Partie 3 INTIME Chap. 16 "Au-delà des rideaux" (1)


Mike

Elle ouvre la porte de sa main libre, l'autre tenant ma hanche, au cas où je rechuterais. À vrai dire, je me retiens de trop gémir lorsque je pose mes pieds au sol, mais j'y suis bien obligé, au risque de mettre tout mon poids sur les épaules de Corinne. Cette marche d'un kilomètre m'a paru en faire vingt.

—Ça va aller, Mike, on y est presque, me murmure-t-elle.

Merde, ma tête choit sur elle sans que je ne puisse rien y faire, trop occupé à encaisser le brasier de mes jambes trop raides. Mon orteil rebelle m'envoie des décharges, bloquées en plein élan par mes genoux de pierre. Le choc est à la fois terrible et régulier, des dizaines de secousses sismiques ont lieu dans mes longs membres porteurs, comme si mes rotules étaient des plaques tectoniques fracassées. Bordel, j'ai trop forcé... j'aurais dû écouter ma kiné, docteur Mirelli, qui aime me faire la conversation pendant mes tests hebdomadaires. Elle avait estimé en début de semaine que j'aurais dû reporter ce projet. Mais je voulais tellement revoir ma charmante voisine de près, surtout en maillot. Le parfum naturel de son cou teinté de chlore emplit mes narines de bienêtre, il est comme une inhalation apaisante et m'incite à quelques exercices de respiration, pour atténuer mes raideurs.

—Je te dépose où ? souffle-t-elle épuisée.

—Le canapé, s'il te plait.

Nous avons tous deux le souffle hachuré quand elle atteint le meuble. Je m'y affale en fermant les yeux : du noir, du repos, par pitié.

—Corinne ?

Ma voix traduit mes crispations, tant elles me dominent. Il faut que ça cesse, bordel !

—Je suis toujours là, me rassure-t-elle de loin.

J'entends la porte d'entrée se refermer et ses talons claquer au sol de plus en plus fort.

—Y a des antidouleurs dans la cuisine, près de... l'évier, tu... tu peux m'amener deux comprimés de Lyrico ?

Je devine ses déplacements, son sac à main, les armoires qu'elle ouvre pour en sortir un verre, l'eau qui s'écoule... Mais elle ne dit rien. Je me demande à quoi elle pense sous ses pas secs et sûrs. J'ai au moins la certitude de ne pas lui faire peur. Moi et mon état de sous-homme. J'en connais qui aurait volontiers laisser ma sœur gérer ce merdier, même de ma famille. Car c'en est bien un, j'en ai pour la soirée à m'en remettre : je vais sans doute rester paupières closes le temps que le médicament agisse, puis allongé ici, durant des heures, sans manger avant la fin d'après-midi, commander un truc rapide, n'en avaler que la moitié et m'effondrer dans mon lit. Superbe programme.

—Tiens, prends-les.

Je rouvre les yeux pour m'emparer des comprimés et du verre d'eau. Corinne s'assoit au bord du meuble comme elle peut, toute sa concentration tournée vers ma déglutition salvatrice. Elle ne se tortille même pas, son calme m'impressionne et m'inquiète en même temps. Elle tend le bras à l'aveugle, la main en pince, pour reprendre le verre sans lâcher mon regard. J'ai le temps d'y lire son inquiétude voilée, avant qu'elle ne s'en détache pour poser le récipient sur la table basse dans un petit soupir. Elle le fixe quelques minutes, dans un silence difficile à rompre.

—Ça va mieux ? ose-t-elle enfin.

Sa petite voix anxieuse, son air préoccupé sont de précieux indices pour moi. La bienveillance qui en émerge m'atteint comme un compliment. Point de pitié ici, pas de laconique question sur la santé, qu'on sait bien mauvaise. Elle se doute que je ne vais pas bien, elle veut juste savoir si ses gestes ont amélioré ma condition. Je respire un coup profondément, en lutte contre le mal de tête. C'est l'effet papillon de mes nerfs en guerre.

—Ouais, je... faut attendre que ça fasse effet. Mes jambes vont se décoincer, t'en fais pas, ce sont juste... des crampes. Je crois que j'ai un peu trop demandé à mes muscles.

Je ne dis rien de plus. Ca m'emmerde de lui mentir, mais je ne peux pas... je ne suis pas prêt à passer de mec à infirme à ses yeux. Si seulement elle me scrutait moins, avec ses doux iris ! Ses lueurs d'inquiétude n'ont pas l'ombre fataliste de mon entourage, sa bouche entrouverte semble se remémorer notre baiser sans savoir quelle décision prendre. Je la vois rosir et se parer de plis anxieux dans le respect de ma douleur. Je n'ai plus été fixé par une femme ainsi depuis longtemps et c'était bien la première depuis Laeti à recevoir mes lèvres sur les siennes. Voilà une jolie femme qui m'observe dans toute ma souffrance, tel un être précieux. Bon sang, laissez-moi cette fierté dans ma vie de merde ! Je dois fermer les yeux et m'allonger sur les coussins que j'ai placés méthodiquement.

—Tu vas pouvoir te soulager ? Tu as l'air à plat.

—Oh, une fois que l'antidouleur aura agi, j'irai chercher mon huile chauffante et...

—Je vais la chercher, me coupe-t-elle en se levant, elle est dans la salle de bain ?

Elle a dit ça le plus naturellement du monde, j'en reste coi. Ni avis ni permission demandée, comme s'il était inutile de négocier.

—Euh... oui, dans l'armoire à glace, mais... Corinne, tu n'es pas obligée de...

—Oh tais-toi, Mike ! Tu as mal, alors on arrête la galanterie pour aujourd'hui et on te soigne. Tu crois que je vais rentrer chez moi la conscience tranquille si tu ne sais plus poser un pied à terre sans geindre ?

Et elle quitte la pièce. Je crois que jusqu'à son retour, je suis resté bouche bée à regarder la porte empruntée. Par chance, elle y est allée par la chambre de ma fille, je n'aurais pas voulu qu'elle tombe sur mes releveurs, béquilles et autres indices de ma santé médiocre. Oui, c'est ce que je suis devenu, médiocre. À survivre sur la mutuelle, parce qu'après deux heures de travail, je suis KO. À déambuler comme je peux, plus lentement que les autres passants. À me souvenir chaque matin que les douleurs ne s'en iront jamais complètement. Dans ce calvaire, sa candeur me fait du bien. Le massage changera peu les choses, son effet n'est que temporaire et certains gestes pour les muscles ne conviennent pas aux nerfs. Tant pis, je payerai le prix de mon mensonge. Je le ferai un peu devant elle pour la rassurer, puis je me déplacerai en mordant sur ma chique, comme je dois souvent le faire. 

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