- Chapitre 5 -

Je restai immobile à travers les flocons de neige et le léger souffle du vent. Je n'arrivais plus à contrôler mon corps, à faire bouger mes jambes et à remuer mes orteils.

Je pinçai ma bouche, puis ma voix tremblante sortie doucement de mes lèvres gercées.

─ C'est toi ? Tu es-

Il me coupa la parole, ayant deviné ce que je m'apprêtai à dire.

─ Son frère.

Pendant un court instant, un frisson désagréable me parcourut des pieds à la tête. Depuis de nombreuses années, j'avais omis un détail. Un élément qui m'avait échappé, que j'avais peut-être esquivé. Le rapprochement se fit alors dans mon cerveau. C'était bien Antoine Dalley. C'était bien son frère, ce garçon qui tournait dans mon esprit une dizaine d'année auparavant.

Je relevai la tête et plongeai mes yeux écarquillés dans les siens. La respiration encore rapide, je répondis en un souffle.

─ Le frère de Lynn ?

─ Oui.

─ C'est pour ça que tu m'es familier. Tu as changé.

─ Et toi, tu n'as pas changé. Tu as exactement le même visage... Un peu plus mature, je le reconnais, ajouta-t-il.

Il s'approcha de moi tout en continuant, hésitant.

─ Je te présente mes excuses, c'est aussi moi qui t'ai envoyé des messages... Je ne savais pas comment faire pour reprendre contact avec toi, et je me suis pris au jeu. Tu aurais dû me bloquer.

C'était lui, l'inconnu ! Mais maintenant que le sujet avait été abordé, cela me semblait logique.

─ Tu t'appelles Antoine ?

─ Oui, Antoine Dalley.

Mes yeux se reflétaient dans ses yeux verts. La courbe de sa paupière, ses cils plus longs que les miens... Je me surpris à le fixer, et j'aurais pu rester ainsi pendant des heures à observer son splendide regard.

─ Pourquoi m'avoir envoyé des messages ?

Il sembla gêné et se mordit la lèvre inférieure en abaissant le regard, dansant d'un pied sur l'autre.

─ C'est parce que je voulais absolument te revoir. Je ne savais pas que tu culpabilisais autant...

Il remonta ses yeux pour me fixer intensément et continua dans un souffle.

─ Je m'en veux, tu sais... Je m'en veux énormément de ne pas avoir pu t'aider, et de ne pas avoir pu l'aider.

Je l'arrêtai, me sentant coupable.

─ C'est moi qui ne veux pas que tu culpabilises. Tu dois être celui qui en a le plus souffert !

─ Non, affirma-t-il en secouant la tête. (Il sortit ensuite sa main et me montra du doigt.) C'est toi qui en as le plus souffert. La preuve, tu veux encore la rejoindre, toutes ces années après l'incident.

─ N... non ! bafouillai-je. Tu n'as pas le droit de dire ça ! Évidemment que je ne veux pas mourir. Je veux juste pouvoir sourire sans remords, être enfin heureuse.

Pour appuyer mon propos, je lui montrai mon plus beau sourire, mais il n'eut pas l'air convaincu.

─ Et là, pourquoi souris-tu ?

Le coin de mes lèvres s'effondra. Je n'avais plus de force. Je baissai le regard et, honteuse, je sentis mes joues se couvrir de rouge.

─ Je souris parce que... parce que... je ne veux pas que tu me voies pleurer.

Après cette phrase, une traînée d'eau salée descendit le long de ma joue. Mes lèvres entrouvertes commencèrent à trembler. Puis, une larme tomba sur le sol froid. Gênée, je couvris mon visage de mes deux mains glacées. Je ne voulais pas pleurer, et encore moins devant ce garçon. Je ne voulais pas paraître faible à ses yeux.

─ Hé, tu sais, tu n'as pas besoin de te forcer à sourire juste pour empêcher les larmes de couler. Tu as le droit de pleurer, tu comprends ? Ne t'en empêche pas, il faut te libérer de... il faut te libérer.

Me libérer de ce traumatisme, j'imagine ?

Il s'approcha encore plus près et se pencha vers moi pour me chuchoter doucement dans l'oreille.

─ Tu as le droit d'être heureuse.

Sa voix était douce et calme. Mais mes pleurs ne s'atténuèrent pas et je lui répondis d'une voix encore tremblante.

─ Je... je veux être heu... heureuse, mais j'ai l'impression que... que quelque chose, à l'in... l'intérieur de moi, crie que je ne le mérite pas...

─ Je t'assure que tu le mérites.

Il m'enlaça sans me donner le temps de bouger, me serrant fort contre lui.

─ Ce n'est pas de ta faute, bordel.

Quelques secondes passèrent - ou quelques minutes, je ne sais plus - et il se retira de cette étreinte inattendue.

─ Tu es gelée. J'habite juste à côté, tu peux te réchauffer chez moi. Et ne t'inquiète pas, je ne te ferai rien, ajouta-t-il, gêné à son tour.

Pas besoin de peser le pour et le contre. Rien ne me retenait et j'offrais à ce garçon une confiance aveugle.

Je le suivis alors qu'il commençait à avancer, et nous atteignîmes presqu'aussitôt un petit immeuble. Lorsqu'il tapa le code, je vis son nom de famille inscrit sur le côté de la porte.

─ Tu habites tout seul ?

─ Oui, dans un appartement au troisième étage. J'ai emménagé il n'y a pas très longtemps.

Il ouvrit la porte et nous prîmes l'ascenseur menant à son chez-lui. Arrivée dans l'entrée, je posai mes chaussures sous un radiateur, pour que la neige puisse fondre plus rapidement. Antoine me désigna la pièce d'à côté.

─ Assieds-toi sur le canapé, je vais aller préparer du thé, si tu le veux bien.

J'acquiesçai et me dirigeai vers le séjour. C'était plutôt spacieux pour un appartement et la lumière passait bien, rendant le tout agréablement chaleureux. J'observais tout autour de moi lorsqu'une chose attira mon regard. Des vieilles photos, posées sur une commode en bois. Je m'approchai pour mieux les observer, cherchant discrètement une personne précise. Je m'arrêtais devant l'une d'entre elles, ayant trouvé ce que je cherchais. Antoine arriva dans la pièce avec deux verres de thé à la main.

─ Elle est belle, n'est-ce pas ?

Mes yeux devinrent aussitôt humides malgré moi.

─ Oui, elle est magnifique.

De longs cheveux, un sourire enjôleur, et des yeux pétillants. Elle souriait de toute sa force pour la photo, les bras dans le dos.

─ Elle me manque, Antoine. Ta sœur me manque énormément. Et le temps n'y fait rien, c'est affreux.

─ Moi aussi, elle me manque.

Je regardais la photo avec mélancolie.

─ De quand date-t-elle ? La photo...

Mais d'un coup, je réalisai une chose et criai d'une voix forte, un élan d'espoir m'emparant.

─ Mais... Elle est grande ! Elle est toujours en vie ?

─ Non, non. Enfin, je ne sais pas. En primaire, elle a eu cet... accident. Sa mère est partie avec elle, la transférant d'hôpital public en hôpital privé, jusqu'à ce que des médecins qu'elle jugeait bon la prennent en charge. C'est au collège qu'elle est morte, personne ne pouvait la guérir.

─ C'est au collège qu'elle est morte... alors j'aurais pu la revoir ! Pourquoi tu n'es pas venu me retrouver plus tôt ?

La colère faisait rage en moi. Les poings serrés, j'attendais qu'il me réponde.

─ Car je ne te voyais plus, je ne savais pas ce que tu devenais, ni où tu étais !

─ Bon, admettons. Tu n'as pas tort. Une dernière question, tant que j'y pense... comment as-tu eu mon numéro ?

─ Je t'ai vue un jour dans la rue avec deux filles. J'ai attendu que tu partes et je suis allé les voir. Je leur ai expliqué les grandes lignes et elles m'ont donné ton numéro.

─ C'est pour ça que Lola savait !

─ Oui, et j'ai aussi pris le numéro de cette fille.

─ Je comprends mieux...

Je fis une pause avant de continuer. Je voulais poser d'autres questions, mais il ne fallait pas être trop brusque. C'était un sujet sensible.

─ Pourquoi n'es-tu pas parti avec ta mère, à l'époque ?

Il soupira avant de répondre d'une voix légèrement dégoûtée.

─ Elle m'a dit qu'elle partait pour son travail, et je l'ai cru. En vérité, elle est partie avec ma sœur. Je pensais qu'elle était déjà morte, à ce moment-là. Elle me l'a caché... Il faut croire qu'elle préférait sa fille.

Un silence de mort suivit et il reprit.

─ Quand elle a reprit contact quelques années plus tard et qu'elle m'a dit que ma sœur n'était pas morte, j'ai voulu sauter de la fenêtre. Je ne la croyais pas, et j'étais en colère contre cette femme que je ne considère plus comme ma mère. Elle m'a alors envoyé cette photo.

Je pleurai, triste pour Antoine. Il ne méritait clairement pas ça.

─ Quel âge a-t-elle sur cette photo ? Chuchotai-je.

─ Quinze ans. Elle est morte il y a deux ans, à l'âge de 17 ans.

J'étais sous le choc. Comment se fait-il qu'elle n'ait pas montré un seul signe de vie depuis la primaire ? Comment se fait-il qu'elle n'ait même pas envoyé de messages ? Comment se fait-il que la justice n'ait rien fait ?

─ Mais... c'est ta famille ! Et ta sœur ne t'a rien dit ? Elle ne t'a même pas envoyé de message ?

─ Je pense que ma mère a coupé ma sœur du reste du monde pour la protéger. Elle ne pouvait donc plus contacter personne.

J'acquiesçai avant de poursuivre.

─ Et ta mère, qu'est-elle devenue ?

─ Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir. Je ne veux plus jamais la voir. Elle ne mérite même pas d'être prise en charge par des psys, j'aimerai plutôt qu'elle crève.

La haine perçait ses yeux, et je pleurais toujours. Comment avait-elle pu l'abandonner ? Comment avait-elle pu laisser son propre fils tout seul et partir avec sa fille ? J'étais sidérée.

─ Il est tard, me dit-il, je vais te raccompagner chez toi. Excuse-moi de t'avoir fait pleurer à nouveau.

─ Ne t'excuse pas. Par contre... ne me dis pas que tu as essayé de me retrouver juste pour me dire ça. Tu me caches quelque chose. Et laisse-moi finir de boire le thé que tu as préparé.

─ D'accord.

Je pris mon verre de thé, maintenant devenu froid, et en bu une gorgée.

─ D'accord pour le thé, ou pour le secret que tu me caches ?

─ D'accord pour les deux. (Il soupira profondément.) Ce que je vais te dire est insensé et irréaliste, mais je le pense sincèrement.

Il marqua une pause puis poursuivit, me fixant droit dans les yeux.

─ Je pense qu'elle n'est pas morte. Ma mère m'a dit ça pour que j'arrête d'essayer de la retrouver, pour que je lâche prise. La photo servait juste à faire croire qu'elle avait confiance en moi et que je pouvais avoir confiance en elle.

J'eus un hoquet ; il continua.

─ Il va bientôt y avoir un concours de roman pour les adolescents, en France. C'est un grand événement, tes profs du lycée devraient t'en parler. Tu n'es pas obligée d'accepter, mais s'il te plaît, participes-y. Ma sœur était extrêmement douée pour l'écriture, je crois même que c'est ce qui vous a rapproché. Si elle est toujours en vie, elle fera ce concours. Gagne toutes les épreuves, va à la remise des diplômes à Paris, et croise les doigts pour qu'elle y soit.

Ce fut un choc pour mon cerveau. Je m'étais préparée à avaler plein d'informations, mais pas celle-là. Néanmoins, mon cœur bouillonnait. D'un mélange de joie et... d'inquiétude. La peur qu'elle ne soit en réalité plus là.

─ Tu es sûr ?

─ Si ma mère m'a caché une fois qu'elle n'était pas morte, alors il y a toutes les chances pour qu'elle me l'ait cachée une deuxième fois.

─ Tu trouveras ça insensé, mais... avant qu'elle ne parte, en primaire, elle m'avait laissé un mot sur un papier. C'était des mots rassurants pour que je ne pleure pas. Je te le montrerais une prochaine fois, il doit traîner dans un coin de ma chambre.

Je finis de boire ma tasse et Antoine me raccompagna chez moi. Une fois arrivés devant ma maison, il me fit la bise et me dit au revoir. Je me souviens qu'il murmura avant de partir : "Lou. Je t'en prie, sauve ma sœur et ne culpabilise plus." Ce à quoi je n'ai rien répondu.

Je rentrai chez moi en silence. Arrivée dans ma chambre, je me mis à fouiller frénétiquement mon bureau, puis ma commode, puis mon armoire. C'est au fond de celle-ci, dans un vieux carton, que je le vis. Froissé, mais lisible.

Les yeux rivés sur la vieille écriture de mon amie, je pris le mot dans mes mains.

"Ne t'en fais pas, je reviendrai, mais mon sourire aura changé. Je t'en fais la promesse. Lynn"

Lynn, tu m'as fait une promesse. Vas-tu la respecter ?

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