Partie 2 - REELLE - Ch 12 : Tentures occultantes sur le sujet (fin)


Mike :

Ce matin, je me sens mieux. J'ai récupéré, après ce samedi riche en émotions, Anne-Lise ne me fera pas la morale. Enfin, reste à voir ce que Corinne va décider...

Je déjeune(*) copieusement avant ma séance de kiné à onze heures. Ma sœur va arriver, c'est toujours elle qui m'y conduit, car elle a congé le mardi. En général, on va manger ensemble après. Elle m'informe de la santé de notre père, surtout mentale. Depuis que notre mère a rendu l'âme, l'Alzheimer ne cesse de gagner du terrain. A quatre-vingt-deux ans, le pauvre est encore moins autonome que moi. J'essaye d'aller le voir quand je suis en forme, mais c'est dur. Il oublie autant ma maladie que ma séparation avec Laeticia, sans jamais rater l'occasion de demander comment se porte son unique petite-fille.

Tout à coup, ma porte s'ouvre : Anne-Lise a enfin retrouvé son double de clé et de badge d'en bas, tant mieux ! Ça m'évite de quitter ma chaise avant le départ.

—Salut petit frère ! Prêt à te faire décoincer les genoux ?

—Salut frangine !

Elle s'assied après notre bise échangée, toujours aussi filiforme dans une de ses robes. Quand on marche ensemble, les gens pensent souvent que je suis l'aîné. Elle a une peau bien conservée pour une femme de 37 ans. Je présume que, sans cet accident du destin, je me serais tout aussi bien porté. Puis je me souviens du rose sur les joues de Corinne qui apparait quand je la fixe plus de deux secondes et ça me fait relativiser sur mon sort, un petit sourire aux lèvres. Ma sœur me dépose justement mon courrier à portée de main et j'y repère celle sans timbre aux jolies lettres courbes de Corinne. Tout en terminant ma tranche grillée, je parcours la réponse, et mon sourire ne disparait pas.

« Bonjour Renard,

Tu es de pire en pire, pour un qui ne tenait pas à passer pour un psychopathe ! Et moi je ne suis pas mieux, à te suivre dans tes délires ! Mais en effet, tu t'es révélé à ma soirée et tu as été sage, t'as droit à ma venue en cadeau. Respect bien les limites de ton petit jeu et ça a intérêt à n'avoir rien de sexuel, sinon je sors de chez toi dans la seconde ! Et t'as raison de te méfier de Nora, elle compte bien prendre de mes nouvelles toutes les heures !

Dix-huit heures trente, ça sera tout juste, comme je rentre à 18h (tiens, tu ne t'en doutais pas, à force de m'observer ?). Possible retard si tu tiens tant à me voir dans ma « tenue préférée ».

Veille de ton côté à porter quelque chose qui a de grandes poches, car tu vas garder tes mains dedans ! Ah ! Et pour le souper, pas de crustacés, je ne les digère pas. À samedi.

Caty

PS : je veux tes excuses pour le supermarché avant de commencer. »

Je redépose la lettre entre sourire et souci. Elle arrivera quand il fera sombre, sans doute, je vais devoir penser mon installation autrement.

—Dis, Anne-Lise, pourrais-tu m'aider à bouger un meuble ou deux ?

Ma sœur, occupée à ranger les courses qu'elle a faites pour moi à l'Hypermarché, relève ses yeux noisette avec étonnement.

—Tu te lasses de ton mobilier ?

—Non mais je voudrais aménager un espace dans la chambre d'Amélie, c'est pour une expérience. Pas avec Amélie, hein !

Elle plisse les paupières et me sort la moue suspicieuse que j'aimais provoquer quand on était plus jeune. Soudain, elle se redresse, tandis que je finis ma bouchée en attendant son verdict.

—OK, d'abord, t'as vingt minutes pour m'expliquer ton embrouille autour d'un café, ensuite j'aviserai.

Je lève les yeux au ciel, pendant qu'elle part se servir dans mon coin cuisine en U. Je cache ma lettre, avant qu'elle ne s'assoie devant moi et me sonde, en prenant sa première gorgée. Elle fait mine de jeter un œil entre mes bras repliés, n'ignorant pas ce qui se trouve sous son champ de vision.

—Alors ? Des ennuis ? C'est lié à ton « expérience » ?

Tandis que je redeviens plus impassible, le temps de trier mes informations avouables, elle ajoute avec un sourire en coin :

—Un rapport avec la demoiselle du resto ?

—Putain, Anne-Lise, va pas t'imaginer des trucs ! C'est la chambre de ma gosse !

—Haaan c'est trop mignon, mon frère s'autorise enfin à flirter ! Elle te traite bien, j'espère ?

J'ai droit à un facepalm ? Non parce qu'en plus, elle vient de frapper dans ses mains comme une ado surexcitée, à se demander qui est le plus vieux de nous deux. Mais sa question me fait détourner le regard. Je sais ce qu'elle sous-entend et ça ne me plait pas d'en discuter. Pas là, pas maintenant.

—Mike, tu me caches quelque chose au sujet de cette fille, t'es tout tendu.

—Mère bis, marmonné-je avant de ravaler du café.

—Elle a réagi comment, au sujet de tes soucis de santé ?

J'ai croisé son regard. Une fraction de seconde lui suffit.

—Miike...

Son appel doucereux veut tout dire. Non, je ne quitterai pas ma tasse des yeux pour affronter ton air suspicieux.

—Tu lui as dit, n'est-ce pas ?

J'obtempère, sinon elle ne me lâchera pas. Elle est capable d'inventer un prétexte pour annuler le rendez-vous à l'hôpital. Je secoue la tête.

—On n'est pas ensemble, ce n'est pas grave.

—Mais vous passez du TEMPS ensemble et donc C'EST grave ! Tu feras quoi si tu te vautres d'un coup dans le salon en criant quand elle viendra, si t'as la migraine ou que tes jambes sont raplaplas et qu'elle veut aller se promener, si tu peux plus serrer tes doigts sans pleurer de douleur ou monter des escaliers dans un commerce avec elle, hein ? Elle te rend dingue, je rêve !

Fait chier, elle va s'en mêler si ça continue. Oui, Corinne me rend fou et elle ne se figure pas à quel point.

—Laisse-moi gérer ça.

Je soupire avec fatigue. Croit-elle que ce soit si simple ? Que je pourrais me présenter à elle en disant « Salut Corinne ! Au fait, je ne cours pas sans antidouleur, j'ai des bilans médicaux variés trois fois par semaine et peu d'autonomie, je pourrais même plus faire la plupart des positions du kama sutra, mais tu veux bien de ma compagnie, dis ? » Dire que je vais devoir justifier mon départ du supermarché. Sans passer par « Béquille, donc je fuis ». J'ai eu honte, tellement honte... Je cale mon visage sur ma paume sans perdre les plis de mon front inquiets. Une main se pose sur la mienne en douceur et je me plais à vouloir y revoir celle de Corinne, ce qui a peu de chance d'arriver avant bien longtemps. Mais ce sont les yeux d'Anne-Lise qui croisent les miens.

—Eh, me souffle la frangine, ne te mets pas dans de tels états. Si tu dois trouver une femme un jour, il faudra bien qu'elle te prenne comme tu es. Ce n'est pas si grave, tu sais.

Pour elle, peut-être, mais moi, rien que d'y songer, j'ai les orbites qui prennent chaud et ma fierté qui renforce les digues.

—Je ne suis pas prêt, Anne-Lise. C'est trop tôt. Laisse-moi ce plaisir d'agir en homme normal sans me juger. Elle me lance de tels regards ! Je ne veux pas y lire de la pitié. Je ne veux pas de compassion. Elle non plus, elle est comme moi pour ça. Je... me plais, près d'elle. Ça me rappelle l'époque où j'avais le droit de séduire, ne m'oblige pas à brandir mon étiquette de sous-homme !

Ma voix a flanché et pris un ton minable. Des tas de fourmis s'agitent sous mes côtes et n'ont rien à voir avec celles qui me mordent de l'intérieur chaque jour. Celles-ci s'affolent et remontent des étincelles sous mes paupières, des nœuds dans ma gorge. De la détresse. J'en ai marre d'avoir mal là. N'ai-je pas déjà assez de douleurs à supporter ? Je n'ai plus rien à ajouter. J'en ai déjà trop dit.

—Arrête de te traiter de sous-homme, abruti ! J'espère juste qu'elle n'est pas comme Laeticia, sinon, par pitié, arrête les frais tout de suite ! Je ne veux pas te ramasser à la petite cuillère.

Je fis « non » de la tête. Ce n'est pas ce que j'aurais voulu, mais ça a eu le mérite de convaincre ma sœur de m'aider. Bref, croisons les doigts pour que ce samedi soit dans mes « bons jours ».


(*) On déjeune le matin en Belgique.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top