Chapitre 27 : Une noble pensée

~ Kasper ~

Les Lycanthropes regrettèrent d'avoir mis leur Alpha au défi quand ils virent qu'il quittait la demeure avec empressement. Markus et Faël le suivirent avec rapidité, la boule au ventre. En particulier Faël se répétait en boucle :

Mais qu'ai-je donc fait ?

Il en venait presque à espérer être déçu de son ami, il voulait le voir sauter de joie de pouvoir devenir un Gamma comme eux. Il souhaitait sincèrement cette réaction, tremblant à l'idée de ce qu'un refus pouvait engendrer comme conséquence désastreuse.

Rolf arriva rapidement à la cabane de la forêt où vivait Kasper. Trop rapidement. Le jeune homme eut à peine le temps de comprendre ce qu'il se passait qu'il se fit traîner par le coude jusqu'à la place centrale d'où chaque maison avait une vue imprenable.

— Aujourd'hui, je prends la décision de lever le statut de notre Oméga pour lui permettre de devenir un fier Gamma, fit-il d'une voix forte et tonitruante.

D'abord surpris, Kasper se tourna pour voir la mine déconfite de Markus et Faël. Leurs regards hébétés et leurs poings tremblants eurent raison de l'hésitation de l'Oméga, qui peinait à comprendre l'entièreté de la situation.

— Il n'y aura plus d'Oméga, alors ? demanda un Gamma, peu rassuré.

— Bien sûr que si, contra leur Alpha, Lukas tiendra bien mieux ce rôle !

Horrifié, Kasper laissa retomber son bras contre sa hanche, tout espoir envolé. Pire, ses épaules vinrent à trembler. En un instant, il avait compris ce qu'il ferait, ce qu'il devait faire. Défier les ordres du chef de Meute.

— Je refuse, mon Alpha. Cette intention... me touche, fit-il en pesant ses mots. Simplement, je suis habitué au rôle qui m'a été attribué depuis si longtemps. Je ne pourrai m'adapter convenablement au milieu de mes semblables. Alors...

— Alors, tu oses refuser ? Tu acceptes de recevoir les frustrations de la Meute et d'assurer son équilibre ?

— Oui, j'assumerai ce rôle.

— Très bien... alors je t'impose une mise à l'épreuve. Lukas, lui, ne ressent plus aucune douleur dans ses jambes. Mais toi, peux-tu te comparer à sa résistance ?

Les lèvres du jeune homme tremblaient et les mèches brunes vinrent recouvrir son front quand il baissa le visage pour fixer la terre brunie à ses pieds. Le sol avait presque la même teinte que sa chevelure et il se fit la douce réflexion que ses cheveux seraient bientôt couverts de boue.

Son regard éteint fixait à présent celui de ses amis, qui semblaient souffrir en le regardant. Il aurait voulu leur crier de partir, de ne pas rester ici. Il ne voulait pas faire voir ce qu'il avait subi toutes ces années. Vivre une maltraitance incessante était une chose, mais la montrer aux yeux du monde en était une autre.

Kasper ne leur avait jamais parlé des coups qu'il encaissait. Bien évidemment, ils pouvaient voir un hématome apparaître ici ou là, mais ils n'en voyaient pas davantage.

En réalité, très peu de Lycanthropes avaient le réel besoin de se défouler sur le jeune homme. Kasper n'avait connu dans sa vie que quelques rares bourreaux. Seulement, Rolf avait compté parmi ceux-là. Celui qui était devenu son Alpha était le pire agresseur qu'il n'ait jamais connu. Rivalisant de violence et redoublant de frustration, Rolf s'était toujours déchaîné sur le jeune homme.

Il était peut-être le seul que Kasper craignait vraiment, comme si sa peau, ses os et son système nerveux tout entier le reconnaissait. S'il le voyait apparaître, il allait souffrir. C'était toujours ainsi et aujourd'hui ne faisait pas exception.

Ces derniers temps, le dos légèrement voûté de Kasper c'était comme redressé, comme s'il acceptait enfin sa taille haute sans vouloir camoufler ses larges épaules. Seulement, face à l'Alpha qui quémandait sa souffrance, l'Oméga aurait voulu paraître le plus petit possible. Il aurait voulu disparaître des radars ou être assez égoïste pour accepter qu'un autre prenne sa place.

Toutefois, les marques gravées dans sa chair lui rappelaient le rôle de son existence : il devait accepter la souffrance. Il devait l'absorber et protéger ainsi les autres de ces coups. Une tâche ingrate et douloureuse qui avait une importance capitale. Mais plus que tout, Kasper ne pourrait se résigner à voir quelqu'un se faire battre sans pouvoir l'empêcher. Il ne pourrait pas le supporter, pourtant il espérait à présent que Faël et Markus seraient capables de l'endurer.

— Qu'il en soit ainsi, murmura-t-il en affrontant son persécuteur qui présentait un visage ravi.

Ainsi, alors que Rolf crispait son poing, prêt à l'abattre, Kasper serra les dents. Il ne poussera pas un cri, se jura-t-il intérieurement. Il sera assez fort pour ne pas inquiéter ceux qu'il voulait à présent protéger.

Sur cette noble pensée, il encaissa le premier coup qui l'atteignit à l'épaule. Il demeura debout, planté sur ses deux pieds, attentant la pluie de poings et de pieds qui viendrait bientôt tomber en cascade sur lui.

De loin, il vit le garçon qu'il avait sauvé. Lukas, s'appelait-il. Il avait réussi à sauver sa vie et déplorait de n'avoir pu faire davantage. Les os de ses jambes avaient été tellement brisés qu'elles s'étaient réparées dans un ordre insensé. Il avait fallu rebriser ces membres encore et encore pour qu'ils reprennent une apparence normale. C'était là l'avantage d'être un Lycanthrope. Seulement, rien ne pouvait le soigner de sa paraplégie.

Sa moelle épinière avait subi une lésion irréversible, ses jambes demeureraient inertes et insensibles pour le restant de sa vie. Pourtant, en le voyant sur le perron de sa maison, Kasper ne put s'empêcher de sourire. Grâce à lui, il était en vie. Il avait survécu, lui, la seule personne qu'il ait tenté de sauver. Ce constat lui redonna espoir, le gonfla de joie et de reconnaissance.

— Pourquoi ris-tu ? demanda l'Alpha en cessant ces mauvais traitements.

Étourdi, Kasper n'avait pas réalisé que les membres de la Meute s'étaient réunis tout autour d'eux, ni qu'il se tenait à présent à genoux, son dos tordu sous le poids des hématomes. Avait-il un ou deux os brisés ? Il l'ignorait mais redressa davantage son visage, qu'il tendit vers la foule qui le guettait.

Tout ce temps, il n'avait pas entendu les cris outrés ni même remarqué les mines déconfites arborées par les visages des Lycanthropes. Partout, il voyait la consternation, la haine et pire... le dégoût.

Je les dégoûte ? se demanda-t-il naïvement, du plomb au fond de l'estomac.

— Tu ne veux toujours pas donner ta place ? s'écria Rolf. C'est là ta dernière chance de te sortir de ce rôle d'Oméga que tu tiens depuis si longtemps.

— Pourquoi le flageller ? rouspéta une femme d'âge mûr d'un air de défi. S'il accepte son rôle, tant mieux. Inutile de faire tout ce... spectacle.

L'air rageur de son Alpha la réduisit toutefois en silence et elle recula de quelques pas, rentrant dans le groupe pour mieux s'y fondre, comme pour se faire oublier.

Avec un ton doux et une démarche pacifique, Elias s'approcha de l'homme en colère, dont le poing n'était toujours pas desserré.

— Rolf, mon Alpha, plaida Elias d'un ton doux. Il est celui qui a sauvé la vie de mon fils. Il est utile à la communauté.

Quelques loups allèrent dans son sens, demandant grâce au pauvre Oméga qui ployait devant son Alpha.

— Le sauver ? Il ne l'a pas sauvé. Au contraire, c'est à cause de lui qu'il est devenu infirme !

— Vous avez tort, grogna une voix sourde, derrière la foule réunie.

Tous se tournèrent dans cette direction pour se surprendre à dévisager Lukas, qui s'était redressé sur son fauteuil, présentant un visage légèrement barbu à la communauté.

— Ce n'est pas lui qui m'a pris l'usage de mes jambes, ni lui qui m'a percuté et encastré contre ma propre maison, ni même lui qui s'est battu avec violence au milieu d'une foule innocente. Toutes ces fautes, ce sont les vôtres et uniquement les vôtres, Alpha, cracha-t-il. Vous savez tous, bien que vous restez silencieux, que j'ai raison. Vous voulez la paix mais regardez bien autour de vous : cet homme ne nous apportera aucune paix ni aucun répit. Il est violent et ne sera jamais un bon chef pour nous. Ni aujourd'hui, ni jamais. Je préfère encore mourir plutôt que de me prosterner à vos pieds, Rolf. Après tout... je n'ai rien à perdre.

Même le regard furieux de l'Alpha qui marchait dans sa direction ne parvint pas à retirer l'air de défi qui trônait dans son regard. Mais alors que l'Alpha allait atteindre son but, il fut accueilli par un mur de Lycanthropes tous plus apeurés les uns que les autres. Le message était clair : il ne pourra pas toucher au jeune Lukas.

— Poussez-vous, ordonna-t-il sèchement.

— N-non, bégaya un homme.

— Pas question, compléta une autre personne.

Au moment où l'Alpha perdit ses moyens, voulant passer à travers sa communauté à coup de coude, il fut stoppé net. Un étau d'acier semblait lui maintenir la cheville, aussi il baissa le regard pour voir de quoi il en retournait.

Une main hâlée saisissait sa cheville dans un geste de désespoir. Kasper serra de toutes ses forces, refusant de le voir anéantir tous ses efforts. Il ne le laisserait pas faire plus de mal à Lukas qu'il ne l'avait déjà fait.

Alors de toute la force de sa volonté, il se cramponna un peu plus à sa cheville, des deux mains cette fois-ci.

— Si vous devez évacuer votre colère... faites-le sur moi, supplia-t-il un sanglot dans la voix.

Et juste avant qu'il ne perde connaissance, il vit le regard mauvais de son bourreau d'enfance, son rictus effrayant aux lèvres. Il se demanda un instant s'il n'allait pas finir par mourir sous ses coups, acceptant toutefois de se sacrifier pour une juste cause.

Il leva les yeux vers la botte de cuir qui percuta son visage avec un bruit sinistre. Son corps chuta au sol, du sang se répandit. Il avait sans nul doute le nez cassé, songea-t-il juste avant que l'obscurité ne vienne le cueillir. 

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