Partie 1 - Épistolaire - Ch. 5 : Une belle vue (1)
Renard :
D'ordinaire, je suis ravi d'approcher du weekend où je vois ma fille. J'ai tellement bataillé pour démontrer mes capacités à m'en occuper convenablement un weekend sur deux. Je ne peux pas gérer plus, j'en suis conscient, mais ça me suffirait. J'ai beau avoir une épée de Damoclès à ce sujet, ce n'est pas ce qui me rend anxieux ce vendredi.
Avant de déposer la lettre dans la boîte, ma main tremble et l'autre serre ma canne plus fort. Je ne sais pas si je suis à la hauteur de ce qu'elle m'a envoyé. Son cri du cœur m'a perturbé de longues journées et j'ai eu du mal à y répondre. Je n'avais pas cherché à provoquer de telles émotions. J'espère qu'elle va accepter ma proposition d'échange. Sera-ce le dernier ou le premier d'une nouvelle forme ? Je me souviens du dimanche soir, il y a deux semaines, où Amé m'avait amené la lettre-réponse de « Caty ». Je m'attendais à quelques détails physiques, anecdotes et piques personnelles, folies imaginaires, mais certainement pas à une longue missive gémissante. Je l'avais bien vue pleurer avant-hier, mais son geste étrange avec le téléphone et ses regards en contrebas m'avait fait croire à une dispute.
« Putain, Renard !
Comment pouvez-vous me sortir que vous me mattez quand je me change ou danse dans mon studio, comme si c'était juste un salut de loin ? C'est quoi votre délire, vous sortez des fous de Dave* ? Vous êtes un détective privé payé par je ne sais quel ennemi ? Vous rendez-vous seulement compte que je ne peux plus sortir sans paniquer et vérifier que les gens autour de moi ne vous correspondent pas ? Que je regarde à deux fois si tout est bien fermé, au cas où vous seriez un cambrioleur ? Ça vous fait rire, mon « imagination débordante » ? Mais j'en ai marre d'imaginer le pire, moi !
Que me voulez-vous VRAIMENT, monsieur ? Du bien, du mal ? Des infos à revendre ? Je ne comprends pas bien à quoi vous jouez ! J'ai une vie normale, banale à en pleurer même, demander donc à mes proches, ils se feront un plaisir de vous vanter la merditude de ma vie ! J'ai rien à vous divulguer de particulier, rien à dire sur moi, je ne vous dois rien et je suis loin d'être une bimbo de magazine ! Et ne me dites pas dans un prochain courrier que tout cela vous fait pitié et que vous pourriez tout régler en venant chez moi, parce que je ne vous ouvrirai pas. Vous êtes un aigle en chasse et je refuse le rôle du mulot dans vos scénarii de merde. J'en veux pas de votre pitié, j'assume ma vie, je ne suis pas votre pantin fragile à sauver, mais là, vous vous approchez de trop près sans autorisation ni vraiment vous dévoiler, et c'est plus terrifiant qu'autre chose. Quelle cruauté vous pousse à m'angoisser de la sorte ? Ce studio est mon refuge, ma zone de paix après mon boulot stressant. Et vous me volez ce moment précieux de tranquillité ! Je ne m'y sens plus en sécurité depuis vous. Laissez-moi en paix, espèce de lâche, ou je mets la police sur le coup ! »
J'ai constaté ses absences au balcon et ses rideaux tirés, les jours suivants. Le message est bien passé. J'espère que le mien le sera aussi. Par mesure de précaution, j'ai quand même supplié sur l'enveloppe qu'elle ne la jette pas. Dans un soupir, j'évacue mes espoirs pour limiter les risques de déception. Les regrets sont déjà suffisamment lourds ainsi. Même si ce n'est pas au point de sacrifier certains trésors de ma vie.
Je me rends au lieu de rendez-vous en dehors du centre piétonnier, posant précautionneusement mes trois appuis au sol, c'est-à-dire mes restes de pieds et ma canne. Aujourd'hui, avec ce temps plus frais, mon troisième pied m'était indispensable. L'humidité ambiante après les pluies diluviennes de l'après-midi me taquine les chevilles, tout particulièrement le nerf de mon pied droit qui se débat toujours. Bientôt, j'atteindrai sans doute la date limite de repousse, rien que d'y songer, j'en frémis. Alors, je chasse mes idées noires et effleure le sol du bout des orteils, sans me plaindre. J'ai passé ce stade, comme une limite sonore au-delà de laquelle je n'entends plus rien. Les plaintes se sont tues depuis longtemps, anéanties par leur inutilité. Parce que personne ne peut te sauver de toi-même. Personne.
Je raccroche mon sourire à la vue de la voiture de Laeticia, dans un mini-parking. À peine le moteur est-il éteint qu'une petite silhouette aux longs cheveux bruns lisses surgit du véhicule pour courir vers moi.
— Salut papaa !
Elle freine sec avant de m'étreindre, pour ne pas risquer de me faire mal. Brave gamine !
— Coucou, ma princesse. Prête pour le weekend Pizza ?
Elle affiche un large sourire. Ses petits yeux bleu-gris étincelants me rappellent sa mère, à qui elle emprunte ses premiers traits féminins. Quand on parle du loup, mon ex-femme nous rejoint, un chignon brun noué sur sa nuque. Elle tend à Amélie la poigne de sa valise à roulettes, puis m'adresse un petit sourire. L'âge n'a rien ôté de sa beauté. Mais ses bras croisés et ses deux mètres de distance sont clairs : elle n'a plus rien à me dire en tant que femme. C'est la mère qui parle, concise et efficace.
— Salut, Mike. La petite doit finir le roman « L'enfant des ombres » pour la rentrée, tu pourrais veiller à ce qu'elle avance ce weekend dans sa lecture ?
J'acquiesce, dis « oui bien sûr », puis j'invite Amélie à me suivre en saluant Laeticia. Il vaut mieux que ma douleur soit brève, car celle-ci supplante toutes les autres. Nous passons dans la galerie marchande et y achetons de belles gaufres. Le temps de les manger, nous traversons la place. Amélie tente de me convaincre de nous asseoir sur les escaliers dans le coin de la Grand Place. Elle n'aura pas gain de cause. Je n'aime pas m'afficher avec ma canne, les regards des gens m'empêchent de profiter de mon activité. J'ai juste envie d'être avec elle.
Elle lève les yeux en l'air et me dépasse d'un pas vif. À mon tour de soupirer, face à son ingratitude et cet égocentrisme de gosse. Je ne peux pas lui avouer qu'en plus de ça, je ne voudrais pas être repéré par « Caty » dans cet état. Mais Amélie ne me boude jamais bien longtemps : elle retrouve sa langue dans l'ascenseur.
— Ce soir, c'est quelle pizza ?
*L'Hôpital psychiatrique de Mont-Godinne, à Dave, a donné vie à cette expression « sortir des fous de Dave », surtout dans la Province de Namur.
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