Scellement (Baku)

(Réjouissez-vous, vous aurez droit au même OS sous deux PDV.)

Année 960

Baku

Ils ont tous peur.

Je peux le voir dans leurs yeux, à chaque fois que leurs regards se posent sur moi, je lis le dégoût et la peur qu'ils essaient tant bien que mal de dissimuler. Et d'un côté, je les comprends. Mais ça fait mal.

Je n'ai jamais demandé à être comme ça. Je n'ai jamais demandé à être un monstre. Je n'ai jamais demandé à ne jamais pouvoir être blessé, à cristalliser les pires peurs des autres, à devenir un être capable de porter atteinte à sa propre mère.

J'en ai marre, je veux que tout redevienne comme avant. Je veux que papa revienne. Je voudrais tant qu'il ne se soit jamais réveillé.

Comme à chaque fois que j'ai ces pensées, je sens qu'il arrive. Il est là, me tourne autour, je peux presque sentir son regard noir me balayer avec pitié. Je sais ce qu'il veut. Il veut que je lui laisse ma place. Que je le laisse encore tuer. Et encore. Jusqu'à ce que mon foyer soit recouvert de sang.

Mais je ne veux pas. Alors je tiens bon.

Il ne sortira pas.

Tu m'entends... Akira, c'est ça?

Tu ne sortiras pas.

Je marche autour du salon, essayant tant bien que mal de retenir mes sentiments, sous l'œil avisé et insistant des autres. Je déteste ce regard, mais je ne peux pas me permettre d'exprimer mon inconfort, ça serait encore pire.

Pourtant, ces yeux sont insupportables. Je ne veux plus les voir. Je suis complètement à la merci d'une crise, je ne peux rien faire, quoi que ce soit ne ferait qu'aggraver le risque que ça se produise à nouveau.

Autant sortir. Quitte à craquer, autant tuer des arbres que des gens, cette fois.

J'attends qu'Asura détourne son regard de moi et me précipite dehors, un peu soulagé d'être enfin libre. Sur le chemin, je percute quelqu'un d'à peu près ma taille, ce qui le fait vaciller. Je lui lance un "pardon!" rapide et m'enfuis. Je ne veux pas savoir qui c'est. Ça ne changerait rien, de toute façon. Cette pauvre personne ne serait qu'une cible de plus pour lui.

Un peu d'air frais me soulage. Je m'entraîne un peu, soigne quelques animaux blessés sur le bord de la route, et même si l'odeur du sang lui donne quelques envies de meurtre qui passent à travers moi, je tiens bon. Ça me détend un peu. Je peux peut-être rentrer, maintenant. Ils me regarderont peut-être mieux si ils voient que je lutte moins.

Le QG est en vue. Et bizarrement, il s'agite alors qu'on arrive devant la porte. C'est bizarre. Il n'y a pas de sang, pas d'armée ennemie, et encore moins la présence de Sa Majesté. Alors je me demande bien ce qu'il a senti, cette fois. Un danger pour nous? Ou pour lui?

Une seule façon de s'en assurer: Je rentre. L'ambiance est inhabituellement lourde. La confrérie au complet est rassemblée dans un coin de la pièce. Même Mairù est là. Asura est en train de tracer un pentagramme qui semble très compliqué sur le plancher du salon. Et la chose qui me saute le plus aux yeux, c'est la présence de cette fille, d'une quinzaine d'années environ, qui attache ses longs cheveux noirs en marmonnant des phrases qui ne semblent pas être très gentilles.

Lorsqu'ils entendent la porte se refermer, tous se retournent vers nous, interrompant leurs activités. La fille me regarde, et une lueur passe dans ses yeux: visiblement, elle m'a déjà vu quelque part. J'aimerais bien savoir où.

Asura achève la dernière touche du pentagramme et me fait signe de venir. La fille se rapproche. Je fais de même, et attends les explications de tout ce cirque. Lui aussi, il attend. Mais il a l'air nettement plus tendu.

"-Baku, tu tombes bien. Justement, on discutait de toi."

Je redresse la tête à l'énoncé de mon nom, me demandant bien de ce qu'Asura pouvait bien discuter. Un moyen de me tuer, peut-être? Je n'aime pas ça, mais ça me soulagerait sans doute. J'ai trop de sang sur les mains, et j'ai trop mal.

"On a cherché dans mes livres d'exorcisme ces trois dernières années, et il s'avère qu'il existe un moyen de séparer deux âmes habitant dans le même corps. On va tenter le coup aujourd'hui, okay? Histoire de te débarasser de ce poids."

Un... Moyen... De récupérer mon corps? Mais... C'est très compliqué, ça. Asura l'ignore, mais j'ai cherché aussi dans ses livres. En passant outre les termes très techniques, j'ai réussi à trouver ce moyen, moi aussi. Mais le risque... Il est trop élevé. Je risque d'encore tuer... Non... Je vais encore tuer. Et je ne veux pas. À aucun prix. Je ne veux pas un sacrifice pour que moi je vive.

Mais je continue à la regarder, avec encore l'espoir qu'il s'agisse d'autre chose. Mais non, c'est bien ce que je pensais. C'est bien le pentacle d'extraction. Celui ou le magicien et sa cible sont tous deux à l'intérieur du cercle tandis que l'âme à sceller se déchaîne.

Les larmes remplissent mes yeux, marque de mon dernier espoir qui s'envole. Mais pas seulement. À peine trois secondes après la première goutte tombée de mes yeux, je reçois une claque monumentale qui me surprend tellement que j'arrête de sangloter.

C'est l'inconnue qui m'a giflée. Elle n'a pas l'air de vouloir s'apitoyer, au contraire, ses yeux me dévisagent avec une dureté que je n'ai jamais vu chez une personne de son âge. Elle marmonne dans sa barbe, l'air furieuse. Puis elle me fixe, et s'exclame sur un ton dur:

"On m'avait dit que t'étais quelqu'un d'effacé et timide, mais je pensais pas, que t'étais une pareille lopette!"

Je la regarde, empli de surprise et d'une pointe de colère. L'insulte m'a touché un point sensible que je n'imaginais même pas. Il ricane, mais ne profite pas de ma faiblesse pour tenter une sortie, sans doute un peu étonné lui aussi. Tant mieux.

Asura la regarde, tout aussi surprise que moi, et puis soudainement se rappelle qu'elle n'a pas fait les présentations.

"J'oubliais! Lina, je te présente Baku. Baku, voici Lina, la nouvelle arrivée à la confrérie. C'est la fille de Kage Blackheart, je ne sais pas si tu te souviens de lui?"

À l'énoncé du nom de son père, la dénommée Lina fait la grimace et change de sujet rapidement.

"On s'est déjà croisés sur la route, il a d'ailleurs une sacrée force dans les bras. J'aurais dû me douter que ce petit bonhomme était un tueur en puissance."

C'est donc elle que j'ai percutée en partant du QG. Je vois. Et même si j'aurais préféré qu'elle n'emploie pas le terme "tueur en puissance", je l'aime bien. Elle ne me regarde pas comme les autres. Il n'y a aucun dégoût dans son regard. Et aucune peur.

Oui, je me souviens de son père. Je l'ai déjà vu une fois, alors que j'avais quatre ans. Il avait l'air de bien m'aimer, il me donnait sans cesse des bonbons et me répétait de ne jamais lâcher, quoi qu'il arrive. Il n'était pas autant proche des autres enfants que de moi, même pas du tout. J'étais le seul à avoir ses faveurs. Des fois, je me demande si ses paroles n'étaient pas prophéthiques. Kage Blackheart donnait l'impression de pouvoir voir l'avenir, le passé, les différents chemins qu'on peut emprunter. C'était très étrange.

Mais ça ne va pas faire avancer les choses, ça. Si ils comptent bien tenter l'idée d'Asura...

"-Qui va se sacrifier?"

Ma petite voix semble les surprendre. Mon regard pèse sur elles, tandis qu'elles s'entreregardent rapidement, prises de court par la formulation choisie. Mais je n'ai pas besoin d'ajouter quoi que ce soit. Mon regard dit tout. Il décrit tout ce que je pense de cette entreprise certes à cent pour cent de chances de réussite, mais qui promet une mort assurée.

Je m'attends à ce qu'elles se justifient, à ce qu'Asura marmonne que ce n'est qu'un risque minime, à ce que cette Lina, à son tour, demande qui va mourir, qu'Asura dise qu'elle n'y a pas réfléchi, à ce que l'idée soit abandonnée. Mais la réponse est toute autre et me fait écarquiller les yeux. Lui aussi est surpris, je le sens. Il s'attendait à une situation qui lui garantirait mon corps.

"Moi."

C'est Lina qui a parlé, ses étranges yeux vairons dénués de peur. Sa voix forte fait se retourner tout le monde. Même Mairù a l'air surpris. Il ne pensait sûrement pas qu'un autre que lui aurait le courage d'affronter ce qu'il a réveillé en moi.

"Et qu'on soit bien clairs, gamin. Je n'ai aucune intention d'y passer. Même si t'y mets le paquet, je te garantis que je sortirais de ce cercle vivante."

Tout le monde est silencieux. Je vois quelques regards admiratifs chez les enfants. Selky, Al et Lorelei fixent Lina avec de grands yeux émerveillés. Même Garm fait transparaître une émotion sur son visage.

Moi aussi... Je suis admiratif. Et en même temps, je n'ai que bien moins envie de voir ce sort aboutir. Je n'ai pas envie qu'un tel visage déterminé soit recouvert de terre, figé dans cette expression d'horreur absolue que chacune de mes... De ses victimes gardera pour l'éternité.

Mais je n'ai pas le choix. Elle est visiblement de ceux qui n'abandonnent jamais.

Alors je souris, et décide de faire tout mon possible pour qu'il échoue, cette fois.

Je vais me placer au centre du pentagramme, et elle me suit, nonchalante. Les adultes prennent position. Asura se place à la pointe Nord et marmonne quelques phrases en langue démoniaque. Une barrière nous entoure, suivant les contours de l'étoile, et la concentration en magie augmente d'un seul coup. Mairù regarde. Ses yeux sont dénués de toute émotion.

Lina et moi nous fixons du regard, au milieu de l'étoile, attendons mutuellement un signe de l'autre pour commencer. Du moins c'est ce que je pense. C'est pourquoi je suis très surpris lorsqu'elle s'asseoit, baille et commence à se curer les ongles avec la pointe d'un poignard en argent. Il n'en croit pas ses yeux, lui non plus.

"Qu'est-ce que tu fais?!?"

Ma voix paniquée traverse le cercle central et lui fait relever la tête. Elle me sourit, railleuse.

"-Bah, j'attends.
-Et tu attends quoi?"

Elle rigole.

"-Que tu sortes ton monstre. Parce que ce que j'ai devant moi, c'est pas franchement terrifiant."

Piqué au vif, il s'agite derrière la protection qu'il s'est construite. Moi, je souris. Un peu. Et elle soupire.

"Tu as peut-être besoin de quelque chose pour te déchaîner? Tu veux mon poignard, peut-être?"

Et elle jette ledit poignard vers moi, se retrouvant donc sans armes. Il atterit à mes pieds dans un bruit retentissant qui m'irrite les tympans, m'agaçant un peu. En plus, je me sens de plus en plus énervé, maintenant, d'une colère qui n'est pas la mienne. Il n'en croit pas ses oreilles, c'est la première fois qu'on se moque de lui de cette façon. Ses barrières s'effondrent, et cette fois je ne fais rien pour les reconstruire. Je sens mes lèvres s'ouvrir seules, et un mélange de nos deux voix s'élève dans la salle, figeant tout le monde sur place.

"-Je n'ai pas besoin d'un poignard pour t'éparpiller aux quatre vents."

Chaque adulte participant s'agite, se prépare à renforcer sa magie, mais Asura les arrête d'une main. Ce n'est pas encore temps. Il se protège toujours un peu, méfiant.

Lina continue son petit jeu, échangeant avec ce mélange de nous des piques plus ou moins agressives, et je comprends finalement son petit jeu. Elle essaye de le faire sortir de ses gonds pour de bon. Et elle est très douée pour ça. Je le sens rager, hésiter à se mettre en danger pour lui clouer le bec. Moi, je garde le silence. Je cherche discrètement les limbes ou je le retiens prisonnier. C'est un vrai combat pour savoir qui le fera sortir le premier. Moi, en le fichant hors de mon inconscient. Ou Lina et ses répliques d'une efficacité remarquable.

Il est, je suppose, inutile de dire que c'est Lina qui remporte ce petit jeu. Trouver mon propre inconscient n'est pas facile, et elle a un sens de la répartie impressionnant. Alors que je suis encore dans mes recherches, je sens mon esprit s'engourdir, et je passe au second plan, laissant le total contrôle à Akira.

Je n'ai que le temps de lui souhaiter bonne chance avant de perdre le contrôle et d'être réduit au rang de spectateur impuissant.

Lina remarque rapidement mon changement d'attitude. Elle saute sur ses pieds, et deux katanas apparaissent dans ses mains. Sa garde est impeccable, on sent qu'elle sait se battre. Mais j'ai peur pour elle. Se battre contre moi signifie en général se mettre totalement à nu, et affronter la pire épreuve de toute sa vie: ses propres peurs.

Je sens mes mains se tendre, manipulées par Akira qui marmonne dans notre esprit qu'il va bien s'amuser à la réduire au silence. Je suis un peu curieux, moi aussi. Souvent, les cauchemars des gens sont soit très classiques, comme ma mère et sa phobie des araignées, soit très bizarres, comme celle d'Asura... Des fois, c'en est presque drôle. Et le pire cauchemar de quelqu'un est souvent une manière de mieux le connaître.

Un violent coup de tonnerre retentit à peine le dernier doigt du corps que nous nous partageons tendu. Le flux de magie qui nous parcourt et la réaction de Lina me confirme ce que je pensais: c'est bien une de ses peurs. Elle a soudainement l'air beaucoup plus tendue, et sa garde change. Elle est étrange. J'ai l'impression qu'elle s'apprête à courir à quatre pattes à tout moment.

Elle me prend enfin au sérieux.

Elle va vite comprendre ma vraie puissance, cette vantarde.

Mon index se plie. Encore un flux de magie, et les éclairs parcourent le cercle, effleurant parfois la limite tracée par Asura. Mais pas un éclair ne la touche. Elle esquive trop vite. Je l'encourage discrètement, pendant qu'Akira, de plus en plus énervé, force la dose et ne prête même plus attention à ses pensées qui déferlent dans ma part de conscience d'un seul coup, me projetant aux confins de notre esprit.

Comment... Comment?

Saloperie de combattante... Je vais te faire la peau.

Je sens qu'on n'en peut plus, mon corps force trop. Mais Akira tient bon, et lâche toute sa puissance pour tenter de créer un cauchemar qui la clouera sur place, la laissant à sa... Notre merci.

Des ombres se forment autour de Lina qui se raidit. Visiblement, ces silhouettes sont des personnes connues. Des jeunes de son âge, habillés comme des racailles, des armes en main. Des sourires satisfaits. Ce sont sans aucun doute des personnes habituées à faire le mal.

Akira ne bouge plus. Moi non plus. Même si dans les tréfonds de notre esprit, ce n'est pas compliqué de s'immobiliser.

On ne s'attendait vraiment pas à ça.

Cette conne a été agressée?

Comme quoi, on ne peut vraiment savoir qui sont les gens qu'en ne découvrant leurs pires peurs.

Oui, bon, ta gueule. Laisse-moi en finir.

Les racailles se placent tout autour de Lina, dont je n'arrive plus à voir le visage. Elle a pas l'air bien.

Sans blaaaaague? Tu réagirais comment si ta mère se pointait, idiot!

Elle est partie. Loin. Je veux plus la revoir. Je m'en fiche. Le plus important, c'est le combat.

T'as pas tort, petite tête.

Les katanas de Lina ont disparu. Je crois qu'elle les a elle-même renvoyés d'où ils venaient. Tandis que les racailles se rapprochent, j'entends un grondement monter.

Elle va passer un sale quart d'heure.

Je ne sais pas. Je n'aime pas ce grondement. On dirait qu'elle compte se battre autrement.

Mais oui, bien sûr. Contre les types qui lui font le plus peur. Tu sais aussi bien que moi que personne ne le... Bordel mais c'est quoi ça?

Ha. Ça, c'est visiblement son pouvoir attribué. Jolie métamorphose. On voit qu'elle est habituée.

Un putain de lion?!?

Je le vois bien, oui. Un immense lion aux poils dorés qui a vraiment un fantastique rugissement. Je peux presque voir les muscles de ses pattes se tendre.

.... Ça va saigner.

Et ça saigne. Un véritable carnage. Akira et moi sommes incapables de bouger n'importe lequel des muscles de notre corps, fascinés par le spectacle qui se déroule sous nos yeux. Une sorte de fascination morbide qui nous conduit à apprécier la jolie forme que trace ce geyser de sang, où la beauté du mouvement d'un membre qui vole.

Et c'est moi le sadique?

Les ombres de ces cauchemars sont rapidement mises en pièces, et s'évanouissent l'une après l'autre. Lina reprend sa forme normale, haletante et couverte de sang de la tête aux pieds, et nous regarde avec des yeux que je pourrais presque qualifier de fous. Presque.

Putain, cette fille veut vraiment ma peau. Elle se bat vachement bien.

Je dois reconnaître n'avoir jamais vu une personne tenir tête à sa pire peur.  Et c'est impressionnant. Elle inspire l'admiration.

... Arrête de fanboyer.

Hem. Bon. Bref, elle a l'air de vouloir parler là. Encore une boutade, je suppose.

"-T'as pas mieux? J'm'emmerde là."

Tu supposes bien. T'es pas complètement con en fait.

Et toi, tu es fini.

Euh... Quoi?

Lina vient de marmonner une parole en langue ancienne. Je crois qu'on a fini de se battre.

Pardon?.... Oh, putain de merde.

Enfin. Le tiraillement que j'attendais. Ce n'est d'ailleurs pas qu'un simple tiraillement, c'est une horrible douleur, une sensation de déchirure qui me parcourt de toute part.

Putain! Baku, retourne prendre ta place, vite!

Mais je tiens bon. Je m'accroche comme je peux à ma place au second plan, malgré tous les efforts d'Akira pour me faire reprendre le contrôle et me faire sceller à sa place. Je sens qu'il commence à sortir.

Fais chier! Pas le choix. M'en veux pas.

Dans un élan désespéré, Akira donne une dernière commande à notre corps. Celle de se jeter sur le poignard que Lina avait abandonné peu avant. Et de le pointer vers notre gorge.

"Arrêtez ça où je nous tue!"

Sa voix fait taire tout le monde, sauf Asura qui, pour ses incantations, s'est mise dans un état de semi conscience. Je sens le processus s'interrompre, mais ça ne dure que quelques secondes avant qu'il ne reprenne, libéré de toute menace.

... Oh...  Putain...

Lina n'a pas perdu de temps. Elle s'est jetée sur nous sans armes à peine l'ultimatum prononcée, à une telle vitesse que personne ne l'a ne serait-ce qu'entrevue se déplacer. Notre corps est en ce moment plaqué au sol de façon experte, le poignard tombé au sol, échappé de notre main tordue. Son visage est à quelques centimètres du nôtre. Je peux sentir quelques mèches échappées de sa queue de cheval effleurer délicatement nos joues. La tension est immense, je ne perçois plus que sa présence.

Et quelle présence...

"Pas de ça, mon bonhomme. On ne fait pas ce type de menaces quand on sait que ça ne marchera pas."

Akira acquiesce. Il a le temps de dessiner un sourire sur ses lèvres avant que sa présence ne disparaisse pour de bon. Son dernier mot flotte dans l'air quelques instants, suspendu entre elle et... Et moi.

"Incroyable."

Puis plus rien.

Plus que moi.

Je suis tout seul.

Akira, l'être qui me faisait tellement peur, est désormais réduit à l'état de brume enfermée dans la fiole que Lina avait pris soin, avant mon arrivée, d'attacher autour de son cou.

Je sens la fatigue envahir mon corps et je m'effondre sur le sol. Avant de sombrer dans l'inconscience, j'ai tout juste le temps de voir Lina faire de même.

Je me réveille quelques temps plus tard à l'infirmerie. Lina, qui a visiblement repris conscience avant moi, est en train de se faire des bandages. Elle n'a pas l'air à l'aise, alors je descends de mon lit pour l'aider. Mais à peine ai-je effleuré sa peau qu'elle a un violent mouvement de recul qui me fait sursauter. Je proteste, et elle me regarde avec ses grands yeux.

"Désolée gamin. Mais je supporte plus qu'on me touche."

Je soupire. Ça va pas être facile de me rapprocher d'elle si elle se braque comme ça. Du coup, je réessaye, plus délicatement, de m'emparer de son bandage sans la toucher, mais ce n'est pas chose facile. Elle me remet une gifle la deuxième fois que mon ongle effleure sa peau, et j'abandonne, lassé, tout en marmonnant "Si tu veux avoir des bactéries plein tes blessures, continue, t'es sur la bonne voie."

Elle rigole, et me laisse enfin refaire ses bandages sans se braquer. Enfin si, des fois, lorsque je fais un faux mouvement, elle se tend, mais ça arrive de moins en moins.

Ma tâche est longue et difficile, Lina ayant, en plus des égratignures infligées par les cauchemars d'Akira, des blessures anciennes pas bien refermées. C'est ahurissant qu'elle ait pu se battre aussi bien avec un tel handicap. Pourtant, tout ce qu'elle me répond lorsque je lui pose la question, c'est "Ch'uis habituée."

Pas très loquace. J'abandonne l'idée de parler durant ma tâche, et termine en silence. Enfin, les blessures sont désinfectées et bandées. Lina soupire de soulagement, et moi je détends mes muscles. Cependant, au lieu de retourner dans mon lit, je reste assis sur ma chaise de travail, savourant ce sentiment d'être enfin en pleine possession de mon corps. C'est à ce moment que je remarque une ligne dans le dos de Lina. Je lui demande de se retourner, elle refuse, tente de se caler contre le mur, mais trop tard: j'ai eu le temps de voir toute la cicatrice. C'est une immense ligne suivant une espèce de forme de branche d'arbre qui lui marbre le dos. Elle est assez propre, mais horrible.

Lina soupire. Elle a compris que j'avais vu. Et j'ai compris qu'elle ne m'en parlerait pas. Alors je me lève, et je retourne à mon lit en soupirant.

"C'était les types que tu as vu."

Je me fige. Est-ce qu'elle vient vraiment de me parler? Doucement, je porte toute mon attention sur elle, tandis que la sienne est dirigée vers la poubelle du fond de la salle.

"J'ai pas eu ce qu'on pourrait appeler une vie facile. Harcelée en cours, obligée de faire affaire avec les petites frappes du coin pour pouvoir me défendre, pas d'argent, pas de famille, pas de vie, dans un monde tellement orienté vers des lois physiques dénuées de magie que mes pouvoirs étaient nettement diminués. Alors quand ces salopards m'ont coincée à vingt contre un dans une rue, bouteilles cassée et couteaux à cran d'arrêt à la main, et que j'ai même pas eu le temps de faire quoi que ce soit avant qu'ils ne me labourent le corps avec leurs trucs et commencent à me tripoter de partout... Bah..."

J'écoute avec attention Lina plongée dans son récit, effaré par ses révélations. Je n'ignorais évidemment pas qu'il existait des mondes bien plus cruels que le nôtre, mais voir quelqu'un qui avait traversé ce en quoi les adultes nous mettaient en garde tous les jours... Ça me sidérait.

"Disons que j'ai un peu pété un plomb et que je les ai tous tués sans même me souvenir comment avant de m'évanouir. À mon réveil, j'étais dans une immense plaine dorée, recouverte de sang et de boyaux, et très, trèèèès éloignée de la rue sale et morbide qui devait probablement être l'objet d'enquête policière. J'avais treize ans."

Treize ans...

Elle avait mon âge.

"J'ai commis la bêtise de revenir pour une raison que j'te révélerai pas et j'me suis bien évidemment retrouvée en prison, ayant été identifiée. M'enfin bon. Ch'ais même pas pourquoi j'te raconte tout ça. En tout cas, j'vous envie, vous autres. Toi un peu moins, certes, mais les autres, eux, n'ont jamais eu à développer leurs pouvoirs en avance pour pouvoir survivre dans un monde qui en est dénué."

Elle soupire, entraînée dans ses pensées. Je ne sais même plus si elle me parle ou si elle se raconte tout ça à elle même.

"Enfin, toi, tu me comprends, pas vrai? On est un peu pareils, tous les deux, sur un point. On sait ce que c'est de tuer et de ne pas le vouloir."

Je me tais. Et j'acquiesce en silence. Elle me sourit.

"Contente de trouver quelqu'un qui me regardera pas comme un monstre. J'en peux plus de ces regards de dégoût qui m'agressent à chaque fois qu'on apprend ce que j'ai fait. Merci d'être là, gamin. Maintenant, si tu veux bien me rendre un service, je sens d'ici l'odeur d'un bon café bien noir. Tu peux m'en ramener une tasse?"

Je souris, hoche la tête et sors en fermant doucement la porte derrière moi. Sauf que je suis pas tout seul dans le couloir de l'infirmerie. Il est là aussi.

Mairù.

Il a tout entendu. Je le sais, je le lis sur son visage.

Et je peux aussi y lire sa déception d'avoir perdu Akira qui était sa création, et la même admiration que j'ai senti crisper mon visage juste avant qu'il ne disparaisse pour de bon.

Quelque chose me dit qu'on va encore moins bien s'entendre qu'avant. Qu'à l'époque ou mère était encore là et l'entraînait à me tuer.

N'est-ce pas, grand frère?

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Waouh putain, 4233 mots, c'est mon plus long OS jamais écrit!

Y'avait tellement de trucs à dire aussi entre ces deux là...

Le point de vue de Lina arrive, bah... Dès que j'ai le temps de l'écrire. Et si vous êtes tous pour, j'en ferai aussi un de Mairù.

Anyway. Ça vous a plu?

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