Ma gorge se noue, je crains le pire. Ma voix aussi est basse. Je ne veux pas briser l'ambiance feutrée ni gêner Amélie dans son sommeil. Mais ce ne sont que des prétextes bien tombés, car en réalité, je le fais par peur.
— Que voudrais-tu que je te dise ?
— La vérité. Ne minimise rien. Y a rien de pire que de réduire tes vraies douleurs à néant quand tu parles de tes soucis. Ce serait les nier. Accepte-les. Ces douleurs font partie de toi et personne n'a vécu une vie sans en ressentir. On en porte tous, tu m'entends, Corinne ? On fait semblant que non, mais on en porte tous. Assume-les, exprime-les. Ou elles te boufferont.
Mon inquiétude grandit après son discours. Je suis du regard son doigt qui guide la souris vers ses dossiers musicaux.
— Je veux comprendre ce qui s'est passé, ce jour-là... Il faut que ça sorte de toi, tout ça.
Et là, je vois le titre et je pâlis. Pendant qu'il passe des petits écouteurs bluetooth à une oreille chez moi et une chez lui, je tremble. Alors il soupire. Sa voix n'a jamais été si douce.
— Détends-toi, Corinne, ne te bloque pas en chemin, avance. Tu ne marches pas toute seule, je t'accompagne dans ton épreuve. Ça va ?
— Me jures-tu qu'ensuite tu cesseras ces jeux atroces ? chevroté-je.
Son sourire enjôleur me répond déjà.
— Bien sûr, si tu y tiens. Ceci est plus important. Je vais remettre cette musique. Oui, elle te fait mal, mais je veux que tu me dises pourquoi. Sans grands discours. Juste lâcher ce qui te traverse, essaye de m'expliquer le sens de ces paroles pour toi, à quoi elles te renvoient, OK ? Je te tiendrai les mains et je vais aussi l'écouter en repensant à des choses, c'est une épreuve pour moi comme pour toi. Je te dirai pourquoi. Alors ? Prête ?
J'acquiesce au milieu d'une grimace.
— T'as raison, c'est comme pour retirer un sparadrap, plus vite on le fait mieux ça passe.
Il lance la musique. Avant le chant, je déglutis déjà, ferme les yeux, sens les mains de Mike autour des miennes et les serre instinctivement. Son ton, inquiet mais posé, m'interpelle avec délicatesse. J'essaye de péter mes barricades, ma bulle, tout ce qui me retient. C'est difficile de se battre contre soi-même.
— Que vois-tu en fermant les yeux ?
— Je... c'est beaucoup de choses qui défilent, admets-je en tremblotant.
— Décris-les une par une.
— Je veux partir des toilettes pour jouer dans la cour, mais trois garçons entrent et me bloquent la sortie, il y en a un qui... m'embrasse et un autre... caresse ma cuisse sur ma robe... rouge, elle était rouge... il demande combien il y a de kilos sous sa main... mais je... j'aime pas ça, je me dégage et entrouvre la porte, une copine finit d'ouvrir, je dis quelques mots en pleurnichant et elle les engueule en menaçant de prévenir la prof, mais... j'ai eu honte, j'ai plus voulu en parler et j'ai évité d'aller dans ces toilettes seule, après.
— Quelle année scolaire ?
— Sixième primaire*.
Je l'entends souffler, comme s'il encaissait, puis il caresse du bout des doigts le dos de mes mains, pendant le refrain.
— Continue, je sens qu'il y a d'autres choses.
Il a l'air si assuré de son propos que je me demande s'il ne s'est pas déjà renseigné, mais c'est impossible.
— Bah... des sifflements en rue, souvent, des mecs qui me suivent en insistant, et... je me souviens d'un en hiver, quand je revenais de l'unif' et qu'il faisait déjà noir... il m'approche et il me dit... qu'on défoncerait bien un... un...
Ça y est, il fallait s'y attendre. Ça picote sous mes paupières, les larmes montent dans ma voix.
— C'est rien, c'est normal. Évacue, me conseille-t-il doucement.
— ... un cul comme ça, parviens-je à couiner.
— Des petits cons qui trainent dehors sans avoir appris le respect, classique, hélas.
— Ce n'est pas qu'eux. Les regards en coin qui lorgnent mes fesses ou... des mains baladeuses sur le campus où on est trop nombreux pour être identifiables, quand je suivais mes études supérieures, c'est... l'accumulation.
Je cherche mon souffle, mes tripes tremblent d'effroi, mon débit est plus rapide et les larmes coulent.
— Je... j'avais pas le choix de suivre mes cours. Mais je rasais les murs, je portais des habits simples, je... je comptais les dalles quand je marchais, je... je faisais tout pour qu'on m'oublie. Je voulais disparaitre. Je veux... toujours disparaitre quand je sors... à la vue de n'importe qui.
Le souffle face à moi devient erratique, comme le mien. Se doutait-il de l'ampleur de l'impact ? Mais il n'a pas menti. Il m'accompagne. Je continue :
— Jordan... Nicolas... Gilles... Séba... J'ai cru, j'ai toujours cru...
— Cru quoi ? m'encourage-t-il.
— Qu'ils m'aimaient. P-pour ce que j'étais. Au fond de moi, derrière ma silhouette.
— Ce n'était pas le cas ? Tu en es sûre ?
J'acquiesce, incapable de rouvrir les paupières, sauf pour évacuer l'eau salée.
— Après un premier soir, les trois premiers m'ont niée, alors qu'ils jouaient les grands romantiques avant et qu'ils m'avaient dit que je me débrouillais bien pour une débutante au lit. Je n'ai pas compris pourquoi, mais j'en ai eu marre qu'on se fiche de moi. J'ai moi-même eu des plans culs définis ainsi dès le départ, me servant dans ce qu'ils voulaient bien m'offrir, du corps mais pas de cœur. Avec Séba, on était vraiment devenus des sex friends, on se voyait souvent, on faisait des activités ensemble parfois avant, on discutait facilement. Ça a duré trois ans, j'ai eu de nouveau de l'espoir et... il s'est brisé. Il a prononcé une phrase terrible à la fin d'un de nos rapports. Il a clairement dit que j'étais son meilleur plan cul, mais que maintenant, il s'apprêtait à s'engager dans un couple sérieux et qu'il allait devoir rompre le contact avec les trois filles qu'il côtoyait pour le sexe. J'étais l'une d'elle. Alors ouais... je peux trouver facilement des plans culs en cas de manque, y a même des nanas qui me feraient des crises de jalousie pour ça, je... je dois pas m'en plaindre. Mais je n'aime pas qu'on crée le moindre contact physique avec moi sans que je ne sois préparée au geste, je suis... très méfiante. Je ne m'écoute plus. L'espoir est mauvais. Il tue de l'intérieur. J'ai accepté que j'aurais une vie solitaire, je ne suis pas faite pour connaitre le couple normal qui s'aime et je ne l'exige plus de mes partenaires. Je suis assez baisable sans avoir besoin de sentiments pour moi, ça a pris du temps, mais je m'y suis faite. Ne me prends pas en pitié, Mike. Je ne suis plus une enfant. Je sais que je ne peux pas me soustraire aux regards sans vivre sur une île déserte. Je suis difforme, je suis différente. Ne tente pas de me convaincre que c'est faux.
Et là, il a une réaction qui coupe court à mes hoquets, tant je suis surprise.
— Je ne veux pas t'en convaincre, car ce que tu dis est vrai. Mais ça n'empêche rien. Tu ne penses pas pouvoir faire l'amour, c'est ce que tu dis ?
— C'est ce qu'on me sousentend depuis des années, Mike ! Mais peut-on parler de faire l'amour, quand seulement un des deux aime l'autre ? Laeticia et toi vous êtes toujours aimés quand vous couchiez encore, non ?
Sous la colère, le dépit, j'ai rouvert les yeux. Les émotions me submergent, j'ai mal au creux de mon âme d'avoir ouvert toutes ces plaies béantes. Mes paupières ruissèlent de larmes et j'en ai honte. Plus encore, j'ai honte d'avoir dit cela quand je remarque la tristesse dans le regard de Mike et qu'il s'affaisse. Sa voix monte à peine.
— Oui. Je l'aimais. Mais ce qu'elle a fait... je ne peux pas le pardonner. Et... ce n'est plus moi qu'elle aime. Le rejet, je... je connais. Très bien, même.
Il retire l'écouteur et se lève en prenant sa tasse. Confuse d'avoir frappé trop fort dans ses tabous, je me redresse à mon tour, le pas précipité, pour le rattraper au coin cuisine.
— Mike ! Pardon, je... je n'ai pas à t'obliger à y repenser. Je me sentais acculée, je n'ai pas réfléchi.
Il soupire en posant sa vaisselle dans l'évier. D'abord, il reste devant celui-ci, et je constate qu'il chipote à son journalier.
— Tu es tellement sur le qui-vive à la moindre approche, ça m'a toujours stupéfié. Mais maintenant, je sais pourquoi. Il n'empêche que tu as tort. Tu ne t'y es pas faite du tout. Qui souhaiterait finir tout seul durant une période infinie, coupé du monde, sans connaitre la fin de son calvaire ? À part un suicidaire, je ne vois pas. Même les célibataires convaincus compensent avec beaucoup de temps entre amis, que toi tu limites. C'est un sort que je ne souhaiterais à personne.
— On dirait que tu sais profondément de quoi tu parles.
Je l'ai pensé tout haut. Il avale une gorgée, pose son verre, puis m'adresse un sourire. Il s'avance vers moi, sa paume se cale sur ma hanche. Je ne sursaute pas. Je l'attendais.
— Tu es en dehors des normes, oui. Différente, oui. Mais qui ne l'est pas ? Et dans ta différence... tu es une belle personne, Corinne. Tu te souviens de l'exercice ?
— Je suis belle, murmuré-je en jetant un coup d'œil au bureau.
— C'est ça. Tu dois te dire ça. Pas seulement quand tu baises un gars. Tu l'es sans arrêt. Tu l'es sur toutes mes photos. Le dégoût de ton corps ne se justifie pas, il est dans ta tête. Moi, je n'ai pas pitié de toi et je trouve triste que tu associes ta beauté aux gestes dégradants.
Son nez est contre le mien. Je l'affronte, lui et ses propos qui me secouent le cœur. Son sourire revient et son murmure reprend, tandis qu'il scrute mes lèvres.
— Tu ne recules pas. C'est que tu te méfies peu de moi, non ? Tu m'as dit la vérité, tu as prouvé ta confiance. Je... je vais faire de même. Suis-moi.
Il s'éloigne sans avoir franchi la limite. Stupéfaite, je lui emboite le pas jusque dans... sa chambre ?
— Tu vas vite en besogne !
Mike éclate de rire. Au moins, je l'ai un peu détendu, le pauvre est si crispé. Il se tourne vers moi, debout au pied de son lit. Il désigne des éléments cachés dans un coin, entre sa garde-robe et le mur. Béquilles, gadot, grosses chaussures noires, des espèces de genouillères, aussi ou de supports pour le bas des jambes, vu leurs dimensions.
— Corinne, je ne me confie pas beaucoup à ce sujet et je suis... effrayé, avant même de commencer, alors je t'en prie, ne m'interromps pas.
*11 ans – 12ans
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