Dans les rues abandonnée de la vieille cité, il n'y avait pas une seule âme qui vive. Une odeur de cadavre se dégageait, le bois pourrissait, la pierre s'érodait.

Habituellement, Kage détestait ce genre d'endroit. Cela lui rappelait de douloureux souvenirs, et évoquait en lui des images longtemps refoulées. Mais aujourd'hui, il n'avait plus le choix.

Il baissa les yeux sur le petit bébé d'environ six mois calé dans ses bras, l'air absolument paisible. Une touffe de cheveux noirs commençait à émerger sur son crâne de nourrisson, en bonne voie pour devenir une vraie tignasse, comme celle de son père. Il dormait profondément, avec une expression innocente du bébé qui ne connaît que la chaleur de son père.

Cette vue l'attrista profondément. Ce bébé... Pour le bien du monde, cette petite créature, la chair de sa chair, aurait dû mourir, mourir dès l'instant où sa mère l'avait remis dans ses bras, disant qu'elle ne pouvait s'en occuper. Pour le bien de ses autres enfants, ceux à naître, dont il ne connaissait même pas leurs parents, même pas leur destin. Juste celui de son aîné, le fils d'une déesse aux pièges multiples, la déesse de l'Amour.

Il n'avait pu se résoudre à le tuer cependant. C'était son fils. Il avait une chance, de par son sang métissé, de ne pas vivre les mêmes horreurs que lui. Si il y avait une chance, une seule, pour qu'il devienne un homme dont il pourrait être fier, il se devait de la saisir.

C'est ainsi que, alors qu'il était poursuivi par des cultistes particulièrement enragés, il avait décidé de s'occuper du bébé, changeant de monde et parfois même d'époque, au point de perdre le fil du temps. Kage Blackheart, voyageur pur d'une vingtaine d'années, obligé de s'occuper d'un bébé qui pourrait devenir un homme parmi les pires.

Des fois, il râlait sur son sort. Il éprouvait de grosses difficultés à s'attacher à ce qu'on lui imposait. Et Amour, qu'il avait conquise sans même faire exprès, ne lui avait même pas demandé son avis. Ni pour le séduire, ni pour lui faire cet enfant, ni pour le lui confier.

Mais il n'avait pas le choix. La stabilité du monde en dépendait. Alors il s'acquittait de sa tâche, tant bien que mal.

Un petit bruit semblable à celui d'une bulle qui explose interrompit le fil des pensées du jeune voyageur. Aussitôt suivi de cris ravis et d'incantations. Ils étaient là. Les cultistes l'avaient trouvé.

Il soupira, et posa le bébé à l'abri dans une maison, sur un vieux couffin envahi de mites, qui s'envolèrent à sa vue. Sa main effleura la peau douce du crâne de celui qui deviendrait son aîné.

"Sois sage, Adam, surtout ne pleure pas et attends moi. Papa doit régler un détail."

Le bébé était éveillé. Il fixait de ses grands yeux rosés le regard bleu-gris triste de son père, et n'émit pas un seul vagissement. Kage sourit.

"Si seulement tu pouvais toujours être aussi sage."

Puis il sortit, empruntant des chemins détournés pour se retrouver face aux cultistes bardés d'armes et dotés d'étranges orbes émanant la magie. Une magie très étrange qui lui donnait des frissons sur toute sa colonne vertébrale.

Ces derniers poussèrent des cris de joie, d'adoration et de satisfaction. Jusqu'à ce que l'homme qui semblait être leur chef, une immense asperge de même stature que son ennemi et aux cheveux roux réunis en un catogan, calme la foule et fixe sur sa cible un regard teinté de bonheur féroce.

"Nous te cherchions, Kage Blackheart, gardien du Temps.
-Eh bien, vous m'avez trouvé," soupira l'intéressé de son habituel ton badin. Ce qui ne sembla pas faire rire les cultistes.

"-Assez! Hurla l'un d'entre eux. Cesse ton baratin d'hérétique et suis tes commandements de voyageur!"

Il était inutile de dire que Kage ne comprenait absolument pas qu'est-ce qui était du "baratin d'hérétique" dans saluer la détermination d'une bande d'extrémistes de sa propre religion à retrouver la dernière trace d'une époque révolue, lui, le dernier voyageur pur connu au monde. Mais peu lui importait. Il ne discutait pas avec les cultistes. Surtout les cultistes créationnistes.

Il haussa donc les épaules, se renfermant dans son habituel mutisme, en faisant en sorte qu'aucun de cette bande de fanatiques ne remarquent qu'il évaluait les forces en présence. Ces orbes, notamment, ne lui plaisaient pas. Son instinct lui disait qu'il devait les détruire, vite, pour pouvoir repartir chercher son fils et s'en aller dans un autre temps qu'ils ne pourraient pas atteindre.

Ce qui semblait être le prêtre en chef s'avança vers le voyageur en ouvrant les bras.

"Nous ne sommes pas venus te faire la morale, Kage Blackheart. Nous sommes venus t'aider. Tu utilises mal tes dons précieux. Avec notre aide, et celles des inestimables textes écrits de la main du Roi Prophète en personne, nous pourrions sublimer tes pouvoirs et créer un monde nouveau pour nous, créationnistes."

Alors là, c'était le meilleur baratin que le gardien des mondes avait jamais vu. Il en aurait même volontiers applaudi le gourou de cette secte. Baratin qui lui valut l'involontaire torsion de ses traits en une expression absolument dégoûtée.

Il n'avait peut-être que vingt ans, mais le début du Premier Cycle n'avait aucun secret pour lui. Abdias Ier n'avait jamais rien écrit. Seul le Conte du Roi Prophète, écrit par le tout premier maître de la magie, et les Tablettes du Créateur, dont il était le seul de son époque à connaître le contenu, étaient admissibles en tant que textes sacrés. Pas le ramassis de baratinage de ces imbéciles de cultistes, probablement remplis de trucs sur la fin du monde par les espèces autres que voyageurs et l'hérésie de l'utilisation quotidienne de la Création. Des conneries, quoi.

Cependant, cet involontaire spasme dégoûté fut vite remarqué des cultistes, qui comprirent qu'il ne se ferait pas avoir. Le regard de leur chef s'assombrit, et il abaissa ses bras.

"Si tu ne veux pas écouter la sainte parole, nous devrons t'y forcer."

Ce fut le signal qu'attendaient les fanatiques pour se jeter sur lui.

Kage soupira. Il allait devoir faire vite. Il leva le bras, prêt à faire appel à ses pouvoirs de télékinésie... Et ne sentit rien. Pas un poil de sectaire ne bougea. Le chef rit. Et Kage paniqua.

Les orbes. Ces putains d'orbes étaient conçues spécialement pour le bloquer, lui, sa télékinésie et ses pouvoirs de déplacement à travers le temps et l'espace.

Il n'avait plus le choix. Il se jeta sur les cultistes et enfonça son coude dans la trachée du premier. Son bâton, qui tenait, par chance, l'une des orbes, tomba au sol, et le jeune brun n'hésita pas à exploser sous son pied l'artefact. Aussitôt, il sentit que sa magie se réactivait.

En moins de deux, il avait envoyé valser tous les sectaires à l'aide de ses pouvoirs. La deuxième orbe explosa au sol. Le frisson qui agitait ses vertèbres s'évanouit.

Alors Kage eut le réflexe qui s'imposait. Il disparut.

Le temps s'était écoulé pendant longtemps sur ce plan dimensionnel lorsqu'il réapparut, jugeant les cultistes partis. Il devait récupérer son fils. En espérant que rien ne soit arrivé.

Le voyageur entra dans la maisonnette en soupirant. Ce gamin lui causait bien des ennuis, décidément. Il finirait par en attraper une anxiété chronique.

Tout particulièrement lorsqu'il s'aperçut que le couffin était vide.

"...... Adam?"

Pas de réponse. Bien sûr. Le bébé n'était plus là. Même sa magie n'était plus émise.

Alors Kage, en proie à un intense désespoir, se laissa glisser contre le mur de la cabane, jusqu'à se retrouver assis, et prit sa tête dans ses mains.

"......... Merde....... "

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Et qui c'est qui a fait une grosse bêtiiiiiiiiise?

C'est Kageeeeeeeeeee.

Kage :.........

Eh oui mon vieux. Voici ce qui a mené Adam à se faire abandonner. Enlevé par les cultistes? Une autre entité? Parti de lui-même? Nul ne le sait.

Et ensuite, comme il n'avait aucune idée de son devenir immédiat, Kage a perdu sa trace, durant très, très longtemps. Pour le retrouver des années plus tard, soumis à une distorsion temporelle qui lui avait ajouté deux cents ans, en tant que l'enculé violeur et manipulateur qu'il est.

Je vous laisse imaginer son dégoût de lui-même.

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