Partie 2 : REELLE - Chapitre 11 : entrouvrir les volets (1)


Mike :

—C'est bien plus facile à dire qu'à faire. À propos de faire, aurais-tu besoin d'aide pour ton repas ?

D'un signe de tête, je désigne une casserole qui fume pas mal, ce qui la redresse d'un bond, sous mon sourire devenu narquois.

—Oh ciel, ma polenta !

Son pas précipité déclenche des petits rires qui détendent l'atmosphère. Tandis qu'elle commence à poêler la polenta sauvée, Nora sort un jeu de cartes populaire. Elle écarte les apéritifs pour jouer avec ma fille sur la table basse. OK, elle me lance des éclairs régulièrement de façon flippante, mais elle sait y faire avec une pré-ado privée d'écran.

Malgré ma conversation avec Juliette, mes intentions les plus intimes sont focalisées sur Corinne chantonnant devant ses fourneaux. Impossible de m'en détourner, son premier contact volontaire me hante encore, comme un souvenir gravé sur ma peau. À mon grand dam, elle ne revient près de nous que pour trinquer avant de passer à table. Je m'assois à côté de ma fille, face aux deux invitées. Corinne place une chaise pliante en bout de table, entre Nora et moi, fait ses allers-retours vers sa kitchenette, puis nous rejoint. Durant le repas, j'observe plus que je ne parle, aidé par Juliette la pipelette. Mais j'ai beau veiller à parcourir tous les visages, mon regard dévie sans cesse vers le minois angulaire de Corinne. Avec son air poupin aux joues creusées, son cou long et décharné, elle a des allures d'actrice phare des années folles. Ma main si proche de la sienne se retient de saisir ses doigts ou de se promener dans ses boucles châtaines. Même si des picotements commencent à taquiner mes phalanges et si mon pied le plus faible m'envoie des mini-décharges. Merde ! Pourquoi ne suis-je pas tombé sur un jour où je pète la forme ? Je ne peux m'empêcher de tapoter la table afin d'en chasser les fourmis, avant qu'elles ne deviennent carnivores. Ma vue se trouble l'espace d'un instant et un premier lancement surgit dans mon crâne. Putain, je m'en doutais ! Je n'ai plus l'habitude d'avoir tant d'interactions à traiter d'un coup, ça me pendait au nez.

—Mike ? Mikaël, ça va ?

Mon prénom entier me sort de mon introspection involontaire et je pivote le cou vers Corinne, d'abord surpris, puis confus.

—Oui, oui, désolé, je... j'ai une petite migraine. Si tu le permets, je vais m'aérer un peu sur le balcon.

Je me lève très lentement, afin de ne pas perdre l'équilibre devant elles. Ma fille et Corinne. Je crois que si mon corps s'en relèverait, ma dignité pas. Et je l'ai assez perdue à l'hôpital : les escarts, les lavements, les... Croiser l'œil inquiet de ma petite me ramène sur Terre. Je gomme mes mauvais souvenirs pour la rassurer d'un petit clin d'œil, avant de prendre mon verre d'eau entre mes doigts raides et de me diriger vers le rideau noir tiré.

—Comment sais-tu qu'elle a un balcon ?

La question de Juliette jette un tel froid que je me sens obligé de me retourner pour voir la scène. Corinne tord son malaise entre ses lèvres, Nora me fusille d'un regard encore plus noir, si toutefois c'est possible, et Juliette patiente, tout étonnée et innocente. OK, je vois. Ça explique bien des choses. Heureusement, cette chère miss Caty ramène son aplomb et rompt frontalement la vague de question en approche.

—Il y a des balcons à chaque appartement du côté de la place, dans cet immeuble. La déduction est simple.

Elle a toujours le dernier mot pour répliquer avec logique, cette femme ! Sauf la fois où je lui ai fait péter un câble. À propos de câble, mon boîtier électrique intérieur me rappelle comme les siens manquent de solidité et je ne tarde pas à prendre ce bol d'air frais salvateur. Discrètement, je sors un cachet complémentaire que je garde sur moi en cas de fortes douleurs. À vrai dire, je n'en suis pas encore à ce point, et je serai sans doute un peu stone dans vingt minutes, mais il est hors de question de finir cette soirée sur un aveu forcé. La prudence est de mise.

Et donc, Nora est au courant. Mouais, j'imagine que je passe pour le pervers de service prêt à la kidnapper. La bonne blague ! Je serais incapable de soulever un corps sans souffrir toute la journée de maux de dos.

—J'adore la vue à ces heures-ci.

Je sursaute et me tourne si brusquement que mon crâne me le fait payer à coup de marteau au front. Connard. Au moins, je n'ai pas lâché mon verre, mais je dois m'en retenir devant l'apparition. Corinne est aussi paisible que je ne suis nerveux, un demi-sourire sur le visage. Les yeux mi-clos tournés vers l'astre qui se couche, elle s'appuie à son tour sur la rambarde. Les teintes crépusculaires colorent sa peau, subliment sa chevelure et illuminent sa tunique sans manche.

Mais le must, c'est son expression rêveuse et tranquille. Ça y est, sans zoom ni focus, je suis face à la femme que je contemplais les soirs d'été. Mes lèvres tremblent comme si elles se retenaient de mal agir et je mets un temps à répondre, trop focalisé sur son profil, les yeux ronds.

—Oui, j'ai cru le comprendre.

Mon ton n'est pas aussi cynique que je l'aurais voulu. Il a pris une octave suave. Deviendrais-je tendre ? Je deviens surtout fou, oui ! Pourquoi ai-je cette lubie ? C'est atroce. Parce que nous sommes sur un fil tendu qui peut rompre en une seconde, la confiance ne s'acquiert pas avec du chantage. Pourtant, à sa façon d'incliner la tête en m'adressant un air amusé et un sourcil haussé, de me présenter sa poitrine en décroisant les bras, je sens que je suis tombé dans une autre dimension. La 5ème, la 6ème, que sais-je ? Je meuble l'instant par une contemplation de la Grand Place à la brune. C'est vrai que c'est apaisant. Mes mains ont cessé de m'agresser de l'intérieur. Est-ce le médicament, la vue, sa présence apaisante ?

—Ça va mieux ?

—Oui. Merci.

—T'as souvent des migraines, Renard ? chantonne-t-elle.

OK, je vais pas pouvoir complètement lui mentir. Pas quand elle me fixe de cette manière, avec ses doux yeux verts dont les reflets sont devenus dorés le temps d'un rai à l'agonie. Et son sourire espiègle qui me donne envie de lui écraser la bouche...

—Ça m'arrive quand je suis fatigué, marmonné-je embarrassé.

Mon regard dévie vers les cafés, aux terrasses pleines. Les secondes défilent, chacun est dans sa bulle. Puis, au cœur de l'ambiance trop lourde pour moi, elle allège l'atmosphère :

—C'est drôle, tu es beaucoup plus loquace dans tes lettres.

Je croise les bras en me tournant vers elle, porté par le défi soudain.

—Ah oui ? Tu me trouves bavard ?

—Pire ! Je te trouve vaniteux.

Sa répartie me prend de court et un éclat de rire s'échappe d'entre mes lèvres. Amélie surgit alors en poursuivant un félin gris anthracite qui s'enfuit d'un bond sur le balcon voisin.

—Oh mais reviens, je veux juste te caresser, gémit-elle.

Le chat n'y répond que par un miaulement plaintif et Corinne l'apaise avant qu'elle ne file plus loin.

—Cristie n'a pas l'habitude de voir des invités, encore moins des enfants pleins d'énergie comme toi. Elle aime le calme.

—Tel chat, telle maitresse, ironisé-je.

—Tu vas mieux, 'pa ?

J'acquiesce en lui adressant un petit sourire et je vois le soulagement lui ramener le sien. Quel poids je l'oblige à porter, tout de même, sur de si frêles épaules ! Elle se coltine un père qui oublie des trucs, ne marche pas bien, ne peut pas courir sans faire une sieste après, ne veut pas croiser trop de monde, a souvent besoin d'aide aux tâches domestiques... un vrai boulet. Elle repart jouer avec Nora et Juliette. Moi, je reperds mon sourire.

—Elle est mignonne, ta fille. Tu es en bon terme avec sa mère ?

Ah oui, elle l'avait demandé... me révéler un peu. Il faut que je joue le jeu pour qu'elle se fie un minimum à moi.

—Moyen. Je te l'ai dit au resto, je pourrais perdre mes week-ends au moindre pas de travers, elle reste méfiante. Et puis, j'ai plus de boulot, je suis en reconversion vers le webdesign, il faut me laisser le temps de tout remettre en place.

—C'est récent, votre séparation ?

Je ne peux plus lever les yeux. Le dépit me ronge toujours autant. Le poison glacé se répand dans mes entrailles et tout mon être se contracte d'injustice.

—Un peu plus de deux ans, avoué-je entre mes dents.

—C'est peut-être encore un peu tôt pour prendre du recul, après une si longue relation.

J'opine, pour ne pas devoir répondre tout de suite. Corinne parvient à me faire redresser le menton et croiser son regard, de la même façon qu'au salon. Une main douce. Sauf que cette fois-ci, elle s'est posée sur la mienne, qui m'offrait un appui de plus sur la rambarde. Elle doit sentir la crispation qui fait la loi dans mes doigts, en contraste avec sa peau délicate. C'est comme une caresse. Même si la peine hante mon visage en songeant à cette trahison, son geste me monte au cœur et me coupe le souffle. Je voudrais qu'elle glisse cette main jusqu'à mon épaule, qu'elle frôle mon cou et détache les boutons de ma chemise, avec sa lenteur, sensuelle malgré elle.

Pour ne pas trop en ressentir, je m'efforce de soutenir son regard. Qu'y lit-elle ? Je suis incapable moi-même de décrire ce que je ressens, et donc, ce qu'elle peut deviner à travers mes prunelles. Elle ne regarde pas ma couleur, elle est en train de me scruter au-delà et ça me grise. Il se bouscule en moi un torrent de rancœur, de fatalisme, de désir et de honte. Car oui, en cet instant, j'ai honte de lui mentir. Mais je ne veux pas... je ne veux pas qu'elle sache ! Je suis un simple homme face à elle et j'aime ça.

—Pourquoi, Mike ? Pourquoi avoir arrêté la photo ? On ne perd pas une passion comme ça, la preuve, tu as pris ces clichés de moi, au-delà de la morale la plus élémentaire ! C'est ta rupture qui a provoqué ça ?

—Non. C'est autre chose.

Impossible de parler plus, ma gorge se noue et mes lèvres frémissent.

—Et pourquoi n'as-tu Amélie qu'un week-end sur deux, en négociant ? OK une rupture c'est dur et on a du mal à lâcher son enfant, je comprends. Mais que peut-elle donc te reprocher pour te la confier si peu ?

La réponse est la même à toutes ses interrogations. Cette fois, cette gorge est bien serrée, rien ne semble vouloir en sortir. Ma fierté m'y oblige. Tout y revient toujours. À ce fichu mal. Pourquoi moi, bordel ? Ça m'a tout fait perdre. Il ne me reste qu'un soupçon de raison que Corinne me vole sans le vouloir. Elle vient de frapper mon rocher et la fêlure m'annihile. Elle me rappelle ma culpabilité, celle de ne pas la respecter à cause d'une obsession, d'avoir une ex-femme qui se méfie de mes capacités et à raison, de ma lâcheté de ne plus me battre afin de continuer de capturer des secondes magiques pour les rendre éternelles... Je ne peux encaisser tout cela sans un long silence. Alors, ma main se retourne et serre la sienne. J'espère qu'elle comprend, que toutes mes angoisses traversent sa peau en cet instant.

—Je... j'ai rien fait de mal. OK ?

Tel un enfant contrit, j'ai chevroté cette phrase et quitté le balcon. Je suis trop ébranlé.


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