Partie 4 : AU-DELA - Ch. 28 : Quand le battant ne s'ouvre plus vraiment (1)
Corinne :
J'ai passé la nuit dans la maison de mon enfance, que Jules et Nadia occupent durant les vacances. Heureusement que mes congés débutent... Demain, c'est le Noël avec ma mère. J'essaye d'aider mon duo préféré à préparer une partie du repas et à décorer les pièces avant que ma mère n'arrive au soir. Mais le cœur n'y est pas. Je ne cesse de me demander comment va Mike. Ils ne sont pas dupes, lorsque je demande à partir juste après le repas de midi.
— S'il est réveillé, tu lui remettras notre bonjour ? lâche Nadia d'une petite voix.
— Ouais, ajoute Jules gêné, tu peux aussi lui souhaiter bonne chance et lui dire qu'on... ben qu'on veut qu'il se retape, quoi !
Sa maladresse est liée à la digestion de la gravité des faits. Être confronté ainsi au danger de mort, à la maladie imprévisible, ça m'inquiète autant que lui. Mais je vais y aller, je dois lui montrer que je serai là. Sur la route, je pense au plus urgent. Je dois lui demander un max d'infos avant qu'il ne soit peut-être plus capable de parler ! J'ai passé la nuit à m'inscrire sur des groupes de discussion autour de la maladie pour poser des questions à des aidants proches... un pas de travers aurait des conséquences terribles ! Le document de l'hôpital ne suffit pas pour compléter des déclarations civiles comme le changement d'adresse, il va encore devoir subir de la paperasse, le pauvre. Sur place, je redemande le numéro de la chambre. J'étais tellement sonnée, hier ! Je frappe la porte, avant de me dire que c'est inutile d'attendre un « Entrez ! » incertain. Je tremble d'inquiétude, tournant un œil inquiet vers mon copain alité. Il a les paupières closes, respire doucement, et a deux perfusions. Il est plus pâle, plus plissé qu'hier, mais il réagit à mon arrivée et pivote le cou pour me regarder. Son regard est plus hagard, j'espère qu'il est encore...
— Eh, Corinne...
Oui, il est encore bien conscient. Mais sa bouche est molle. J'ai songé tout le long du trajet à comment je pourrais bien lui parler. Je me souviens que la pitié est bannie de ce lieu. Je ne veux pas lui dire « comment ça va ? », parce que c'est ridicule dans une telle situation : la réponse franche sera d'office « Non, ça ne va pas. » Alors, j'opte pour une formule que je garderai sans doute tout le long de son séjour ici.
— Salut Mike. Te sens-tu mieux qu'hier ?
Il étire un faible sourire, cette apathie veut tout dire.
— Je ne crois pas. Ça s'aggrave. C'est la phase.
Il doit respirer longuement entre ses phrases courtes et je décode un mot parfois plus que je ne le comprends. Mon cœur se serre en cachette. L'inévitable nous guette et cela renforce mon obligation de l'embêter encore avec les papiers. Je dois appeler l'infirmière, recommencer les astuces de la veille pour l'aider à signer. Et en plus, en plusieurs exemplaires ! Il me prie en passant de ne pas toucher ses mains hypersensibles. Je m'en veux de lui faire subir ça, il a déjà du mal à parler...
— La morphine m'y aide pas, marmonne-t-il pour justifier ses propos à peine compréhensibles.
— Tu peux toujours bien déglutir, hein ?
Je me rends compte trop tard de l'angoisse qui transparait dans mes mots. S'il ne le pouvait plus, ce serait l'assistance respiratoire, la chute d'échanges et de moral.
— Pas facilement. Mais ouais. C'est serré. Et sec.
Je replie les documents que j'avais posé contre un carnet vierge. Je note quelques détails qui me troublent, puis pose tout sur la tablette à côté de son lit. D'un geste de menton discret, il désigne le carnet.
— Qu'est-ce ?
— On m'a conseillé de noter dedans mes observations pour le docteur et les infirmiers. Je voudrais qu'ils y écrivent aussi ce qui a été fait, parce que... quand je retournerai travailler, tu vois... je pourrai arriver ici après et savoir un peu l'évolution de ta journée et de ta santé. D'ailleurs, tes examens ? Et la ponction ? Ça a précisé le diagnostic ?
Il y a un petit blanc. Ça me fait bizarre d'observer son temps de réaction. Je suis tellement habituée à ses répliques du tac au tac. Vive la morphine... ou est-ce la maladie qui le met KO ? Je n'y connais rien. C'est l'impuissante totale.
— On m'a fait l'EMG ce matin. La neuro doit repasser. Aujourd'hui. Et l'ergo.
— Tu sais quand ?
— Non. Comme toujours.
Soupir. Je me relève et dépose mon sac à côté du carnet.
— Je vais voir les infirmières, je reviens.
Dans le couloir, je tente de me repérer : bureau d'accueil, sortie, sièges... Cet endroit deviendra vite familier. Ça me mine et, loin des yeux de Mike, je peux afficher ma mélancolie. Deux visiteurs passent devant moi en silence. Le calme du couloir porte tout le poids des douleurs du lieu, trop lourdes pour les épaules de chacun. Un crissement de roue, des restes de sanglots, des murmures, il n'y a que ça. Des brins de vie et des miettes d'énergie. J'envoie un sms à Amélie avant de...
— Bonjour, je suis la compagne de monsieur Renard, il a été admis hier.
Il y a là une blonde dans la cinquantaine et un jeune homme. C'est le jeune qui me répond :
— Oh oui, le cas Guillain-Barré. Vous êtes donc madame Renard ?
— En fait, nous ne sommes pas mariés, mais je suis sa représentante. Savez-vous quand on aura des retours sur la ponction lombaire et l'EMG ?
Les soignants lisent le document, puis la blonde lève les yeux vers moi.
— C'était déjà vous, sa compagne, à la première admission ?
— Ah, vous vous souvenez de son passage ici ?
D'un sourire entendu, elle réplique :
— Un cas comme le sien est particulier, difficile de l'oublier.
— Ce n'était pas moi à l'époque. Je voudrais avoir plus d'infos sur ce qu'il a eu depuis hier soir.
Je mesure à quel point son épouse lui rendait peu visite, pour qu'une infirmière présente dans son couloir ne l'ait jamais croisée physiquement... Ils consultent le dossier médical de Mike et me restituent ce qu'elles savent, en gros, une administration de diurétique, l'EMG, la piqûre d'immunoglobines, le lavage, le repas, que l'ergo et la neuro doivent passer l'après-midi... Peu que je ne sache déjà.
— Puis-je vous demander d'utiliser le carnet que je vais laisser à son chevet ? Je travaille et... pour ne pas vous déranger chaque fois... comme ça je saurai ce qui est fait. Moi-même je vais y écrire des choses durant mes visites.
Ils acquiescent, puis un voyant rouge s'allume et l'aînée repart.
— Nous passerons le mot aux collègues, madame, ne vous en faites pas.
Je les en remercie, puis reviens près de Mike. Je titre la première page du carnet, y laisse mes coordonnées, puis sors le collier de Mike. J'arrive à le faire pendre à la télévision éteinte, en hauteur et face au lit.
— Est-ce que tu le vois ?
— Un peu. C'est flou.
Ensuite, je reviens m'assoir à ses côtés et, sous son regard attentif, j'accroche l'autre collier à mon cou.
— Voilà. Comme ça, même quand je serai ailleurs, tu seras un peu avec moi.
Il sourit à nouveau, un sourire qui devient grimace et qui ne me rassure pas. Mais j'y réponds du mien, c'est le mieux à faire.
— J'ai de la chance de t'avoir auprès de moi.
— Je ne sais pas si tu peux parler de « chance » dans ta situation.
— Ouais. Avant, j'aurais dit pareil. Mais sans cette maladie... je serais un mari trompé, aujourd'hui. Et je ne te connaitrais pas.
Mes paupières s'écarquillent, je crois que ma fascination a pris le dessus sur le reste de mes peurs. Son discours tient le respect.
— Comment peux-tu être aussi positif, Mike ? Moi je suis morte de trouille pour toi, avoué-je à mi-voix.
— Je sais la chance qu'on a... de marcher. Parce que j'ai perdu la marche. Je sais à quel point... c'est plaisant de... mordre dans sa nourriture. De la choisir. D'aller seul se laver ou pisser. Parce que j'ai perdu... toutes ces libertés, un jour. J'ai frôlé la mort. Je l'ai crainte cent fois, entre ces murs. Alors je sais... que la vie est précieuse. Ce dont j'ai le... plus peur, c'est... de perdre ton amour en chemin. Si tu es tombée amoureuse... du Mike d'avant... est-ce que tu tiendras pendant ? Est-ce que... tu m'aimeras après ?
Je caresse prudemment son crâne, dans le silence pesant d'une conversation à cœur ouvert.
— Mike... je suis sûre de ne pas me sentir plus mal dans les prochains mois que je ne l'étais ces quinze derniers jours. Ce qui compte, c'est que tu te battes. Et je suis sûre que le Mike d'après sera aussi sympa que celui d'avant.
Une vibration m'indique un sms.
— Amélie te demande comment tu te sens et te dis que tu as intérêt à être rétabli pour son entrée au lycée.(*)
Ça le fait doucement rire.
— C'est de l'ordre du possible. Elle a ton numéro ?
Je manque de lui rappeler que c'était déjà elle qui m'avait contactée depuis son téléphone hier, mais j'imagine que ce sont les traitements qui provoquent sa confusion. Pourtant, sur l'essentiel, il reste lucide.
— Corinne... tu peux me promettre un truc ?
— J'ai déjà fait quelques promesses, une de plus ou de moins...
Je hausse les épaules pour dédramatiser, avant qu'il ne reprenne ses lentes paroles.
— Je serai heureux de te voir ici. Chaque fois. Mais je ne veux pas que ça... t'empêche de vivre. Sinon, j'aurais... fait plein de choses pour toi... pour rien. Et je m'en voudrais de... briser ton envol. Tu comprends ?
(*)En Belgique, les enfants quittent les primaires et entrent en secondaire l'année de leurs 12 ans. Les deux premières secondaires se déroulent dans un lycée, quand il y en a un, le reste dans un athénée.
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