Partie 2 : REELLE - chapitre 8 : Avec loquet de sécurité (1)



Mike :

Quand la porte des toilettes claque, je parviens enfin à descendre du nuage de confusion où mon inconnue m'avait propulsé. Je jette un œil aux photos éparpillées. Clairement, ce souci va plus loin que le choc de l'intimidation. Elle est coincée au-delà du bête silence judiciaire, on la dirait... acculée. Des photos « hideuses »... Merde, ce n'était pas ça, l'idée.

Un bip me sort de mes songes : message reçu. D'Anne-Lise.

Alors, ce rendez-vous « privé » ?

Dans un soupir, je lui réponds. Je sens mes doigts se raidir tandis qu'ils tapotent l'écran, puis récupèrent les photos. Dextérité fine difficile, ce n'est pas bon. Soudain, la tension est retombée trop vite et je sens poindre le mal de tête. Je n'ai vraiment plus l'habitude de ces jeux de séduction et il faut bien avouer que je ne pars pas gagnant du tout. Et quel cadre de rêve : photos intimes, menaces... y a pas à dire, je suis un pro du romantisme.

Bof. Je crois que je lui fais peur.

En même temps, c'était un peu ton objectif de départ, ducon ! Alors pourquoi suis-je plus honteux qu'autre chose ? J'ai assuré mon avenir avec Amélie, protéger ma famille et ma carrière de la honte... mais l'homme en moi se dégoûte.

Elle est partie en courant quand tu l'as menacée avec ta béquille ? Lol t'es vraiment nul en drague, l'estropié !

D'ordinaire, j'aurais ricané, mais là, ne voyant pas Corinne revenir, je n'en ai pas du tout envie. Qu'est-ce qu'elle fout ?

Non, elle est aux toilettes. Mais c'est mal engagé. Comment t'as su que c'était une femme, fouineuse ?

Je fixe toujours la porte où elle a filé, avec ses larmes au coin des yeux. Elle ne va quand même pas s'y terrer jusqu'à la fermeture en espérant que je parte ! Pas sûr de vouloir me diriger jusqu'au bord de la porte avec ma canne. Si jamais elle l'ouvrait... non, quelle horreur ! Et si elle était bloquée bêtement pas une pénurie de papier toilette ?

J'ai rien fouiné du tout, ingrat ! T'avais une pointe de fierté en parlant de ce rendez-vous, et vu comment tu traines ton célibat, pas besoin d'être devin pour comprendre. Bon, ben maintenant, t'as plus qu'à te rattraper. Je te laisse te sortir comme un grand de ta merde, tu me raconteras hein ?

Ça va être compliqué, elle n'a aucune idée de la nature de notre simulacre de relation. Les bases sont mauvaises, Corinne a raison. Pour le dîner courtois, on repassera ! Je me conduis comme un salaud avec cette femme, alors que je devrais faire le paon devant elle, tellement elle attire mon regard depuis des semaines. Même si je ne sais plus comment offrir une parade correcte et un chant attrayant. Est-ce une raison pour être odieux, alors qu'elle a joué le jeu plus encore que je ne l'espérais ? Définitivement non. Je me redresse lentement et m'empare de ma canne aussi sombre que moi. Mon cœur accélère pendant que je claudique vers la porte mystérieuse. Surtout, faites qu'elle ne s'ouvre pas ! Un roc bloque mon souffle et déboule dans le ravin au moment où je me retrouve devant le battant. Je colle mon oreille au bois : des gémissements.

—Est-ce que tout va bien, Corinne ? Madame Leclercq ?

Une voix assourdie et étranglée me répond entre deux souffles :

—Tiens, j'ai droit aux familiarités, maintenant ? Vous avez découvert le mot « respect » dans le dico durant mon absence ?

Je crois entendre un rire amer, suivi d'un « je rêve », mais ce n'est pas assez fort pour que j'en sois sûr. Si c'est le cas, elle est loin. Paumée. Il faut que je trace un sentier qu'elle pourrait suivre tranquillement en ma compagnie. Ce n'est pas gagné. Depuis quand n'ai-je plus dû calmer les colères d'une femme dépassée ? Tout cela me parait si loin.

—OK. Je comprends que cela puisse vous bouleverser, mais –

—C'est peu dire ! rugit-elle.

Oh oh, on est passé de la colère à la rage. On dirait bien que j'ai touché des points sensibles chez elle sans y être autorisé. « hideuses »... je sais que j'ai un peu perdu la main, mais tout de même, elle est jolie sur mes images ! Je poursuis... un problème à la fois, il faut d'abord que je la convainque de revenir... mais pas trop vite. Je ne suis pas prêt à montrer ma faiblesse et baisser la garde. Elle non plus, je présume. Comment apprivoiser une inconnue ? Ma bafouille rompt le silence qu'elle refusait d'interrompre.

—Écoutez, on... on ne va pas rester là des lunes, ce sont les seules toilettes du restaurant en plus et... votre plat va être froid.

—Eh bien, prenez-le en photo et postez-la sur le net en déclarant que je fais de l'anorexie. C'est pas ça, la règle de votre jeu débile ? Me tenir un max sous votre coupe avec vos dégradations ? Connard.

Ce mot me cloue le bec. Un connard, moi ? Merde, je ne la mettrai jamais en confiance comme ça ! Je me gratte le lobe en grimaçant. Rester debout sans bouger n'est pas le top pour moi, j'ai mal aux chevilles et au dos. Vaincu, je lâche une banalité avant de partir à ma place.

—Ne faites donc pas l'enfant, si vous voulez vous lâcher à mon sujet, je resterai là, à notre table. Revenez quand vous vous sentirez prête.

Dans un soupir de soulagement, je me remets assis, reglisse ma canne derrière le relief de la banquette et mange de nouveau. Faites qu'elle revienne ! J'ai presque fini ma salade, seul comme le con que je suis, lorsqu'elle daigne se remontrer. La tête basse, elle semble vouloir me cacher son minois, dont j'aperçois un bout cramoisi. Elle se rassoit et je fais signe au serveur, pour qu'il réchauffe l'assiette.

—Pas de problème, monsieur Renard, je vous la ramène dans quelques minutes. Autre chose ?

J'essaye de capter l'attention de mon invitée pour lui offrir un verre, mais ce n'est pas gagné. Enfin, elle lève les yeux après mes appels et maugrée « une Kriek ». Puis les rabaisse. Un éclair vert a fendu mon horizon par temps d'orage. Je suis fébrile et gêné, sous le charme néanmoins prudent, désireux mais confus, voilà bien ma veine d'être sous le joug de toutes ces émotions. Comme pour me donner le coup de grâce, elle grogne enfin :

—Je suis revenue pour mon plat. Nous, nous sommes sous la « loi du silence commun », alors surtout, ne dites rien. Je ne veux rien savoir de plus.

—Mais Corinne... Leclercq, vous vouliez savoir plus de choses sur moi et c'est pour ça qu'on se voit, donc... ne vous taisez pas maintenant, ça n'a pas de sens !

Ses paroles geignent ou bougonnent dans un dépit continu qui me fend le cœur. Elle s'en moque de faire pitié et reste sur son attitude fière.

—Qu'est-ce que ça peut faire ? Je suis coincée quoi que je fasse, par vos soins. Clic clic.

Elle mime mollement une prise en photo, ce qui me redonne envie de sourire. Tandis que mon cou chauffe d'embarras, je tente d'avoir un ton apaisant.

—Pas du tout, ça ne vous coincerait qu'en cas de plainte, le reste du temps, vous gérez votre vie, bien sûr ! Je veux juste... protéger mes proches, vous comprenez ? Moi non plus, je ne vous connais pas, alors que vos intentions sont... enfin, vous vouliez porter plainte, vous l'avez dit !

—En même temps, qui m'espionne H24 chez moi ? Sérieux, vous ne voyez toujours pas le problème ? Le respect de la vie privée vous échappe ? Sale dingue...

Je me ressaisis et, à vrai dire, je saisis aussi le bout des doigts de la demoiselle qui sursaute.

—Je ne suis PAS dingue ! Bon, écoutez, on... on s'égare sur une mauvaise pente, alors reprenons : que voulez-vous savoir ?

Elle vire ses mains des miennes aussi sec, cependant, ses joues rosissent et elle se tortille sur sa chaise. À quelle gêne ai-je affaire ? Timidité, envie ? Elle dévie son regard en se recroquevillant au ralenti.

—Je veux savoir... comment vous avez mis au point ce plan, de quoi... de quoi c'est parti et aussi pourquoi ces... ces photos monstrueuses pour faire pression ?

—Si je réponds à tout ça, vous accepterez de me revoir ou de répondre à d'autres lettres ?

—Et si vous cessez de prendre des photos de moi à mon insu.

Elle croise les bras et retrouve sa mine revêche, le temps d'un coup de fusil irisé. J'ai compris : non négociable. Mon soupir triste a l'air de la décrisper. La surprise envahit son visage. Mais c'est une vraie caméléon des expressions, ma parole ! Elle me croit incapable d'être déçu ou elle est aussi perdue que moi devant mes caprices inexpliqués ?

—C'est dommage, marmonné-je, vous êtes fort belle.

Elle rosit plus fort. Aurais-je une chance ? Mais son cou exécute un pivot sec.

—Ne dites pas de sottises.

—Je suis sérieux. J'aime saisir les moments de beauté. Je n'avais pas pris de photos seulement pour le chantage. Mais bon... il faudra que je m'en passe, j'imagine.

C'est hélas fréquent que des femmes se croient laides, je trouve ça d'une tristesse effroyable. Ou bien est-ce mon ancien milieu qui a tendance à être envahi de ces discours féminins ?

—Raison du chantage ?

Elle ne perd pas le nord. Ça me rend le sourire. Son plat revient, ça me laisse le temps de réfléchir à la façon d'aborder ce sujet qui me peine.

—Je n'ai pas vu ma fille pendant plus d'un an, pour des raisons indépendantes de ma volonté, et... là, je ne l'ai que deux jours sur quinze, à l'essai en plus. Je ne voudrais pas... je ne voudrais pas la reperdre.

Ma voix a tremblé. Prévisible. Tout cela est encore trop frais en moi. Me reviennent mes culpabilités : pas de sorties, pas de longues balades, de rires, de sprints ou de fausses scènes de lutte... Tout ce que je pouvais faire avant... Si seulement ma condition physique s'améliorait.

—Je crois que vous dites vrai, Renard. Vous êtes fourbe, mais vous ne mentez pas.

Non sans étonnement, je suis sorti de mes idées noires par sa voix plus douce. Je ne peux pas m'empêcher de plonger dans son regard, comme dans une mer de questions. Là, j'ai bien le temps de détailler chaque brin d'herbe de cette prairie cachée sous ses paupières. Oh, enfin un petit sourire ! Un vrai.

—Votre fille me parait bien élevée et énergique. Quel âge a-t-elle ?

—Onze ans et demi.

—Comment vous est venue l'idée de me mater ?

Oh, je vois... On endort un peu pour mieux renvoyer l'offensive ! Elle me fixe toujours. Son regard étréci par de sombres rancunes me déboussole, j'ai fait tomber ma réponse sur la table et je la cherche en même temps que mes mots. Il faut d'abord que je déglutisse, ça occupe le silence. Elle est penchée sur son assiette, les seins à moitié posés sur la table, ce qui étale un peu plus son décolleté. Misère. Ça ne me fait pas du bien, d'être sans partenaire depuis plus de deux ans. Je dois rester digne et sage. Au moindre faux pas de plus, pour sûr, elle s'en ira.

J'attends qu'elle reprenne une bouchée en rompant le contact visuel pour retrouver ces fameux mots. Je regarde mon plat vide et ma voix sort tel un songe lointain. Si je me tourne vers elle, je crains de ne pas en dire assez à son goût avant de perdre pied.

—Une nuit de juillet. Il faisait chaud. J'avais ouvert la fenêtre et m'étais assis tout près. Je regardais la Grand Place. J'ai vu de l'animation chez vous. J'ai regardé plus attentivement, et... vous dansiez, avec une amie...

Je risque un coup d'œil vers elle ; elle a cessé de mâcher et rougit jusqu'aux oreilles. OK. Une super timide. Pas sûr qu'elle ait été super volontaire ou consciente de s'être exhibée à tant de monde les fenêtres ouvertes. Je la déleste de mon regard, à la fois gêné et ravi qu'il ait causé des troubles.

—... Votre silhouette m'a plu et j'ai tellement voulu voir de plus près votre visage, vos traits, que j'ai vite pris mon appareil photo en utilisant le zoom, afin de vous observer plus en détail. Les jours qui ont suivi, j'ai ressenti le besoin de... de recommencer. Quand vous preniez vos verres sur le balcon. Alors après, je me suis dit que passer à des échanges épistolaires serait amusant et instructif. Que ce serait moins intrusif que... ma présence physique près de vous. Je voulais juste en savoir plus sur vous. Vous connaître. Je n'avais pas imaginé vous faire si vite peur, pour moi, ce n'était qu'un petit jeu, je vous assure. 

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