"Assez de se prétendre gentil"
Les gens croyaient souvent que l'amour régnait sur le monde, ou que le seul but de l'être humain était l'ascension spirituelle. Une vision utopiste qui s'achevait souvent dans la désolation. Jamais être vivant n'a pu garder toute son existence cette glorification de l'amour, dans la vie ou dans la mort. A un moment ou un autre de sa vie, il se faisait témoin des atrocités que commettaient leurs semblables au nom de la vie, et comprenait l'effroyable vérité qui régissait le monde. L'Univers était dirigé par le sang, par la haine, par le désir de faire du mal à autrui. L'instinct le plus élémentaire de l'être vivant était celui de faire souffrir son prochain. Comment expliquer qu'il était si dur pour certains de commettre des actes de bonté ?
L'être vivant revenait toujours à sa vraie nature, peu importe ses actes et ses efforts pour le cacher. Baku en avait la preuve dans cette salle du conseil qu'il avait tant vu, à ce qu'il lui semblait être une autre époque. Il avait suivi des négociations dans cette salle, était intervenu parfois, plus rarement. S'était fait spectateur de tous les efforts des siens pour maintenir la paix, de tous les efforts de l'être vivant. Ces semaines passées dans cette salle, en opposition avec les quelques minutes qui réduisaient tous leurs efforts à néant, prouvaient, plus que jamais, sa théorie. Pourquoi être altruiste ? Pourquoi tenter d'apporter le bien ? Au final, ceux qui faisaient des actes de bonté finissaient toujours par recevoir une rétribution, si injuste pour l'effort fourni. Et il en avait assez de faire des efforts.
Il balaya d'un regard la salle du conseil de Papier, déjà envahie de sang alors que le combat n'avait commencé que depuis quelques minutes. Il cherchait sa cible, le conseiller qu'on lui avait attribué lors de l'organisation de cet assassinat. Quelle ironie. Un assassinat avait tout démarré, il y a de ça si longtemps, sauf qu'en l'occurrence son camp en avait été les victimes. Et aujourd'hui, ceux qui se disaient les gentils devenaient les bourreaux.
Baku en avait assez de se prétendre gentil. La seule chose qui lui importait était de trouver Raltur Sarolter, appelé simplement Raltur par les autres gens du conseil. Il semblait peu employer ce nom de famille parmi les autres acteurs de cette mascarade grotesque qu'on nommait les Séraphins, mais Baku n'accordait que peu d'importance à cet état de fait. Tout juste cela pourrait-il le déstabiliser un tant soit peu lorsqu'il lui porterait le coup de grâce, Et il connaissait bien d'autres moyens de déstabiliser une personne.
Baku en avait assez de se prétendre gentil.
Enfin, au milieu du sang, des cris et des larmes, Baku finit par repérer son ennemi, qui venait de porter le coup de grâce à Dregal. Il était revêtu d'une armure d'or étincelant sous la lumière des torches, brillant comme un soleil. Le sang qui recouvrait les plaques de métal entravait à peine l'éclat qui s'en dégageait, illuminant le corps de Dregal d'un jeu de lumière presque féérique. De son coin d'ombre, Baku eut un léger sourire. On aurait presque pu le prendre pour le valeureux héros qui combattait pour le salut de sa patrie, pourfendant vil après vil, baignant dans sa gloire. Et en un sens, c'était peut-être vrai. Après tout, c'était eux qui les avaient attaqués. Peut-être étaient-ils, cette fois-ci, les méchants de l'histoire.
Tant mieux.
Baku en avait assez de se prétendre gentil.
Une brume noire recouvrit le corps du conseiller en armure, attirant son attention vers ses pieds. Mais avant que Baku n'ait pu le soumettre à son enchantement, Raltur avait dégainé une épée de pure lumière, et découpé la brume comme si ce n'était qu'un vulgaire buisson. Un hurlement s'échappa d'entre ses lèvres dans le même temps, alors que ses yeux, que Baku pouvait discerner à travers les fentes de son casque, rougeoyaient d'une rage pure, fouillant la pièce à la recherche de celui qui l'avait attaqué. Mais ce dernier ne bougea pas. Il n'était pas un adepte des entrées fracassantes, et il aurait préféré achever son adversaire dans la plus grande discrétion. Autant éviter de se salir les mains. Il avait déjà une assez mauvaise réputation à Wattpadia sans en rajouter à Papier.
Malheureusement pour lui, le paladin venait de le repérer, et le chargeait avec un hurlement de rage qui ferait presque de l'ombre au précédent. Est-ce que ce lourdaud ne savait que hurler ? Et puis, cette charge était cruellement dénuée de tactique. Il n'avait suffi à Baku qu'un simple pas de côté pour esquiver le boulet lancé sur lui, l'obligeant à freiner avant de rentrer dans le mur à quelques pas derrière. L'immense paladin tourna la tête dans sa direction, avant de baisser les yeux sur son adversaire, qui le fixait avec un calme glacial. Dans d'autres circonstances, se disait Baku, il avait souri à cet homme, s'obligeant à sortir la carte de la diplomatie pour sauver son royaume. Mais aujourd'hui il n'y avait plus ni sourire, ni faux-semblants. Juste le règne du sang et la loi de celui qui ne reculerait devant rien. Et il savait que d'eux deux, ce n'était pas Raltur qui hésiterait le moins.
Baku en avait assez de se prétendre gentil.
Raltur, voyant que son adversaire ne bougeait pas, émit un grognement, épée en l'air, prêt à charger de nouveau.
« — Viens donc te battre, pauvre type ! »
Une provocation ? L'espoir que l'insulte fasse réagir et lui fasse perdre tous ses moyens ? Voilà bien une tactique de chevalier. Elle ne fonctionnait que sur ceux qui tiraient une fierté de leur être. Mais Baku n'avait jamais été fier de lui, jamais fier de ses capacités au combat, jamais fier de son statut. La fierté, c'était pour les faibles. C'était pour ceux qui n'avaient rien d'autre pour se distinguer. C'était pour ceux qui n'avaient pas sur les mains le sang de milliers d'innocents. C'était pour les chevaliers, pas pour les maîtres des cauchemars. Et Baku, au fond de lui, aurait préféré appartenir à la première catégorie.
Il soupira.
« — J'aimerais t'y voir. Ce n'est pas moi qui dépense mon énergie inutilement à essayer d'atteindre un adversaire assurément au-dessus de moi. Tu penses pouvoir réussir à me tirer ne serait-ce qu'une goutte de sang, espèce de gros porc ? »
Ces mots, prononcés sur un ton froid, envoyèrent un frisson à son ennemi. Rage ou terreur, Baku ne savait pas et n'avait pas envie de savoir. Il s'était contenté de retourner la tactique de l'ennemi contre lui. Des années à observer le style de Lina semblaient avoir été bénéfiques, en tout cas, vu que Raltur se remit à lui fonçer dessus, toujours plus vite, avec toujours plus de puissance. Baku ne comprenait pas. La provocation était bien trop basique, un être intelligent n'aurait pas été atteint de la sorte. Pourtant, Raltur semblait trouver une nouvelle énergie dans la colère qu'il avait provoquée. Quel dommage. Lui qui espérait un assassinat propre, il allait être contraint de mettre toutes ses forces dans la bataille. Il n'était plus question d'offrir une mort douce à l'ennemi. Même si en vérité, il n'en avait jamais réellement eu l'intention.
Baku en avait assez de se prétendre gentil.
Il sentait ses pouvoirs bouillonner dans ses veines. Tant d'énergie qui n'attendait que d'être relâchée. Des dons dont il ne s'était pas servi depuis à présent des années. Qu'il avait tenté d'oublier. Il était temps de faire ressortir l'Ange de la mort des limbes ou il l'avait rejeté. Un léger sourire décora ses lèvres, à l'instant même ou l'une des attaques de Raltur portait enfin ses fruits, lui attrapant le poignet et l'envoyant valser dans le mur le plus proche. Un craquement sonore retentit, mais Baku ne sentit rien. Il ne sentait plus rien, rien que le vide. Depuis cet épisode au palais de Wattpadia, son esprit était envahi de la même brume noire que celle qu'il matérialisait désormais autour de lui. Relâchant un blocage qu'il ne se rendait pas compte avoir gardé toutes ces années.
Les os se reformèrent sous le regard surpris de Raltur, qui leva à nouveau son bouclier, prêt à charger. Baku se redressa, lentement, et balaya la peau dénudée de ses bras dans un geste d'énième provocation. Le bruit d'une pluie de gouttelettes tombant sur le sol fit écho au milieu des hurlements, mais Baku ne chercha pas à deviner leur provenance. Son regard vide était fixé sur le casque de son ennemi. De sa cible.
« — Pas si mal. »
Le poing partit sur cette attaque, faisant rire Baku qui n'en revenait pas d'être tombé sur un adversaire aussi prévisible. Il baissa la tête, mais le gantelet rencontra néanmoins sa tempe, et le choc se réverbéra dans son cerveau un court instant. Pas assez longtemps, cependant, pour l'empêcher de concentrer sa magie. Et de former, dans les miasmes noirs émanant de son propre corps, une horde d'araignées noires comme l'encre, qui s'infiltrèrent par tous les trous de l'armure de Raltur, lui arrachant, et un hurlement, et son casque. Le sourire de Baku s'élargit encore. Il était curieux de voir à quoi ressemblait sa cible, maintenant que l'une de ses protections lui avait été ôtée, et que les araignées lui couraient sur tout le corps.
Raltur Sarolter avait bien raison de cacher son visage sous un casque, se dit Baku en faisant face à son adversaire. Il avait le crâne recouvert de cicatrices, à peine cachées sous une épaisse touffe de cheveux roux sombre. Son nez avait probablement été arraché il y a de cela bien longtemps, remplacé par un masque de pierre qui devait probablement aider l'amputé à ne pas trop subir le symptôme du membre fantôme. Le reste de son visage était tellement déformé que les derniers restes du médecin qu'avait été Baku se demandaient comment il était encore en vie. Il avait sans doute dû être beau, avant toutes ces déformations. Mais aujourd'hui, la cicatrice qui déchirait sa lèvre, le morceau de joue en moins, l'énorme trace sur la tempe gauche, tout ça dénaturait ce qui avait été. Baku haussa doucement les épaules, fixant l'adversaire se débattre avec les araignées. Toute chose vivante s'altérait un jour. Là ou les cicatrices physiques avaient déformé à jamais le visage de Raltur, les cicatrices psychologiques l'avaient plongé, lui, dans son propre abîme de vide qu'il avait passé tant de temps à fuir. Et tant d'efforts. Mais c'était fini.
Baku en avait assez de se prétendre gentil.
Raltur se tourna vers lui avec une expression déformée par la colère sur le visage. Son iris, d'un bleu presque opalin, brillait d'une lueur presque stupéfiante, lueur qui fit écho à celle qui se dégageait de son corps, qui projeta les araignées au loin dans un immense flash éclatant. La plupart se dissipèrent sous l'action de la magie sacrée, mais Baku resta coi. Il avait bien d'autres tours en réserve que celui des araignées.
L'homme émit un grognement, sans prendre la peine de récupérer son casque traînant au sol.
« — Espèce de salopard ! Foutredieu, tu ne vaux décidément pas mieux que cette sale petite catin de Shera ! »
Le sourire de Baku n'était plus qu'un lointain souvenir.
Il sentait à peine ses yeux s'écarquiller. Tout son être était concentré sur les dernières paroles du conseiller, l'insulte qu'il venait de proférer. Insulte mélangée avec le bruit d'un corps tombant sur le sol, avec la vision de la petite femme en armure étalée sur le sol, un sourire aux lèvres. Paroles qui se brouillaient dans son esprit, mélangées au rire d'Optrik, au sang qui gouttait sur le sol, aux bruits de combat d'à côté, aux provocations diverses. Tout se mélangeait. Dans sa tête, une seule certitude. Cet homme avait déjà trop vécu.
Le poids de l'arme dans sa main gauche le fit se centrer sur son ennemi. Ses yeux étaient lourds, chargés de magie et de rage. Pourtant, c'est avec un calme absolument olympien qu'il lança, dans la salle animée de combats, juste quelques mots qui résonnèrent au-dessus de tous les hurlements qu'il entendait, tans dans son esprit que dans la salle du conseil.
« — Répète donc moi ça plus lentement, toi... »
De la brume noire se créèrent des ombres, des spectres de forme diverses qui se mirent à hululer, retranscrivant le désordre qui régnait dans la tête de Baku. Son expression ne s'était pas modifiée, si on exceptait la perte du sourire, pourtant Raltur avait visiblement compris, au jugé de son propre sourire, que cette fois, il avait fait mouche. Sans doute ne comprenait-il pas la portée de la colère de son adversaire, il se doutait juste, dans son maigre instinct de chevalier, qu'il avait mis le doigt sur une faiblesse de l'ennemi. Et il comptait bien l'exploiter. Dommage pour lui.
Baku en avait assez de se prétendre gentil.
Un nouvel éclair lumineux envoya voler en poussière les spectres, mais Baku gagnait du terrain. L'autre élargit son sourire, sans doute pensant que l'adversaire n'avait pas d'autre tour dans son sac, avant de lancer une provocation qu'il devait croire être la dernière avant de lui décoller la tête des épaules.
« — J'ai dit, lança-t-il, pesant sur chaque mot avec délectation, que tu ne valais pas mieux que ta catin de compagnie, ta petite chienne ! »
La colère pulsait dans les veines de Baku encore plus sûrement que sa magie. Il se sentait aveuglé par sa rage, prêt à se jeter sur l'adversaire et à le réduire en bouillie, mais il n'avait pas les moyens ni les dons de se montrer autant stupide. Alors à la place, il choisit le domaine dans lequel il était le plus doué. Son regard vide se fixa, son visage devait exsuder le calme. Pourtant, la pression magique n'avait jamais été aussi forte dans la pièce. Et il ne voyait plus les couleurs. Il ne voyait plus que le noir, et le doré de l'armure de Raltur. Le rouge de quelques taches de sang encore proches de lui. Et il n'entendait plus les sons. Tout juste un bruit de combat qui devait se trouver tout proche de lui, et les grincements de l'armure de métal. Il sentait les secondes s'égréner à son rythme, il les sentait s'allonger. Son emprise était totale. Et ce pauvre idiot de paladin, tout à sa fierté, ne l'avait même pas remarqué.
« — Je vois. Oui, je vois. Dis-moi, pauvre abruti. Les muscles dont tu sembles être si fiers... »
Baku susurrait plus qu'il ne parlait, envahi par une légère euphorie qui se mêlait à la colère, abattant toutes ses barrières, le livrant à sa véritable nature.
« .. Ça te fait quoi de savoir qu'ils tombent en poussière dans ta belle armure en ce moment même ? Et dis, tu ne trouves pas que ta gorge est serrée ? »
Il sentait rouler sur sa langue chaque mot qu'il prononçait, il sentait leur poids sur son environnement, et de fait, à chaque syllabe énoncée, le sens qu'elle portait se réalisait. Raltur, qui semblait pourtant en parfaite santé, leva avec une surprise non feinte sa main vers son visage, avant de fixer la poussière qui en chutait. Et son visage bleuissait alors que Baku achevait sa sentence. Plus que jamais, l'air était lourd.
Le paladin émit un léger cri de rage, amorti par le poids sur sa trachée, avant que ses yeux ne se fixent sur un point derrière, Baku et qu'il se mette à sourire. Et ce dernier n'eut que le temps de se demander pourquoi Raltur avait un tel sourire sur son visage aux portes de la mort, avant qu'une ombre ne surgisse derrière lui et ne lui tranche les deux bras en l'espace de quelques secondes, relâchant son emprise sur l'homme au sol.
Il grommela. Ses bras avaient repoussé en une fraction de seconde, mais il avait perdu la main sur Raltur et maintenant, il avait un nouvel ennemi à affronter. Il soupira, et se tourna vers elle. Et à peine son regard posé sur la femme, une petite brune fine et sèche avec une cicatrice s'étendant sous sa narine droite et déchirant sa lèvre, que cette dernière se mit à cracher du sang par tous les trous qu'un être humanoïde possédait sur son corps. Nez, yeux, oreilles, bouche, même les pores de sa peau suintaient le sang, autant que Baku devait suinter la matière noire. Mais évidemment, rien ne pouvait être aussi facile. Malgré la douleur qui devait l'envahir, la femme sauta auprès de Raltur, qui lui posa une main sur l'épaule, cessant immédiatement l'écoulement de sang. Et les deux alliés imprévus firent face au maître des cauchemars, un sourire satisfait sur le visage du paladin, et une expression neutre sur celui de la conseillère.
Baku siffla entre ses dents. Quelle galère. D'assassinat censé être discret, il venait de passer à un combat à mort, deux contre un. Et il n'avait jamais aimé les combats à mort. Du moins, celui d'avant, qui n'avait pas vu Shera se sacrifier pour Lina, qui n'avait pas vu son royaume être détruit sous ses yeux impuissants, n'avait jamais aimé les combats à mort. Lui, qu'en pensait-il ? Il ne savait pas. Il ne savait plus. Il ne savait plus rien.
Devant son manque de riposte, le paladin eut un rictus moqueur.
« — Tu es donc bien un manipulateur de rêve, hein ? Eh bien, eh bien... »
''Manipulateur de rêve'', se dit Baku, c'était assez faible pour décrire toute la portée de ses pouvoirs. Mais bon, Raltur avait raison, dans un sens. Ses pouvoirs reposaient bien sur le rêve, oui. Sur le rêve qui s'insinue en vous comme une pensée intrusive, et qui ne vous lâche plus avant que vous ne mouriez. Sur la vision traumatique qui vous poursuit dans tout moment d'égarement. Il était loin de faire apparaître des papillons et des arcs-en-ciel. Oh, comme il aurait aimé, dans un autre temps, faire apparaître des papillons et des arcs-en-ciel. Mais c'était un autre temps. Et aujourd'hui, il n'y avait plus que celui-ci.
Baku en avait assez de se prétendre gentil.
« — Mais c'est que tu comprends vite en plus ! Enfin, pas assez vite, visiblement... »
Raltur ne releva pas la menace, et il se contenta de ricaner, l'épée au clair, la garde baissée. Il serait si facile de l'attaquer maintenant... Mais Baku ne voulait plus en finir vite. Il voulait voir l'homme se rouler au sol, recracher ses tripes, supplier les dieux de le laisser en vie. Juste pour le plaisir de lui effacer ce rictus du visage.
« — Quel dommage ! Ricana de nouveau le paladin, avec une arrogance à peine contenue. Sache, manipulateur de rêves, que tu te trouves face à un manipulateur de la Justice et des Rêves, et à une manipulatrice des Espoirs et des Ombres. Et les espoirs et les rêves triomphent toujours. »
Le léger sourire sur le visage de Baku se tordit en une expression bien plus ironique. C'était lui, vulgaire paladin, qui parlait de rêves et d'espoirs ? Et y'avait-il encore quelqu'un qui croyait à cette vision on ne peut plus utopique ? Il en avait presque envie de rire. L'utopie n'était vraiment pas du bon côté de la lame.
« — Ça, ça ne s'est jamais vérifié, n'est-ce pas ? Et les rêves et les ombres, c'est mon domaine, bande d'arrivistes. »
L'ambiance de la pièce pesait de plus en plus lourd. N'importe qui, désormais, pouvait remarquer qu'ils étaient englués dans la magie, une magie bien plus noire que ce que ces pauvres combattants avaient jamais dû voir. Raltur, pour la première fois, promena un air inquiet sur la salle, tandis que l'autre plissa les yeux, son expression neutre entachée par un semblant d'agacement. Baku soupira. Et c'était eux qui comptaient se battre pour l'utopie ?
« Et puis, tu te prétends chevalier de la justice ? Laisse-moi rire. Qui, dans cette salle, s'est battu ou se bat encore aujourd'hui pour la justice ? Même Khalil, le héros de tous les wattpadiens, se bat pour autre chose. Même nous, nous nous battons pour autre chose. Personne ne se bat pour la justice. Personne. »
La pièce transpirait désormais la matière noire. Et Baku, sentant le piège refermé, laissa son sourire victorieux lui déchirer le visage.
« Surtout pas moi. »
Le piège était prêt. Coinçant entre ses lames les deux malheureux adversaires devenus proies. Il les plaindrait presque. Presque.
Baku en avait assez de se prétendre gentil.
« — La Justice, soupira Raltur comme s'il parlait à un idiot, c'est une question de point de vue. Justice et vengeance sont les mêmes. Ortha ? Viens donc par-là, on va finir le petit caniche de Shera. »
Le bouclier du paladin apparut dans sa main gauche, tandis que la dénommée Ortha, après un regard chargé d'un indicible dégoût, levait son épée et se lançait vers le maître des cauchemars. Ce dernier eut un petit rire. Esquiva la première charge de Raltur. Rit un peut plus fort. Tordit le poignet d'Ortha, qui lâcha son épée. Rit de nouveau. Un rire vide, dénué de la moindre émotion. A part une intense satisfaction.
Une nouvelle esquive lui donna l'occasion de se percher sur une des poutres du plafond, d'où il avait une vue idéale sur les deux combattants, et le reste de la salle.
« — Oui. Si on peut dire. En attendant, le ''petit caniche de Shera'' vient de vous piéger en beauté.''
Ce n'est qu'à ce moment là que Raltur pensa à réellement regarder autour de lui. Baku fit de même, admirant son œuvre, un sourire aux lèvres.
Le temps était comme englué dans une marée noire. Autour d'eux, les différents combats qui avaient toujours lieu se mettaient en place avec une lenteur qui aurait presque pu donner à l'un des trois combattants d'achever qui ils voulaient. Mais Baku, pour le simple plaisir, avait ramassé une pierre tombée du plafond, et l'avait jetée sur le crâne d'Adam qui se battait non loin avec Kami, s'assurant bien que ses deux cibles le suivaient du regard. Et la pierre avait traversé le crâne d'Adam comme s'il était une ombre. Le Cardinal n'avait sans doute même pas regardé le projectile passer.
Le sourire sur le visage de Baku atteignit des sommets difficilement supportables pour les joues de n'importe quel autre être vivant. Il les avait bel et bien piégés, au cœur de son propre terrain de jeu, sa dimension cauchemar. Alimentée par les peurs de quiconque s'y trouvait, coupant du monde quiconque y était enfermé. Et il savait. Il savait que le seul moyen désormais pour les deux autres de s'en sortir, c'était de se laisser tuer. Même le meilleur manipulateur de rêve ne réussirait pas à s'en échapper. Et Raltur n'était sans doute pas le meilleur manipulateur de rêve.
Ce dernier se mit à hurler, avant d'invoquer, à nouveau, son épée de lumière.
« — Lâche ! Misérable lâche ! Viens te battre à la loyale ! »
Baku, loin de répondre à la nouvelle provocation, s'assit en tailleur sur sa poutre, avant de prendre son menton entre ses mains. Est-ce que sa tête avait toujours été aussi lourde ? Sans doute un contrecoup de l'utilisation de son pouvoir. Il risquait de s'endormir peu de temps après avoir achevé les deux conseillers, si du moins il arrivait à dormir avec ces images qui le hantaient. Mais pour l'heure, toute son attention était focalisée sur les deux êtres gesticulant en dessous de lui futurs morceaux de chair en décomposition pouvait-il dire. Il se sentait impatient.
Son sourire déformait toujours ses lèvres, montrant ses dents à ses deux proies. Le geste de menace universel du prédateur.
« — Je ne me bats pas à la loyale. Je me bats pour gagner. »
Les spectres de démultiplièrent, passant entre les combats, traversant Kami et Adam, entourant Lina non loin. Des dizaines et des dizaines de spectres, soldats, enfants, pères de familles, caporales de l'armée de Wattpadia, tous des visages que Baku voyait chaque jour dans ses souvenirs, chaque nuit dans ses cauchemars. Nourries par les cicatrices qu'il portait, les ombres se jetaient inlassablement sur Raltur, sur Ortha, faisant fi des autres, uniquement concentré sur les objectifs de celui qui avait été leur bourreau. Les hurlements qui résonnaient dans le crâne de Baku semblaient retentir à l'extérieur. Ou peut-être n'était-ce pas qu'une impression ? C'était l'hypothèse que le maître des cauchemars avait formulée en voyant Ortha se crisper lors d'un cri particulièrement puissant. Tous les démons du soigneur s'exsudaient en ce moment même, imprégnant sa magie autant que son cœur, prêts à le faire basculer dans ses ténèbres en même temps que ses proies dans la mort. Baku savait. Il savait que dès le moment où le sang jaillirait dans sa dimension cauchemar, il imprègnerait son esprit pour ne plus le quitter. Et il accueillerait l'ombre avec joie. Il en avait assez de souffrir sous la lumière.
Baku en avait assez de se prétendre gentil.
Raltur tomba au sol, premier à céder à la peur, à la fatigue que Baku instillait de son cœur vers sa dimension cauchemar. Mais, dans un élan désespéré, le paladin lança sa main vers le sol, et l'agrippa d'une poigne sûre, avant de lancer une déferlante de magie blanche qui envoya balayer les spectres, les hurlements et la brume qui recouvrait l'esprit de Baku. Ce dernier cligna des yeux, surpris par la soudaine clarté de ses pensées : Plus rien ne hurlait ? Plus rien ne pleurait ? Il pouvait formuler une pensée cohérente ? Il ressentait autre chose que du vide ?
Une rapide analyse de magie lui apprit, cependant, que même s'il avait les idées plus claires, sa dimension cauchemar demeurait, elle. Mais Raltur, tout à sa fierté d'avoir éliminé l'apparente noirceur, leva le poing en signe de parade.
« — Que dis-tu de ça, chien ? »
Baku sourit. L'énergie se rassemblait de nouveau dans son corps. Il était prêt à replonger. Pour le meilleur ou pour le pire, il ne savait plus trop maintenant. Mais à côté du paladin, Ortha émit un petit bruit de gorge, avant de grimacer et de lever son épée.
« — Ça suffit. »
Baku haussa un sourcil surpris, alors que Raltur laissait échapper un rugissement de surprise, avant de se tourner vers son apparente subordonnée.
« — Pardon ?!? Tu m'appart... »
Sa dernière phrase fut coupée net par le fil de l'épée en travers de la gorge, décollant sa tête aussi sûrement qu'une simple brindille. Le sang finit par jaillir, mais Baku était trop surpris par ce soudain revirement pour se préoccuper du liquide rouge. Ni même de la tête de Raltur qui roulait sur le sol. Juste de la femme qui venait de l'achever.
Il sauta de sa poutre dans un geste ample avant de se placer devant la femme, circonspect, tendu, prêt à attaquer si elle montrait le moindre signe d'hostilité. Mais cette dernière n'en fit rien. Elle se contenta de soupirer.
« — Je suppose que je dois te surprendre. Mais je sais que tu étais ma meilleure chance de te débarrasser de ce sale type. J'en avais assez de la soumission qu'il exerçait sur moi. »
L'esprit du maître des cauchemars acheva de s'éclaircir, et il hocha doucement la tête en direction de la femme. Oui, il comprenait. Lui-même avait éprouvé les mêmes sensations, il y a neuf ans, dans ce cercle incantatoire. Laissant son esprit se libérer de celui qui le soumettait. Il ne dit rien. Mais eut un léger signe de connivence avant de regarder autour de lui.
Les combats étaient toujours englués dans sa brume, et chaque mouvement semblait prendre un temps infini. Pourtant, dans le laps de temps qu'avait duré le combat, Adam avait disparu, Kami s'était recroquevillée dans un coin, blessée au genou, et Lina, qui cherchait un nouvel adversaire, avait été bloquée par Khalil, une expression empreinte de regret sur le visage. Asura affrontait Styphéna plus loin, et l'expression sur le visage de la démoniste ne lui disait rien de bon. Mais plus loin, Akai et Phila avaient le dessus du Style, et Nru achevait les conseillers triplés. Faloi, dans un coin, luttait contre l'homme aux cheveux rouges dont malgré sa proximité avec Asura, Baku n'avait jamais su retenir le nom. Les autres étaient blessés ou morts.
Ortha, suivant son regard, haussa les épaules. Comme lui,elle savait que ce n'était pas fini.
« — Me permettra tu de t'aider ? Je n'ai plus aucune raison de lutter aux côtés de Papier, et je te dois bien ça. »
Baku réfléchit. Pas longtemps.
« — Très bien. Mais pas de coups en traître. J'y réagis, comme tu peux t'en douter, assez mal. »
La femme hocha la tête, et il dissipa la dimension cauchemar, laissant le combat reprendre autour de lui.
Baku en avait assez de se prétendre gentil.
Mais céder aux ombres était un sort pire encore.
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Pour tout vous avouer, Baku est et a toujours été très pessimiste. Même si lors du combat contre Raltur, il était dans un très sale état psychologique, ses opinions sur le sens du monde, il les a même sain d'esprit.
Il essaye juste de trouver des raisons de changer d'avis.
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