Rouge sur blanc

Il faisait bon vivre dans le petit village d'Aman'kharam, un lieu isolé et oublié de tous. Sans doute était-ce à cause de son caractère égaré en plein milieu des montagnes, ou de par le faible nombre de ses habitants, ou tout simplement parce que chacun des villageois appartenait à l'ancienne race des khans'gits, les félins-garous originels, décrits dans tous les textes comme la race la plus ancienne et la plus sage du monde d'Hindiale. Se raréfiant au fur et à mesure des croisements, cette race était d'une grande rareté, tant et si bien qu'Azilis les avait laissé fonder leur petite communauté et avait interdit toute attaque sur leur personne pour protéger l'espèce. Les anciens en riaient encore. Ils n'avaient pas besoin de la protection d'un empire qu'ils ne reconnaissaient pas. Et leur réclusion ne profiterait pas aux humains qui y perdait ainsi une grande sagesse et d'importantes connaissances.

Aujourd'hui, alors que la neige tombait sur les maisons, les enfants d'Aman'kharam étaient de sortie, se roulant dans la couverture blanche et riant de leurs cheveux entièrement recouverts de neige. Parmi eux, il y avait une petite boule de poils rousse de sept ans, qui répondait au doux nom de Kisa.

Kisa connaissait l'histoire des anciens khans. Les vieux Ancêtres la lui racontaient à chaque cérémonie de l'Histoire, lorsque chacun se réunissait autour du feu pour partager le savoir du peuple des khans'gits. Mais pour l'heure, tout ce qui l'intéressait, dans cette histoire séculaire, c'était de la recréer en une immense bataille factice avec ses frères et sœurs, dehors, dans la cour. Et elle ne voulait surtout pas faire l'empereur. C'était la troisième fois en trois jours, elle aussi elle voulait faire le héros khan qui avait fondé les différents villages khans'gits ! C'était pas juste, elle n'avait même pas le droit de se transformer quand elle devait jouer l'humain !

Un petit chat se mit à courir entre ses jambes, et, lassée de le voir lui échapper, elle posa les deux mains au sol avant de lui courir après dans un miaulement de joie. Ses bras avaient été troqués pour des pattes, et une longue queue ondulait à l'extrémité de son échine : elle ne se laisserait pas faire, cette fois. Elle jouerait un héros khan qu'ils le veuillent ou non !

Elle, ses frères et les chats du village se poursuivirent comme ça un long moment, rejouant des batailles, tantôt bipèdes, tantôt chats, hurlant de joie et remplissant la place principale d'Aman'kharam de leurs rires, lorsqu'une douce voix retentit devant une maison. Kisa dressa l'oreille. Elle reconnaissait cette voix. C'était celle de sa mère.

« —Kisa ! Ermet ! Karham ! Laissez vos amis et rentrez manger, papa a chassé du lièvre des montagnes !

—J'arrive, maman ! » S'exclama Kisa, de nouveau sur deux pattes, et deux chats quittèrent le groupe pour suivre la petite fille jusqu'à la maison de leur famille.

La petite chatte fut la première à atteindre le giron de sa mère, qui lui passa une main dans les cheveux avec un regard empreint de douceur. Elle huma le parfum qui se dégageait de la figure rassurante avec avidité, heureuse de sentir l'étreinte maternelle, avant de lever les yeux : Les longs cheveux bruns attachées lâchement sur le côté et le regard brun doux rassurèrent Kisa et la firent sourire. Sa mère était toujours là, toujours la même. Elle ne partirait jamais.

L'odeur du lièvre des montagnes se substitua à celle de sa mère et Kisa se précipita vers son père, qui ramenait une escarcelle pleine de viande ; Ses frères firent de même, criant de joie. Il y avait si longtemps qu'ils n'avaient pas chassé de lièvre, et la viande se faisait rare en hiver : Trop souvent, la famille de Kisa avait dû se contenter de baies et des réserves de viande salée que son papa et sa maman gardaient dans leur cave. Manger du frais aujourd'hui paraissait inespéré. Elle était heureuse que ce soit aujourd'hui, pour les premières neiges, après avoir bien joué et s'être raconté plein d'histoires. C'était le genre de moments qu'elle ne voulait pas voir cesser.

Plus tard dans l'après-midi, alors que la neige n'avait pas cessé de tomber, un mouvement et une odeur nouvelle attira l'attention de Kisa dans un coin du village. Elle laissa aussitôt tomber le bâton qu'elle tenait, ce qui fit sursauter tous les autres. Atrekel se permit même de lui dire :

« — Il y a un problème, Kisa ? »

Kisa se sentit rougir. Atrekel ne lui avait pas adressé la parole depuis longtemps et à chaque fois elle sentait son cœur battre un peu plus vite. Oh comme elle aurait tout donné pour paraître forte et lancer au jeune khans'git que tout allait bien, qu'elle était une femme forte et qu'elle allait chasser les méchants intrus toute seule ! Mais elle avait un mauvais pressentiment. Avec l'odeur nouvelle, qui ne pouvait appartenir qu'à un étranger, s'accompagnait... Une odeur métallique, presque rouillée, mais en même temps chaude et lourde... Une odeur... Qu'elle ne reconnaissait pas, mais qui lui donnait la chair de poule.

Elle avala sa salive, et récupéra son bâton avant de se diriger vers la source de l'odeur, avec derrière elle Atrekel, Ermet et Herka. Ils allaient chasser le vilain étranger de leur village comme dans les légendes khans et comme ça, tout le monde les respecterait !

La source de l'odeur se trouvait dans un coin. Effectivement, il s'agissait bien d'un étranger : Il avait la peau blanche, bien plus blanche que les habitants du village, et les cheveux de la couleur de la neige qui jonchait le sol. Il sentait bizarre, pas le khans'git, mais pas l'humain non plus : son odeur piquait le nez de Kisa, qui le fronça presqu'instantanément avant de lever son bâton. L'étranger tourna aussitôt la tête vers elle.

L'élan de bravoure de la fillette retomba aussitôt dès qu'elle croisa le regard de l'homme. Son bâton tomba au sol et ses jambes se mirent à trembler... Comment... Comment des yeux pouvaient-ils être aussi noirs, aussi recouverts de glace ? Il n'y avait pas trace de la moindre amabilité dans son regard comme tous les gens d'Aman'kharam. En fait, Kisa ne pouvait rien y lire. Rien, à part le gel qui s'en dégageait.

L'étranger était seul. Elle ne parvenait pas à saisir l'odeur qui l'avait tant inquiétée il y a quelques minutes. Et il ne bougeait pas. Mais Kisa sentait son estomac se retourner, et elle ne put même pas crier lorsqu'Atrekel s'avança vers l'homme, récupérant le bâton de Kisa et le braquant vers lui.

« —Du vent, l'étranger ! T'es sur la terre sainte du peuple des khans'gits et je jure sur mon arme sacrée que bah c'est moi qui vais te vaincre ! »

Il n'a pas bien dit le texte, se dit Kisa dans un coin de sa tête. L'étranger ne devait pas être très impressionné, s'il n'avait pas réussi à reconnaître ce qu'avait dit un des héros khans qui chassait les envahisseurs. D'ailleurs, il ne montrait aucune trace d'émotion. Il se contentait de regarder Atrekel avec ce même air froid. Et puis, la bouche s'entrouvrit, et une voix traînante se fit entendre dans le village, prononçant les paroles qui achevèrent de paralyser Kisa de terreur :

« —Je déteste commencer par les enfants... »

Kisa savait instinctivement ce que l'homme voulait dire. Sans doute parce qu'elle venait de sentir l'odeur à nouveau. Et que l'odeur provenait du manteau de l'homme, recouvert d'un liquide rouge que cette fois, la fillette avait bien reconnu. Du sang. L'homme sentait le sang. Et l'homme venait de faire apparaître dans son poing gauche une arme toute fine, de métal gravé, qui était, elle aussi, recouverte de sang.

Elle savait d'instinct ce qui allait arriver à Atrekel s'il ne reculait pas immédiatement. Mais elle ne parvint pas à ouvrir la bouche. Et elle ne put que regarder le corps de son tendre ami se faire transpercer, de part en part, par l'arme ensanglantée, faisant encore jaillir le rouge et provoquant un hurlement de terreur de la part de tous.

Atrekel retomba au sol, le cœur transpercé. Il ne bougeait plus, ses yeux étaient vides, et son sang continuait de couler de la blessure faite par l'arme. Plus jamais il ne parlerait à Kisa. Plus jamais elle n'entendrait son rire et ses petites remarques qu'au fond d'elle elle adorait. Mais avant qu'elle n'ait eu le temps de pleurer, Ermet et Herka se jetèrent sur l'homme, hurlant de terreur et de douleur. Et il suffit d'une seconde à l'homme pour les terrasser. Une seconde, le temps nécessaire pour qu'il lève sa main libre vers le haut, et que les corps frêles du frère et de l'amie de Kisa explosent dans une nouvelle gerbe de sang.

Kisa reconnut la magie, une magie pervertie et bien différente de celle qu'utilisaient les khans'gits. Celle-là puait le sang et la mort, et surtout elle était bien trop puissante pour qu'elle puiusse espérer lutter. Elle avait déjà pris la fuite, ses petites jambes la portant avec la force du désespoir, les larmes coulant de ses yeux à flots et les pleurs se mêlant aux halètements. Elle voulut crier, avertir sa mère du danger, sauver son dernier petit frère, faire quelque chose. Mais l'étranger avait de bien plus grandes jambes qu'elle. Et elle n'eut que le temps de s'enfouir dans une congère avant de le voir la dépasser et rentrer dans le village d'Aman'kharam ignorant du danger.

Les cris firent pleurer Kisa de toute la force de son petit corps. Elle n'entendait plus que ça, des cris,d es pleurs, des larmes, le bruit du sang versé. La neige de sa congère se colorait de rouge. Tout le monde était anéanti. Il ne resterait bientôt plus un seul khans'git au monde. Et elle n'avait pas pu arrêter l'étranger.

Une écharpe emportée par le vent se posa près de Kisa, apportant à ses narines de nouveaux effluves de sang. Mais pas seulement de sang. A l'odeur de rouille se mêlait une plus familière, plus douce, une odeur que Kisa ne voulait pas sentir dans cette situation. L'odeur de sa mère.

Kisa hurla. Et puis, le noir se présenta à elle.

Elle se réveilla dans sa congère, après un temps qui lui parut infini. Mais à en juger par l'odeur fraiche du sang, toujours omniprésente dans ses narines, elle n'avait perdu conscience que quelques minutes. Elle pointa le nez en dehors de sa cachette. Plus d'étranger. D'ailleurs, il n'y avait plus personne, non plus.

Une fois sortie de sa congère, elle fit quelques pas sur la place du village. Il n'y avait plus que sang, mort et désolation. Même les chats avaient été tués. Sans doute par crainte que ce ne soient des khans'gits transformés. Ou alors, par pure cruauté. Dans tous les cas, l'étranger ne semblait avoir voulu laisser aucune trace de leur peuple en vie.

Les corps dessinaient une drôle de forme sur le sol. Kisa aurait presque pu reconnaître un des cercles magiques dont parlaient les anciens. Mais avant qu'elle ne puisse s'approcher pour vérifier, une main se posa sur son épaule, et ses poils se hérissèrent sur son dos.

Elle se tourna. L'étranger n'était pas parti, il attendait qu'elle sorte de sa cachette. Et maintenant, elle était à la merci de l'homme qui avait tué ses parents. Elle allait mourir aussi. Il ne pouvait en être autrement. Pas après avoir vu tout le monde disparaître de la surface d'Hindiale, pas après avoir vu son village se faire décimer. Les larmes lui montèrent aux yeux, et elle se mit à renifler, attendant la mort. Mais l'étranger ne la tuait pas. Il se contenta de soupirer.

Alors Kisa rassembla tout son courage, et planta son regard dans celui, onyx, de l'homme. Et sa bouche s'ouvrit, pour lâcher d'une voix tremblotante en direction de l'homme qui lui avait tout pris, penché sur elle comme le prédateur sur sa proie :

« —Pourquoi tu fais tout ça ? Pourquoi t'as tué tout mon village ? Qu'est-ce qu'on avait fait de mal pour mourir comme ça ? »

Le regard de l'étranger ne vacilla pas, ne dévia pas. Il ne rit pas, comme les méchants dans les histoires des anciens, et ne se lança pas dans un monologue. Il se contenta de fixer la fillette droit dans les yeux avec toujours ce même regard glacial. Et puis, ses lèvres s'entrouvrirent, et un soupir s'échappa d'entre elles, suivi par trois mots prononcés d'un ton sans saveur :

« —Pour devenir Dieu. »

Kisa n'eut pas le temps d'assimiler sa phrase. Une horrible douleur la prit au niveau du torse et elle ne put que baisser les yeux et voir l'arme de l'étranger dépasser d'entre ses côtes, avant qu'à son tour, le noir ne la prenne pour de bon.

________________________________________________________________________________

Ceux qui ont deviné qui est ce fameux étranger, ne le tapez pas s'il vous plaît. Il le mérite mais j'en ai encore besoin.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top