Un passage
Cela faisait-il déjà deux cents ans ?
Le monde avait-il pris fin ce jour-là, ou bien avait-il émergé de ses cendres, tel le phénix des légendes ? A vrai dire, le peuple n'en savait trop rien. Les gens nés après l'Apocalypse n'en savaient rien, mais les anciens ne cessaient de se plaindre que cette époque, malgré tous les efforts d'Hazaël Ier et des empereurs qui avaient suivi, était d'un gris froid et vide comparé aux années précédant l'avènement du Dévoreur de Mondes. Mais à vrai dire, pour l'homme qui se tenait au bord de la falaise, à contempler la ville en dessous, le monde était froid et gris depuis bien plus longtemps.
L'homme avait des cheveux blancs et fins, et un visage dénué de la moindre ride, plus enfantin encore que celui d'un adolescent. Pourtant à quiconque le fixerait dans le bleu de ses yeux, se révèlerait les abysses que seule ouvre la vieillesse, et le vide que seul créent les larmes versées durant des dizaines et des dizaines d'années.
Baku Claro, seul sur la falaise, sentait que bientôt approcherait sa fin. Non pas de maladie ou de vieillesse. Il avait encore aujourd'hui, plus de deux cents ans après sa naissance, la vigueur de ses vingt ans. Sa magie était toujours aussi forte, et l'alimentait toujours avec la même ardeur. Il ne s'agirait pas non plus d'un décès en contrebas de la falaise ou il contemplait le monde. Il avait, malheureusement, déjà essayé de recourir à ce moyen. Non. Il savait que sa fin approchait parce qu'au fond de lui, il avait atteint le point critique. Son esprit ne se régénérait pas avec la même ardeur que son corps. Le stade de folie était dépassé depuis bien longtemps. D'ici peu, il perdrait son âme à la magie noire, et celui qu'on appelait l'Immortel cèderait face au néant.
Il ne voulait pas de ça. Alors il avait sollicité les deux seuls autres immortels qu'il connaissait. Les seuls à l'avoir vu traverser ses deux cents ans. Et leur avait demandé de construire une guillotine pour lui. La seule chose capable de le tuer désormais. Une mort rapide et indolore. Il n'aurait même pas besoin de leur demander d'actionner l'arme. Il n'aurait même pas besoin de leur demander de les tuer. Un suicide en bonne et due forme, ou le néant de son propre inconscient. Dans tous les cas, il disparaîtrait.
Un mouvement attira son attention de derrière lui, et il se retourna pour voir les deux enfants adossés chacun à un arbre. Enfin. « Enfants ». Eux aussi approchaient des deux cents ans, eux aussi avaient hérité du domaine de l'Immortel à une puissance suffisante pour les priver de vieillesse. Il en avait le cœur brisé. Mais ce n'était pas à lui de recevoir le blâme, cette fois. Pas complètement.
Le garçon, voyant le regard de son interlocuteur, hocha la tête avant de se diriger vers lui. Il n'y avait plus trace de la moindre étincelle de joie dans ses yeux, ce qui n'était pas étonnant. Il fallait observer le deuil pour deux personnes. Deux personnes, dont le père de ces deux enfants, celui qui avait légué à sa progéniture le Domaine de l'Immortel et une affreuse réputation, le Dévoreur de mondes en personne. Enfin, plutôt, Akira Claro, l'alter ego de Baku, qui allait perdre la vie en même temps que lui sous la guillotine. Sans doute serait-ce pour lui autant une libération, cependant. Là ou Baku avait pu voir l'air libre et se dégourdir les muscles, Akira avait passé les deux siècles après sa chute enfermé dans une cellule. Si la mort des dieux concentrés en lui ne l'avait pas rendu fou, l'enfermement aurait terminé le travail. Il soupira. Il n'avait aucune envie de lui offrir cette libération. Mais c'était ça, ou il devenait le nouveau Dévoreur de Mondes. Il en serait bien capable.
Il se redressa et se dirigea vers les deux enfants. La fille, le visage dénué de son sourire habituel, plissa les yeux.
« — C'est prêt. Mais tu es vraiment sûr que tu veux la guillotine ? Il y a peut-être un autre moyen...
— Non. Laisse-moi mourir, c'est tout ce que je demande. »
Son regard était dur, marqué par le désir soudain qui l'animait. Exprimer son souhait ne faisait que le rendre encore plus tangible, encore plus omniprésent dans sa vie. La volonté de la mort. Est-ce qu'il allait voir la déesse correspondante ? La question se posait, n'est-ce pas ? Maintenant qu'ils étaient tous morts et qu'on ignorait si Hazaël, désormais luel aussi dans l'Autre Lieu, était parvenu.e à les ressusciter. Il allait vite le vérifier. Le jour de sa mort était enfin fixé. La guillotine était prête.
La fille soupira, avant de lui mettre une main sur l'épaule. Baku sentit sa poigne de fer se resserrer sur son bras. Lui-même avait perdu tous ses muscles au cours du dernier siècle, à force de s'emmurer dans son inactivité. Il fallait dire, pour sa défense, qu'il ne lui restait plus grand monde pour lui dire de s'activer un peu.
« — On a dit au revoir à papa, fit le garçon en se dirigeant vers l'emplacement de la guillotine. Mais comme d'habitude il n'a rien dit. Je ne sais même pas s'il a senti qu'on était là. J'aurais bien aimé lui parler avant qu'il ne meure, tu sais. Même s'il a fait des choses affreuses, il reste mon père. »
Baku leva les yeux au ciel. Cet enfant et lui avaient des manières bien différentes de gérer un parent infernal. Même si au final Akira ne leur avait sans doute pas fait subir directement les mêmes tortures qu'il avait encaissées de Lore, le résultat restait le même. Une vie gâchée. Un monde détruit. Quelle était la différence ?
« — Laisse, Chichi, soupira la fille. De toute façon papa parlera plus jamais. Deux cents ans dans le noir ça fait facilement perdre la raison. Je suis sûre qu'il voulait mourir, lui aussi. »
Baku la remercia d'un regard.
Enfin, surgit sous ses yeux l'immense construction de bois, avec la lame finement aiguisée pointant vers le sol. La guillotine, en plein milieu d'une clairière. Non loin de là, une cohorte de prêtres attendait sans doute le dernier acte de Baku pour donner les honneurs à son corps. Ce dernier grogna.
« — Le suicide est quelque chose de privé...
—Tu t'apprêtes à rajouter ton nom sur une innombrable liste dans un journal paru dès demain matin, Baku, sourit la fille. Ça n'a rien de privé. »
Il sourit. Un peu. Bien joué, gamine. Enfin, ça ne l'empêcherait sans doute pas de mourir en paix. Là-haut, il n'y aurait personne pour juger. Là-haut, ils en riraient, même. Il attendait ça depuis si longtemps... La vraie vie éternelle, dans un lieu loin de tout, de ses actes, de sa douleur, de sa vie d'avant. Son sourire s'élargit. La guillotine l'appelait de tout son être. Et il ne comptait pas résister à cet appel.
Sa tête se posa avec une délicatesse rare sur le coussin de l'engin de mort, et il se tourna vers la lame avec de grands yeux apaisés. Le confort du condamné. La raison pour laquelle il avait attendu si longtemps cette guillotine. Il avait fallu la concevoir afin de respecter ses souhaits, tant son confort que son désir de regarder la mort en face. Ainsi, était-il donc couché en travers d'une planche matelassée, la tête posée sur un oreiller, et le visage tourné vers la lame qui allait lui trancher tout lien avec le monde des vivants. Il ne restait plus que quelques minutes.
Le garçon lui mit une corde en main, avant de se pencher sur lui. Les yeux bleus de Baku rencontrèrent ceux, noirs, de son pupille, et il se surprit à se dire qu'il avait apprécier l'élever et lui apprendre la magie, malgré tout. Mais tout enfant doit devenir grand et là ou Korrin et Lamia, ses enfants, avaient quitté le domicile de la confrérie il y a bien longtemps, Shiori et Ruriko, ceux d'Akira, devaient aussi voler de leurs propres ailes. Il était plus que temps.
Shiori, au-dessus de son visage, sourit.
« — Tu pourras passer le bonjour à ma mère de ma part ? Et aussi à celle de Ruriko. Et à Asura. Et Mairù, aussi. Et Korrin. Et Lamia. Et... »
Baku le coupa d'un rire. S'il devait vraiment citer toutes les personnes à qui ils avaient survécu, ils y seraient encore demain. Et avait-il vraiment eu envie de rire ? La mort avait cet effet sur les gens, visiblement...
« — Ne t'inquiète pas, gamin. Je leur transmettrai.
—Ah et aussi.... De notre part à tous les deux. T'as intérêt à être heureux là-haut, le vieux, sinon on monte et on te dézingue. Et on en serait bien capable. Après tout notre père a bien tué tous les dieux, alors monter dans l'Autre Lieu c'est du gâteau pour nous ! »
Cette fois, c'était Ruriko qui venait de parler. Son sourire de retour sur ses lèvres. Le rire de Baku prit de l'assurance. Elle avait quand même un sacré toupet, tant pour lui dire ça que pour évoquer avec autant de légèreté la fin du monde qu'ils avaient subie. Elle irait loin, cette enfant. Et en plus, elle avait raison. Monter dans l'Autre Lieu en étant encore vivant, pour un Claro, c'était loin d'être mission impossible. Encore un coup de plus à ajouter au palmarès de leur parent. Son rire se fit plus tendre. Sans doute y seraient-ils contraints si sa pire crainte se réalisait, mais il serait heureux de les retrouver aux côtés de toute sa famille, en ayant récupéré tout ce qui le faisait rire autrefois. Ses amis, ses enfants. Sa femme.
Shiori et Ruriko se décalèrent de lui, et Baku laissa son emprise se relâcher sur la corde. La lame fusa. Et puis, plus rien.
Juste le noir, le noir omniprésent.
Il n'y eut pas de lumière blanche, pas de seconde naissance, comme le disaient les croyances. Baku avait juste l'impression d'avoir fermé les yeux une seconde. Une simple seconde qui avait tout changé.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, il n'y avait plus rien autour de lui. Plus de guillotine, plus de Shiori, plus de Ruriko, plus de prêtres. Plus de Necrima. Juste une sorte d'immense plaine verte, avec de l'herbe qui lui chatouillait les plantes de pieds... Et d'autres endroits. Ce qui lui fit comprendre dans la seconde suivant qu'il était nu. Ses vêtements ne l'avaient pas suivi dans la mort. Quelle ironie...
Un rapide regard lui apprit qu'il était seul dans la plaine. Personne pour le voir cacher ses attributs maladroitement avec ses mains en cherchant à cacher sa gêne. Tant mieux. Par contre, le petit tas de vêtements juste à côté de son corps semblait être fait pour lui.
Enfin vêtu, il se releva, et se mit à marcher. Il n'allait quand même pas se retrouver tout seul ? Non, pas après ces années d'espérance, il ne le permettrait pas. Si même la mort ne le délivrait pas de sa solitude il allait devenir fou ! Deux cents ans... Deux cents ans à attendre de revoir tout le monde et il allait devoir encore patienter ? Si seulement il avait au moins une certitude de l'utilité de sa patience... Mais personne pour lui expliquer les règles et Mort n'était même pas là. Ni elle, ni ses laquais. Il était de nouveau abandonné, et perdu.
Combien de temps avait-il marché avant que la voix ne le fasse sursauter ? Des heures, des minutes, des jours peut-être ? Avait-il vécu son purgatoire ou bien était-ce simplement une illusion ? Mais pourtant non, ce n'était pas possible, il avait bien entendu une voix. Et s'il avait besoin d'une autre certitude, les deux bras accrochés à son cou, courbant son dos vers l'arrière, venaient de confirmer le caractère réel de cette soudaine arrivée.
« —Pas trop tôt ! Tu es en retard, espèce de petit crétin ! »
Baku sentit les larmes lui monter aux yeux. Il n'avait plus entendu cette voix depuis deux cents ans... Et puis ce ton sarcastique, et cette odeur de lys... Bon sang qu'est-ce que ça lui avait manqué. Combien de siècles avait-il espéré ressentir à nouveau cette chaleur au fond de lui, alors que son dos cédait sous les assauts traîtres et qu'il s'effondrait en plein sur la poitrine de celle qu'il avait tant aimé ? Il avait l'impression de redécouvrir à quel point il était amoureux.
Sans même qu'il ne puisse dire quoi que ce soit son corps se tourna de lui-même, et il se retrouva face à face avec le visage rieur de sa femme, de sa Lina, appuyée sur un coude et l'autre main autour de son cou, qui le fixait avec un sourire plus radieux que jamais. Ses yeux pétillaient d'une joie folle. Et à en juger par les soudaines douleurs dans ses joues, lui aussi avait un sourire jusqu'aux oreilles, lui aussi n'arrivait pas à contenir sa joie. Son visage s'enfouit dans le cou de sa chérie et il laissa échapper toute sa joie, toute sa tristesse, toutes les émotions qu'il avait tenues enfermées durant ces deux cents ans à voir tout le monde mourir avant lui, sous la forme de gros sanglots pas vraiment élégants. Mais tant pis. Il avait Lina devant lui, dans ses bras, et il ne comptait plus la lâcher de toute l'éternité.
Il entendit son petit rire avant que l'étreinte ne se referme davantage sur lui, et la voix soupira en le calant plus confortablement.
« Je sais que t'es content de me voir mon gros mais évite de pleurer sur mon épaule, d'accord ? C'est dégoûtant ! »
Les rires firent place aux pleurs. Lina n'avait pas changé. Elle était toujours aussi... Aussi... Lina Blackheart.
Baku se laissa câliner encore un bon bout de temps. Et lorsqu'enfin sa femme redressa son menton pour poser ses lèvres sur les siennes, il eut le sentiment d'être arrivé chez lui. Heureux.
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Une envie comme ça.
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