Partie 1: Épistolaire - Chapitre 2 : Sûre, sur ton balcon
Non, ce n'était pas moi !
Je ne suis pas du tout comme ça. Ce sont eux qui m'ont entraînée dans leur débauche ! Dans la vie, je suis sage ! Alcool modéré, sorties rares, stable et tout ! Voilà cinq ans que je bosse dans la même boîte de services SAV téléphoniques et web, à gérer de manière diplomate les réclamations de gens stressés ou furieux. Quand on nous interpèle toute la journée et qu'on croise à peine nos collègues, non seulement on n'a pas une grande vie sociale, mais en plus, on n'en a pas envie. Le seul souhait qui me traverse l'esprit après ce brouhaha, c'est « du calme et de la tranquillité, je vous prie ! » Surtout depuis qu'ils m'ont offert une promotion pour bosser dans les services de contentieux... Je dois porter toutes les misères des familles qui appellent ou que j'appelle, c'est déprimant et éreintant. Pauvres gens. Franchement, je suis bien, moi. Dans quels délires ils m'ont entraînées, ces dingues ? C'est pas mon style du tout et je suis couverte de honte quand j'y repense ! Je préfère mon calme quotidien. Seule, dans mon petit studio en plein centre piétonnier de Louvain-la-Neuve, avec ma chatte au pelage anthracite, aussi pantouflarde que moi. Je mitonne des petits plats et teste des recettes pour mon plaisir, puis je me détends sur le net ou devant un film. Il n'est pas rare que je m'endorme sur mon canapé-lit devant Netflix et un pot plein de kroupouks.
Un autre de mes plaisirs est de me placer sur mon petit balcon et d'y respirer à pleins poumons l'air d'une ville sans voiture, Cristie tournicotant entre mes jambes ou gambadant sur les parterres d'autres balcons. Elle sait bien que quand je fais ça, elle va bientôt recevoir ses croquettes au coin de la porte-fenêtre, histoire qu'elle me tienne compagnie le temps de mes contemplations. J'aime bien imaginer la vie de ceux qui passent. Que vont-ils voir au cinéma à ma gauche ? Quels cours suivront-ils aujourd'hui dans le collège qui est en face ou l'auditoire à l'extrême-gauche ? Quelles boissons vont-ils commander dans les cafés d'en bas ? Oh, un enfant qui sort de chez Galler avec sa mère et un sourire si grand que je peux le voir de mon étage !
Ces distractions m'ont convaincue de m'éloigner de mon petit bled. Je préfère vivre en observant la foule, une habitude que j'ai prise jeune, à force de me fondre dans le décor. Je suçote un lacet rouge au goût fraise, baladant mon regard parmi les passants. Ce soir, il y a peu de monde, mais la terrasse du « Grand Place » ne manque pas de clients sous ce temps clément, même issus des villages voisins. Il faut dire que cette ville récente, construite sur des pilotis bétonnés aux sous-sols blindés de parkings, a un charme particulier. Un côté futuriste en pleine Belgique, mais à échelle humaine. Les travaux vont bon train derrière le collège et les immeubles passifs y poussent comme des haricots. Se promener sur les pavés sans risquer d'y croiser un véhicule, j'avoue que c'est le pied. J'ai appris à laisser ma voiture dormir dans son parking tellement j'ai tout à proximité, lui préférant même parfois le bus pour aller bosser sur Ottignies.
Dans un soupir, je m'empare de mon verre de rosé. Sa teinte se mêle au crépuscule naissant, dont la lointaine chute entraine l'arrivée des premières lumières artificielles. Ce que ça fait du bien d'être chez soi ! Je vivais en colocation avec Juliette avant. Elle est de bonne compagnie, c'est pas ça, mais maintenant je peux faire ce que je veux ici, sans me demander ce qui est à moi ou à elle ou négocier. Et quand on sait que c'est déjà ce que je fais toute la journée...
Mon téléphone sonne. Je le sors de ma poche sans quitter des yeux les premières étoiles.
— Allô ?
— Salut Coco ! Je viens te dire de bloquer ton samedi soir !
Je lève les yeux encore plus au ciel.
— Non, Jules, le principe de consentement, tu connais ? T'es censé me demander si je suis intéressée et dispo, d'abord. Et je ne le suis pas.
— Ha ! À d'autres ! Tu sors jamais ! Nadia et moi, on t'a trouvé une soirée pour célibataires !
Mais c'est pas vrai... Ma colère a de plus en plus de mal à ne pas exploser, j'ai l'impression que ma tête est une casserole d'eau bouillante. Je hais cet abruti !
— Je ne viendrai pas à votre soirée, je suis très bien toute seule ! Je ne vais pas supporter ça longtemps, Jules ! Tu comptes le faire tous les samedis, de m'embarquer dans tes fiestas ? J'ai plus vingt ans !
— Justement, il ne te reste plus beaucoup de temps avant de finir en vieille peau solitaire qui fait du tricot !
— Qui te dit que j'ai pas envie de finir vieille fille ? On est en deux mille dix-sept, la dot n'existe plus. Et les frères marieurs non plus !
— Oh que tu es rabat-joie... On ne parle pas d'aller à l'église ou de faire des moutards, juste de flirter, rencontrer, s'amuser, la vie active quoi !
— Ma vie est suffisamment active ainsi. Va danser à une soirée couples avec Nadia et lâche-moi ce weekend.
— OK, mais le weekend prochain, tu viens !
— C'est ça, allez, fous-moi la paix.
Je raccroche. Mon frère est la seule personne à qui je me permets de mal parler. Il le mérite. Enfin, je sais qu'il croit bien faire... mais je ne veux pas avoir à répondre aux réflexions. Celles des amis, des dragueurs... Les rares qui me remarquent, c'est pour tenter de me pincer une fesse en me disant qu'elles sont bien dodues. Tu parles d'une introduction au flirt...
— Cristie, kikik, allez, on rentre !
Mon plaid... mes chips... Taken 2 en charge... Voilà. Soirée enfin placée sous le signe de la détente.
J'aime avoir mes petites habitudes. Mais il y a parfois des imprévus, des anecdotes qui pimentent le tout. Tenez, ce matin... j'ai découvert une lettre non timbrée dans mon courrier avec « Madame C. Leclercq » simplement écrit dessus. L'écriture n'est pas très droite, mais je parviens à la lire, chez moi, profitant de mon dimanche de tranquillité. Le reste des réceptions peut attendre.
« Chère Madame C.
C'est compliqué de vous nommer par une lettre. Je pense que je vais vous surnommer Caty, puisque vous aimez les chats. En français, ça donnerait Chatoune, mais je trouve ça plus vulgaire, pas vous ? Caty, c'est mignon, comme vous. Moi aussi, je ne vous donnerai pas de prénom, puisqu'il en est ainsi ! Vous pouvez me surnommer « Renard ». Je ne suis pas roux, mais j'ai des affinités avec cette bête, un peu comme un cousin.
Qu'aimez-vous tant observer, depuis votre balcon ? Vous y allez si souvent... resplendissante dans les couleurs vespérales. Avec votre petit verre et votre joli animal, que je parie être une femelle, donc pardonnez-moi si je n'en dis pas le nom. J'ai peur que vous le preniez comme une grossièreté ou des avances. Parlez-moi de vous, je vous prie. Juste un peu. Même votre prénom suffirait. Vous pouvez me poser des questions aussi, bien sûr !
Pour me répondre, déposez une lettre fermée, avec « Renard » écrit dessus, juste derrière la gouttière située à droite de la boîte postale extérieure, sur la place. Avant dimanche 18h, ce serait parfait !
Au plaisir !
Renard aux airs farceurs »
Elle a dû être déposée vendredi. Je pouffe de rire en renversant mon corps sur le canapé : non mais sur quel barjot je suis tombée, moi ! D'où il sait ce dont il parle ? C'est étrange... si je lui répondais en posant des questions sur lui ? Histoire de cerner le bougre... Il dit y être disposé, après tout... je rédige vite fait une série de trucs qui me viennent en tête, pour situer à quel niveau de folie ce mec plane, et dépose la lettre après avoir mangé. Je regarde autour de moi après l'avoir déposée comme convenu derrière le tuyau vertical, mais bien sûr, rien à l'horizon. Nom de nom, on dirait un film d'espionnage ! S'il y avait mis qu'il voulait me sauter, j'appelais les flics ! Mais non, il est plutôt poli et peu entreprenant. Bien que venir glisser une lettre chez une inconnue, parce qu'elle a bu un verre à son balcon, faut quand même le faire ! Mais bon, qui sait, c'est peut-être un pauvre vieux veuf en mal de compagnie.
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