Partie 1 : Épistolaire - Ch. 4 : la nervosité du palier (2)
Deux jours plus tard, Jules et Nadia ont réussi à me traîner en terrasse, le temps d'un verre à la brasserie de la Grand Place, c'est-à-dire en bas de chez moi. S'ils me saoulent, au propre comme au figuré, je rentre illico presto ! Mais au moins, en faisant cela, je leur donne un sentiment de victoire, même infime, et gagne le droit à la tranquillité pendant deux semaines, enfin, j'espère. Ce samedi, à l'approche des examens de repêche, la place ne manque pas d'étudiants qui se détendent une dernière fois, le temps de se relancer pour la seconde session, puis l'année d'étude. Ils déboulent des galeries marchandes, de la grand rue, du cinéma. Et nous, à l'ombre de quelques arbres en fleur, les regardons filer en buvant notre bière. Sauf Nora, qui goûte tous les jus de fruits de la carte. Juliette ayant examen lundi, nous nous sommes réunis sans elle, ce qui ne les empêche pas d'animer à trois la conversation, pendant que je balade mon regard partout. Un mètre quatre-vingt-deux... cheveux noirs courts et indisciplinés... yeux bleu électrique et foncés...
— Eh, Coco, t'es là ?
— Allô ! Allô ! La Terre appelle Corinne, Schrrrr.... singe Nadia.
Sans dévier le cou de suite, je lui adresse un doigt d'honneur qui fait rire l'attablée. Puis je reprends mes esprits d'un air innocent qui... ne convainc personne, on dirait.
— T'as pas l'air en forme, lâche Jules.
— Déjà, elle a accepté ton invitation à sortir, c'est louche, déclare Nora.
Nadia éclate de rire. Pas moi. Je soupire et serre mon verre trop fort pour éviter que mes mains tremblent. S'il était là ? À me regarder encore ? Quand m'observe-t-il, a-t-il des horaires ? Que me veut-il exactement ? Se pourrait-il que ce soit le mec là-bas au fond ?
— Corinne ! s'écrie Nadia. Dis-moi que c'est un petit ami fabuleux qui te rend ainsi !
J'esquisse un sourire : quelle sotte ! Moi, un petit ami ? Je suis plutôt un attrape-fou, oui !
— Non, désolée de te décevoir, Nadia ! Je suis juste stressée. Mon boulot est toujours prenant à cette période, avec les enchaînements de...
— Pff ! interrompt mon frère. T'es rodée, rien ne t'atteint en matière de stress, je trouve ça suspect que tu sois tendue. Ton patron te traite mal ? Je peux descendre le voir, si tu veux...
Je ricane : je crois que les scenarii catastrophes imaginaires, c'est de famille !
— Non non. On peut changer de sujet ? C'est vraiment gênant, toute votre attention sur moi, comme ça...
Je baisse les yeux, buvant une gorgée de ma pression* pour la diminuer, autant dans mon verre qu'en moi. Mes joues rosissent sûrement face à leurs regards insistants. Puis Jules secoue la tête en soupirant, suivi de Nora qui étire un sourire entendu.
— T'es vraiment coincée, tu te rouilles au fil des années, c'est pas top pour ta vie sociale, lâche mon frangin sans honte.
— Ouais, à la fin, la seule solution pour que tu te trouves un mec, ce sera que lui vienne te trouver, plaisante Nadia.
— Haha ! Je vote pour ! s'exclame son copain enthousiaste. Ajoute « organiser une soirée speed dating à l'appart' » dans la to-do-list !
Je grimace. D'ordinaire, j'aurais injurié mon frère comme il se doit, mais là, j'avoue que la phrase de Nadia m'atteint d'une manière particulière. Ce n'est pas une plaisanterie. Y a vraiment un type qui semble décider à s'imposer à moi. Et il peut être caché partout ici : sur le café d'à côté, à la terrasse éloignée de « Chez Augustin », sous la belle façade en accordéon du collège en face, parmi d'autres qui attendent leurs amours, dans le flot de jeunes qui vont se faire un ciné, partout...
— Si c'est pour me faire descendre de la sorte quand je fais des efforts pour vous, je ne viendrai plus. Les soirées spéciales « Critiquons la vie de Corinne pour qu'elle change », non merci !
Voilà, je fais d'une pierre deux coups, j'en ai marre ! J'évite de me faire épier et humilier toute la soirée. Je vide le reste de mon verre et me lève en déposant deux euro sur la table, sous leurs airs ahuris. Ah, on rigole moins maintenant, hein ? Je ne suis pas là pour jouer au diner de con avec vous, merde.
— Mais pourquoi tu t'emballes ? demande Jules déconcerté.
Oh mais quel toupet, celui-là ! Toupet et boulet ! Il ne se rend même pas compte des blessures qu'il alimente sans arrêt depuis un an, au moins. Pas le temps de lever les yeux au ciel que Nora gémit :
— Oh non, reste, ça fait si longtemps un verre ensemble...
— Ouais, à l'époque où il y avait de meilleures conversations, grogné-je. Je reviendrai quand vous inviterez à votre table la nana que je suis, pas celle que vous aimeriez que je sois. C'est toujours à moi de mordre sur ma chique et ça me saoule. Bonne soirée, rigolez encore un coup dans mon dos, moi je rentre.
Nora rejoint Jules et Nadia dans leur silence contrit. Je viens de casser l'ambiance, navrée, mais j'en peux plus. Entre leurs paris à la noix sur mon sort et la pression du mec qui fantasme, je me sens réduite à la bouffonne de service, alors que je demande juste de la paix et du respect. Mais qu'est-ce qu'ils ont tous, à ne pas me laisser tranquille ?
Je referme la porte à clé derrière moi, accueillie par les miaulements de Cristie qui n'a pas l'habitude que je sorte en soirée. Le soleil se couche à peine. Les larmes me sont montées aux yeux, de colère, de nervosité, de dépit. Tout ce que je dompte si souvent. Les gens aiment à penser que je ne ressens pas tout ça, alors que moi aussi, j'ai mes moments de craquage, comme tout le monde.
Je renifle en jetant un œil dehors, à travers ma porte-fenêtre. Le décor enchanteur du crépuscule m'apaise et m'attire comme un aimant à l'air libre. Je laisse le fossé s'élargir sous mon séisme entre moi et le reste du monde. Il engloutit mes eaux, de mes paupières coulent des rocs d'angoisse, des poussières de vide, de vieilles steppes aux cœurs desséchés. Mes pas sont lents, mes gestes absents font coulisser le châssis pour rejoindre la balustrade grise, un peu végétalisée. Il y a devant moi la même grand place, touchée par un calque rose et or. Sous une lignée de balcons, ceux du premier étage, les gens s'agitent sans lever les yeux. Sauf sans doute ceux qui occupent une table à la terrasse juste en bas. Mon téléphone sonne. Je frotte mes paupières humides et risque un coup d'œil vers l'écran : mon frère. Ma mine se renfrogne. Je fais exprès de tendre le bras devant moi, histoire de bien lui montrer que je lui raccroche au nez, puis, toujours furieuse contre lui, je tourne les talons et me soustrais à la vue de tous. J'ai des bouillonnements plein les veines lorsque je clos mes rideaux du balcon. Retrouvant sur la table la lettre du « Renard » la plus récente, la plus ignoble aussi, je m'empare d'une feuille dans mon imprimante et me déverse dedans.
Pas de raison pour que seul mon frère et mes potes baissent la tête de honte. Il y va de sa responsabilité aussi, dans ma satanée saturation.
Tous des cons.
*une pression = une bière « basique » servie au fût
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