ce geste vue la douleur qui grimpa en flèche.

Sur son banc, Madeleine se servit du creux de son bras pour cacher un bâillement.

Bien, bien. La luxure ne le regardait pas ? C'était là quelque chose qui restait à voir.

L'inspecteur se contraignit à suivre la messe avec toute l'attention qu'il réussit à détourner de son sujet d'étude.

Mais il ne put s'empêcher de surveiller attentivement le sourire refoulé par lequel Madeleine accueillit la mention de l'Enfant venu apporter la paix au monde.

Après avoir attendu que tous ceux qui avaient reçu l'Eucharistie soient retournés à leurs sièges, après une dernière prière bien sentie ; après avoir fraternellement souhaité la paix aux citoyens qui se trouvaient à ses côtés, respectivement un putassier puis un joueur invétéré, Javert se jeta dans la nuit froide.

Peut-être par habitude, ou peut-être parce que les regroupements de gens le mettaient toujours en éveil, l'inspecteur décida d'attendre devant la porte que tout ce petit monde disparaisse dans les rues environnantes, emportant avec eux leur dévotion renouvelée ou leur envie de festoyer.

Les couche-tard de la ville n'auraient pas la vie facile ce soir-là, car le chef de police avait veillé à ce qu'ils ne puissent trouver de tripot où se réfugier.

Comme pour le punir de son zèle, ses concitoyens passaient devant lui sans le remarquer. Ou alors ils l'ignoraient ouvertement.

Le contraire aurait été étonnant.

" Joyeux Noël, inspecteur."

La voix de Madeleine lui fit proférer une malédiction en sourdine. Était-ce une blague ?

" Joyeux Noël à vous, monsieur."

Déférent, Javert retira son chapeau et salua l'industriel. Il savait jouer de cela aussi, rendre la politesse si obséquieuse qu'elle en devenait parodique.

D'ailleurs, le sourire contraint de M. Madeleine lui prouva que ce dernier n'était pas dupe.

" Un beau sermon, n'est-ce-pas, monsieur ?, ajouta Javert.

- Ah ! Révélateur, mais je m'attendais à quelque chose d'autre.

- Un nouveau retable ?, lança Javert, piquant.

- Par exemple ! Pourquoi pas ?

- Je sais que vous n'aimez pas apprendre des détails sur la vie privée de vos voisins, monsieur, mais je ne suis pas certain qu'un nouveau retable va aider Mme Mureau. Elle est veuve et son fils est mort, comme vous le savez certainement. L'hiver est dur. Bonsoir, monsieur et encore joyeux Noël.

- Dieu y pourvoira. Vous n'allez pas me dire que vous êtes aussi homme de peu de foi ?

- Dieu pourvoira... Nous verrons bien, monsieur. Mais je me permets seulement de vous prévenir que je surveille tout particulièrement la porte de Mme Mureau, la serrure a tendance à être facilement brisée."

Madeleine fronça les sourcils sans perdre son sourire ; cela pouvait être un sincère intérêt. Ou alors le paternalisme avec lequel on s'adresse aux enfants un peu trop lents.

Au bout d'un instant, il tendit sa paume ouverte à l'inspecteur.

" Paix sur terre aux hommes de bonne volonté, inspecteur."

Javert tendit la main à son tour et serra durement les doigts de monsieur Madeleine, il fut content d'en sentir la force.

Cela le fit sourire. Des doigts de travailleur manuel...ou plus que cela ?

" Paix sur terre aux hommes de bonne volonté, monsieur. Puisse-t-il toujours en être ainsi !"

Le sol était verglacé, pourtant cela n'empêcha pas l'inspecteur de claquer le talon de ses bottes sur les pavés. Il voulait rester imposant et sentait le poids du regard de M. Madeleine sur son dos.

Jamais il n'aurait glissé devant lui !

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Soit ! Le jeu était difficile et Javert avait les mains liées.

Il n'était qu'un policier, sans beaucoup de pouvoir ni de marge de manœuvre.

Il essayait d'approcher les notables de la ville et le maire lui rappelait sa place.

Il enquêtait sur des cambriolages et la ville avait vite fait de protéger son bienfaiteur.

Il insistait un peu trop auprès de la gendarmerie et M. Magnier évoquait à son tour Paris. Lui aussi pouvait rédiger un rapport destiné à la Préfecture.

Muselé, enchaîné, soumis.

Paris lui manquait.

Javert avait passé plusieurs nuits tapi dans l'ombre à surveiller la maison de Mme Mureau. Il s'était senti stupide. Rien ne s'était produit, bien entendu, mais la vieille femme reçut des secours.

Ostensiblement, M. Madeleine était venu de jour, il avait apporté un panier de victuailles, il s'était enquis de la détresse de Mme Mureau et il avait été magnifique de charité.

Le policier se disait qu'il faisait tout de travers et que M. Madeleine était bien plus intelligent que lui. Ce qui n'était pas difficile en réalité.

Moreau lui servait du café chaud et regardait sans comprendre l'inspecteur de police s'épuiser à la tâche.

" Mais de quoi peuvent bien parler vos rapports, monsieur ? Il ne se passe jamais rien en ville.

- Même le rien demande à être noté," répondit amèrement Javert.

Et de sa plus belle plume, l'inspecteur relatait comment la ci-nommée Angélique Raveneau avait insulté la plaignante Julienne Marchande en la traitant de " sale pute" et de " coureuse". C'en était suivi une dispute puis une échauffourée digne des plus beaux soirs du Café de la place.

L'inspecteur de police arriva sur ces entrefaites et entreprit de séparer les deux femmes, se faisant copieusement insulter et cracher dessus.

Ce ne fut que lorsqu'elles se furent enfin calmées que les deux femmes comprirent la gravité de leurs actes.

Javert était fatigué de prendre en note de telles inepties.

" Excusez-nous, inspecteur. Nous n'avons pas réfléchi, nous..."

L'intervention de monsieur le maire força le chef de la police à la clémence.

" Deux mères de famille, Javert. Il n'y a pas eu d'agression proprement dite."

Le policier resta muet en songeant à sa propre personne mais il s'agissait de deux mères de famille... et il n'avait aucune autorité dans ce genre d'affaires. Sinon...

" Oui, monsieur le maire."

Javert écrivit une nouvelle demande de nomination. Qu'on l'envoie ailleurs à Lyon, même à Toulon s'il le fallait ! Une grande ville avec des collègues, de véritables enquêtes policières, de l'utilité !

Ici il s'étiolait.

Le seul point positif était qu'il lisait, lisait, lisait...et par la force des choses, devenait savant.

M. Chabouillet en aurait été fier.

Les jours passaient et Javert se sentait perdre patience. Un trou perdu ! Une ville sans importance ! Un policier sans réel commissariat !

Il aurait fait n'importe quoi pour être nommé ailleurs.

Enfin, une courte lettre venue de Paris lui rappela l'inanité de ses multiples demandes de mutation.

Javert,

Il vous faut apprendre la patience, inspecteur, monsieur le préfet est encore remonté contre vous.

Pensez-donc ! Une accusation de corruption !

Sans parler de votre vie privée qui fait encore l'objet de terribles rumeurs à Paris.

Je vous exhorte à la patience Javert !

Le temps joue pour vous et votre dossier reste excellent. J'y veille !

CHABOUILLET

Secrétaire du Premier Bureau

Préfecture de police de PARIS

Une accusation de corruption, la rumeur touchant sa vie privée... Javert devait remercier d'être encore dans la Force et accepter la disgrâce.

Un jour, il reviendrait à son poste.

Le jour où une affaire d'envergure lui échoierait par miracle et qu'il prouverait sa valeur à tous.

Ce soir-là, la patrouille de l'inspecteur le mena aux pieds des remparts puis dans le quartier des Moulins. A la recherche de la bagarre et des combats. A la recherche du danger et du vice.

Il en récolta une lèvre fendue, un hématome sur la joue, un homme menotté et une femme de peu de vertu sauvée d'une agression.

Il songea sans savoir pourquoi à Fantine tout en prenant la déposition de la pauvre victime.

" Il voulait et je voulais pas, inspecteur. Merci de m'avoir sauvée. Si je peux faire quelque chose pour vous ?"

Un sourire cruel fit blêmir la prostituée. Peut-être avait-elle échappé à une agression pour tomber sur pire encore ? De Charybde en Scylla.

" Il y a quelque chose en effet," reconnut le policier.

La fille ne sachant pas trop à quoi s'attendre se prépara à s'agenouiller devant Javert mais celui-ci secoua la tête.

" Pas de ça ! J'ai juste besoin d'informations !"

Cela rassura la fille qui se pencha en avant, attendant les instructions.

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Rien, rien, rien.

Javert n'avait rien et cette inaction le rendait fou.

Il reprit sa chasse nocturne à la poursuite de son voleur...

Et le chasseur devint la proie.

Montreuil était une petite ville, dans laquelle tout se sait ou finit par se savoir.

Seulement, l'inspecteur ne sut pas d'où venait le coup qu'on lui porta.

C'était toujours une de ses habitudes de passer devant l'usine de M. Madeleine. Ainsi, le policier assistait à la sortie des ouvriers et des ouvrières. Ce petit manège ne passa pas inaperçu.

On finit par remarquer la présence de cette imposante statue vêtue de gris stationnée en face de la porte principale de l'usine.

On se demanda à quelle fin.

Puis on commença à faire des suppositions.

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Tel était l'état des choses lorsque survint un incident dont l'inspecteur ne serait jamais informé.

Monsieur Madeleine, comme bien d'autres au village, avait remarqué la présence insistante du chef de la police aux portes de son établissement. Il n'en pensa rien.

Il n'évita pas Javert ni ne chercha sa société davantage.

Il était au courant désormais des présomptions de l'inspecteur et, en attendant de trouver une solution convenable à la situation, il mettait un point d'honneur à ne pas dévier de la routine qu'il s'était imposée au cours des dernières années.

Il suivait, donc, ses horaires habituels de travail et de repos ; il parlait, lorsqu'il n'avait pas d'autre choix, aux mêmes personnes. Il s'adonnait aux mêmes promenades et se rendait aux mêmes endroits.

Il fréquentait la messe basse le dimanche.

Un dimanche, au plus dur de l'hiver, l'un des partisans du député local accosta Madeleine au sortir de la messe.

Il n'était pas dans les habitudes du député et de sa bande de se rendre à l'église si tôt, car ils préféraient la messe solennelle célébrée en latin et, pour cette raison même, plus grave.

Mais une charge de marguillier était à pourvoir et le député avait l'intime conviction que son ami Bamatabois Aîné était le candidat idéal pour ce poste. Il va sans dire que le fait de bénéficier d'un tel soutien au sein de la communauté religieuse favoriserait grandement les espérances de l'homme politique.

" Avez-vous des nouvelles du roulier de chez Six et fils ?"

Madeleine, peu habitué à être la cible des attentions du vieux Bamatabois, fixa la petite main crochue qui reposait sur son avant-bras et, perplexe, marqua une pause pour réfléchir.

" Il est arrivé à la pointe du jour.

- Si tard et en dimanche ! Un retard considérable, je suppose.

- Il a subi une contingence en route: deux rayons cassés dans une roue avant, je crois. Le pauvre homme a eu de la chance de ne pas avoir été plus gravement blessé.

- Blessé ! Cela devient déroutant que les employés de cette société subissent autant de mésaventures. Parce que si j'ai bien saisi, tout comme moi, ce n'est pas la première fois que vous avez des ennuis à cause d'eux..."

Madeleine considéra Bamatabois père avec attention. C'était un vieil homme décharné qui ployait sous les rhumatismes ; mais il restait aussi l'un des drapiers les plus adroits de la région. Un commerçant prospère et discret qui, à la différence de son fils, jouissait d'une solide réputation qu'il protégeait avec zèle.

" Il y eut un premier incident. À la fin de l'automne, si je ne me trompe pas, dit l'industriel. Le roulier qui devait retirer ma marchandise est arrivé avec toute une journée de retard. Il prétendait s'être perdu en chemin, mais ses propos ne m'ont pas semblé convaincants. J'ai exprimé mon malaise au propriétaire, qui s'est excusé en bonne et due forme et, depuis lors, je n'avais plus eu de problèmes.

- Oui, c'est exactement ce genre d'incidents fâcheux qui me tracasse . Un collègue de Soissons a dû attendre trois jours avant que n'arrive son envoi d'Arras. Vous rendez-vous compte ? Le voyage à pied prend moins de temps ! Le pire est qu'il lui sont parvenus des bruits qui prétendaient que le véhicule se soit renversé et que l'on était sans nouvelles du conducteur... Ce qui serait parfaitement ridicule, si ce n'est au regard de l'état dans lequel la marchandise est arrivée, extrêmement froissée et tachée de...

- Monsieur Madeleine, figurez-vous que j'ai enfin réussi à déchiffrer l'énigme de votre préférence pour la messe basse," dit le jeune homme pommadé qui venait de quitter la coterie du député rassemblée à quelques pas.

Le vieux Bamatabois poussa un soupir et baissa les yeux ; Madeleine ne put s'empêcher d'éprouver un élan de compassion vers ce père qui souffrait, probablement depuis des années, de la tyrannie d'un fils ingrat et turbulent incapable de mûrir même s'il avait laissé derrière lui sa trentaine.

" Et où est le mystère, monsieur ?, lança Madeleine au jeune Bamatabois.

- Eh bien, c'est "vox populi" que vous en perdez votre latin lors de la messe solennelle. Vous avez compris ? Drôle, n'est ce pas ?

- Raymond, avez-vous fini de m'embarrasser ?," dit le vieux Bamatabois en serrant les dents qui lui restaient tandis que son fils faisait de son mieux pour ne pas pouffer de rire.

- Ne vous inquiétez pas, monsieur Bamatabois. Je ne fais pas mystère de mes humbles origines ; pas plus que de mon ignorance, d'ailleurs.

- Vous devriez écouter votre père, jeune ami. Et cesser vos railleries avant qu'elles ne vous portent tort. Après tout, nous ne savons pas où sont les limites de la bienveillance de notre bon monsieur Madeleine," ajouta le député.

Il avait enfin fait ses adieux à mesdames du comité de charité pour se joindre au petit groupe sur le point de se séparer.

" Notre bon Madeleine ne prétend pas être humble, mais il l'est vraiment. Ne croyez pas, jeune Bamatabois, qu'il soit aisé qu'un homme atteigne notre âge et conserve encore la vertu d'être exactement ce qu'il semble être. Cela s'avère exceptionnel même, et c'est la raison fondamentale pour laquelle on conseille aux nouvelles générations de ne pas se fier aux apparences... Tenez, par exemple, ce Javert, le chef de la police... Il s'entête à passer pour probe, et pourtant..."

Madeleine, qui suivait avec plus de sympathie les états d'âme du vieux Bamatabois que les vains propos du député, releva alors la tête.

" Et pourtant ?

- Il s'avère qu'il est mêlé à une affaire de corruption ! Il s'agirait d'un scandale qui aurait jadis mis en émoi la Préfecture et qui aurait failli lui coûter son poste, voire la prison. Sans compter que, dans certains milieux, circulent des histoires concernant sa vie privée. Mais ce sont là des secrets bien tenus qui ne tarderont guère à être dévoilés. Sans aucun doute ! Les forces vives de la ville s'en occupent déjà. C'est-à-dire.... tous sauf vous.

- Je n'ai pas davantage de raisons de vouloir la perte de cet homme que de chercher le malheur de n'importe quel autre, monsieur le député.

- Ha ! C'est le secret de votre réussite, mon bon monsieur Madeleine. Figurez-vous que j'ai appris qu'il est à nouveau question que le roi vous nomme maire de la ville. Évidemment, mon soutien inconditionnel..."

Madeleine sourit tristement alors qu'il penchait la tête avec un vif intérêt.

Cependant, le député local aurait été prêt à jurer qu'il n'avait pas écouté un seul mot de ce qu'il lui avait confié pendant le trajet qu'ils avaient fait tous deux, bras dessus bras dessous, vers son tilbury.

Toutefois, le vieux Bamatabois dirait plus tard à qui voudrait l'entendre qu'il avait surpris l'éclat sauvage qui s'était emparé du regard, normalement paisible, du bon père Madeleine à la seule mention des turpitudes de l'inspecteur.

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